Touadéra, Wagner et Bancroft : nouvelle guerre froide à Bangui ?

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Depuis plusieurs mois, le président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra, négocie avec Moscou l’avenir du partenariat entre la RCA et la Russie. Tout en gardant ouvert un étrange dossier, celui de l’implantation d’une société de sécurité américaine, Bancroft, à Bangui. Enquête.

Mathieu Olivier et Vincent Duhem

Rarement un tel parfum de guerre froide a flotté sur les rives de l’Oubangui et dans les rues de Bangui. En effet, au cœur de la capitale centrafricaine s’est ouvert l’un des fronts de la guerre lancée voici deux ans en Ukraine par le président Vladimir Poutine, et qui oppose aujourd’hui un bloc russe et un autre, occidental, représenté par l’Union européenne et les Américains.

Wagner toujours en position de force

Faustin-Archange Touadéra l’a désormais parfaitement compris, même s’il ne l’avait sans doute pas anticipé lors de son rapprochement avec les Russes en 2017 : en faisant de son pays la tête de pont du groupe paramilitaire russe Wagner en Afrique francophone, le chef de l’État l’a, de facto, placé au cœur d’un conflit mondial. Autant, donc, en profiter.

Après avoir accueilli Wagner, dès 2018, le président négocie désormais une nouvelle phase de son alliance avec la Russie depuis la mort du fondateur du groupe de mercenariat, Evgueni Prigojine, en août 2023. Plusieurs longs échanges – détaillés par Jeune Afrique – ont eu lieu avec les représentants de Moscou, notamment Iounous-bek Evkourov, vice-ministre de la Défense, et Andreï Averyanov, général des renseignements militaires (GRU).

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Ceux-ci ont assuré à Faustin-Archange Touadéra que Moscou ne comptait pas bouleverser les activités russes à Bangui et que la disparition de Prigojine ne viendrait pas compromettre l’alliance de la Centrafrique avec la Russie. Si les mercenaires russes se trouvent désormais sous une plus étroite supervision du GRU et que leur commandant à Bangui, Vitali Perfilev, a quitté le pays en novembre, leurs missions n’ont pas changé.

L’influence de Wagner est même de plus en plus palpable sur certaines unités de la police, notamment l’Office central de répression du banditisme (OCRB). Celui-ci est à l’origine de nombreuses perquisitions, interpellations et interrogatoires de personnalités centrafricaines, dont certaines sont considérées comme des opposants à Faustin-Archange Touadéra et à son allié russe.

Base de l’armée russe

Surtout, le président Touadéra et son ministre de la Défense, Jean-Claude Rameaux-Bireau, négocient discrètement avec l’ambassadeur russe à Bangui, Alexander Bikantov, au sujet de l’implantation d’une base militaire de la Russie en terres centrafricaines. Un projet cher à Moscou, en particulier depuis que celui prévoyant la construction d’un complexe russe au Soudan voisin y a été mis à mal par la guerre entre les généraux Hemetti et al- Burhane.

L’idée d’accueillir une base de l’armée russe sur le sol centrafricain n’est pas nouvelle. Déjà évoquée en mars 2023, lors de la visite du président de l’Assemblée nationale centrafricaine, Simplice Mathieu Sarandji, à Moscou, à l’occasion de la conférence parlementaire Russie-Afrique, elle a été remise deux mois plus tard au goût du jour par l’ambassadeur de Centrafrique à Moscou, Léon Dodonu-Punagaza, en amont du sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg, où le président Touadéra s’est rendu en juillet.

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Les discussions n’ont pas cessé depuis. Sont-elles près d’aboutir ? « Les Russes gagnent du terrain », assure une source sécuritaire centrafricaine. « Grâce à Wagner, les Russes ont noyauté le pouvoir centrafricain depuis 2017. Ils sont présents dans les milieux politiques et économiques et donc difficiles à déloger. Même si Faustin-Archange Touadéra voulait réellement limiter leur influence, le pourrait-il ? », interroge un diplomate en poste dans la région.

Dans ce contexte, plusieurs personnes ont en tout cas choisi de miser sur une certaine volonté de Touadéra – qui reste à prouver – de s’affranchir un tant soit peu de la tutelle russe. Depuis plusieurs mois, des envoyés de la société de sécurité privée américaine Bancroft Global Development multiplient ainsi les approches avec les autorités et plusieurs rendez-vous ont eu lieu avec le chef de l’État.

Alexandre Benalla et les Américains

Ce rapprochement a été favorisé par un aréopage varié de personnalités, dont l’ancien conseiller du président français Emmanuel Macron, Alexandre Benalla. Ce dernier s’intéresse en effet à la Centrafrique depuis le courant de l’année 2019, lorsque l’homme d’affaires franco-béninois Vincent Miclet l’a présenté à Faustin-Archange Touadéra. Très lié à Wagner, celui-ci semblait alors vouloir développer de nouveaux réseaux – ou en réactiver d’anciens –proches de la France et des États-Unis.

Mais ce n’est que quatre ans plus tard, en avril 2023, que Bancroft a fait son apparition. Alexandre Benalla rencontre à Londres le Français Richard Rouget, bras droit pour l’Afrique du fondateur américain de la société, Michael Stock. Les deux hommes se sont connus par l’intermédiaire de Thierry Légier, ex-garde du corps de Jean-Marie et Marine Le Pen. Rouget
et Benalla se revoient dans un restaurant parisien quelques semaines plus tard, en compagnie de Prince Borel Yaounga Yiko, ministre-conseiller de Touadéra. Le 23 juin, ce dernier écrit à Michael Stock un courrier dans lequel il officialise l’intérêt des autorités centrafricaines pour Bancroft.

Bancroft, selon la formulation très large reprise par le Centrafricain, se propose alors encore de fournir « des solutions aux dommages […] causés par les conflits armés ». Le ministre-conseiller estime qu’en retour, son pays pourrait « présenter les projets importants du pays en matière de développement économique et les grands projets d’infrastructure, d’agriculture, d’environnement et d’aménagement du territoire ». Une
rencontre avec Faustin-Archange Touadéra est évoquée et organisée quelques jours plus tard à Libreville, en marge du sommet de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC).

Une femme d’affaires, ancienne des réseaux chiraquiens et sarkozystes en Afrique, fait dans le même temps son apparition dans le dossier, en la personne de Pascale Jeannin-Perez. Bien connue en Afrique centrale, où l’une de ses sociétés – Imperator Resources – est présente, celle-ci a l’oreille du président centrafricain et connaît Richard Rouget. Elle pourrait aussi travailler avec ce dernier et Bancroft via International Services Corporation,
une autre de ses sociétés basée en Suisse.

Colonel Sanders à Bangui

Richard Rouget est loin d’être un inconnu des réseaux françafricains. Le nom de cet ex-mercenaire – un temps connu sous le sobriquet de Colonel Sanders –, travaillant sous les ordres de Bob Denard, apparaît dans le dossier monté par la justice française au sujet de l’assassinat, en France, de la Sud-Africaine Dulcie September, en 1988. Il sera mis hors de cause, car il était en Afrique du Sud au moment des faits, et l’enquête se soldera par un non-lieu en 1992. L’ex-membre du Groupe union défense (organisation d’extrême droite française) commandera ensuite, entre autres activités, un bataillon de combattants étrangers en Côte d’Ivoire, en 2003.

Après plusieurs rendez-vous à Bangui entre Faustin-Archange Touadéra et Richard Rouget, un accord-cadre entre Bancroft et le gouvernement centrafricain est signé le 29 septembre. Cette formalité du monde des affaires ne s’est pour le moment pas concrétisée par la signature d’un contrat en bonne et due forme. L’entreprise ne dispose à l’heure actuelle que de deux personnes à Bangui, lesquelles sont chargées d’explorer les possibilités commerciales, en particulier avec le ministère des Mines.

Selon nos sources, Bancroft a d’ores et déjà revu ses ambitions à la baisse. Elle propose aujourd’hui à ses potentiels partenaires centrafricains de travailler à une amélioration de leurs capacités de renseignement, notamment via la fourniture de drones, mais aussi d’intervenir pour reprendre le contrôle et favoriser l’exploitation de certains sites miniers avec plusieurs sociétés et partenaires spécialisés dans ce secteur, notamment Pascale Jeannin-Perez. En revanche, il n’est pas question d’envoi de combattants ou de formateurs
militaires, comme cela a pu être initialement évoqué.

La société américaine est-elle freinée à Bangui par la présence des Russes et de Wagner, qui verraient son arrivée d’un mauvais œil ? Les liens entre les hommes de Bancroft et le département d’État américain ne sont en tout cas plus à prouver. Au début des années 2010, la société Bancroft a été active en Afrique pour former les soldats de l’Amisom et, si elle était payée par les pays africains fournisseurs des troupes de la force de l’Union africaine en Somalie, les fonds venaient initialement de Washington.

Jeu de dupes ?

Si le département d’État a officiellement nié être à l’origine de la venue de Bancroft en Centrafrique, il a été informé de l’initiative et n’a pas émis d’objection. Quant aux services de renseignement français, ils surveillent de près depuis des années les activités d’Alexandre Benalla, en raison de sa proximité passée avec Emmanuel Macron. « On peut imaginer que les Américains voient Bancroft comme un ballon d’essai. Une façon de tester la volonté de Touadéra de s’éloigner un peu des Russes », se risque notre diplomate.

Pendant des années, Bancroft a été incontournable en Somalie dans la lutte contre les Shebab, notamment en collaborant avec les stratèges de la Central Intelligence Agency (CIA), l’agence de renseignement extérieur des États-Unis, qui formait alors en secret des agents somaliens. Le renseignement américain tente-t-il cette fois d’avancer ses pions en Centrafrique à moindre frais ? Signe de l’intérêt grandissant de la CIA pour la région Afrique centrale, William Burns, son directeur, s’est rendu à Yaoundé en octobre pour
s’entretenir avec de hauts dirigeants du renseignement camerounais.

Burns est également très impliqué en Libye et au Soudan, où il se retrouve là aussi en confrontation directe avec la Russie et le GRU. Bancroft va-t-elle permettre aux Américains de grignoter du terrain en Afrique centrale ? Ces dernières semaines, la société américaine a plutôt réduit la portée de son offre et cherche à faire profil bas. « Plus les rumeurs sur une arrivée des Américains grandissent, plus les Russes gagnent du terrain, glisse une source sécuritaire à Bangui. Touadéra n’a peut-être jamais eu l’intention d’accueillir des
Américains. La situation lui permet de faire monter les enchères. »

En septembre, le président centrafricain s’est rendu à Paris pour rencontrer son homologue Emmanuel Macron, laissant filtrer l’idée d’un rapprochement avec la France et d’un éloignement d’avec Moscou. Et, quelques jours plus tard, le 2 octobre, il recevait à Bangui Iounous-bek Evkourov et Andreï Averyanov pour renouveler son partenariat avec la Russie. Faut-il y voir un jeu de dupes entretenu par le président ? « Il a une réelle volonté de diversifier les partenariats », tempère un proche du gouvernement.µ

En attendant, elle aussi, de faire la lumière sur les réelles ambitions de Touadéra, Bancroft patiente et observe. À Bangui, ses deux représentants croisent à l’occasion ceux de Wagner, dans les quelques restaurants de la capitale. Il y a plusieurs jours, une conférence de presse a aussi été organisée par un « comité d’initiative, de contrôle et d’investigation sur les actions des Américains en Centrafrique », nouvellement créé. Derrière cette initiative se cacherait Hassan Bouba, ministre de l’Élevage et de la Santé animale, un
partenaire proche de Wagner à Bangui.

JA

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