RCA : « La situation sécuritaire a plus de conséquences que le Covid-19 »
DÉCRYPTAGE. En état d’urgence sous la pression des groupes rebelles, la Centrafrique est encore au bord du gouffre. L’éclairage de la chercheuse Enrica Picco.

Propos recueillis par Marlène Panara
Coup KO. Le 4 janvier, le président sortant Faustin-Archange Touadéra a été déclaré vainqueur de la présidentielle du 27 décembre, avec 53,92 % des voix. Une victoire confirmée par la Cour constitutionnelle ce 19 janvier, malgré les « fraudes » et les « irrégularités » dénoncées par l’opposition. D’immenses défis attendent le chef de l’État, et en premier celui de la réconciliation nationale. Lors de son premier discours depuis sa réélection, il a affirmé vouloir tendre la main à l’opposition démocratique. Mais l’offensive rebelle menée depuis la mi-décembre par l’ex-président François Bozizé – d’après la présidence et les Nations unies – pourrait anéantir toutes ses tentatives. « Toutes les conditions semblent réunies pour que la cocotte-minute centrafricaine saute à nouveau », prédit le quotidien burkinabé Le Pays.
Le 13 janvier, les groupes armés, qui contrôlent toujours une partie de l’ouest du pays, ont lancé deux attaques à l’entrée de la capitale. Comme une preuve que la promesse faite par la Coalition pour le changement (CPC), « Marcher sur Bangui », n’est pas une chimère. Comment la Centrafrique, en proie à la violence depuis 2013, en est-elle arrivée là ? Faustin-Archange Touadéra, fragilisé par un scrutin dont la participation n’a pas excédé 35,25 %, peut-il apaiser les tensions ? L’analyse d’Enrica Picco, chercheuse indépendante sur l’Afrique centrale.
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Le Point Afrique : La Cour constitutionnelle a confirmé le 19 janvier la victoire de Faustin-Archange Touadéra avec 53,16 % des voix. Le faible taux de participation, 35,25 %, et les accusations de « fraudes » de la part de l’ancien Premier ministre Anicet-Georges Dologuélé, deuxième avec 21,01 %, mettent-ils en péril la légitimité du scrutin ?
Enrica Picco : Les critiques de l’opposition ont peu de chance de fragiliser la victoire du président sortant. Car même réunie au sein d’une plateforme, dirigée par Mahamat Kamoun, elle reste faible, car elle n’a pas su se renouveler. Les opposants d’aujourd’hui sont les mêmes qu’il y a quatre ou dix ans. Même si François Bozizé a officiellement apporté son soutien à Anicet-Georges Dologuélé, il n’y a pas de candidat fort qui se démarque. Ce qui pourrait remettre en cause la légitimité du scrutin, ce sont les résultats d’une mission d’observation indépendante. Mais problème : aucune n’était présente pour l’élection de cette année.
Le 13 janvier, soit un mois après les premières violences, des groupes armés s’en sont pris directement à la capitale, Bangui. Comment les groupes rebelles parviennent-ils à perpétuer des attaques, alors que les forces de sécurité centrafricaines sont très soutenues par la Minusca, les renforts russes et les troupes rwandaises ?
Les rebelles ont pu accéder à la capitale car, depuis une quinzaine d’années maintenant, ils circulent sur les routes secondaires. Ils connaissent très bien le terrain, ce qui leur permet de contourner les forces militaires, quelles qu’elles soient. La Minusca n’a d’ailleurs pas la capacité d’occuper tout le territoire. N’oublions pas non plus que nous sommes au début de la saison sèche, les pluies ont beaucoup endommagé les axes routiers. Ce qui rend difficile la circulation des forces de l’ordre, qui ne mènent pas d’attaques militaires structurées, ensemble. Dans ce contexte, la stratégie des rebelles – de créer plusieurs zones de conflits dans le pays pour ensuite déstabiliser la capitale – s’avère donc très efficace.
D’après vous, d’autres attaques sont-elles à prévoir ?
C’est fort possible. Sur d’autres zones stratégiques comme les routes qui mènent au Cameroun. Depuis un mois déjà, le corridor entre ce pays et Bangui est fermé. C’est une tactique très efficace tant la Centrafrique est dépendante de son voisin pour subvenir aux besoins de sa population. Déjà en 2014, la fermeture de plusieurs axes avait privé les Centrafricains de carburant. Selon moi, des attaques pourraient également avoir lieu dans des villes significatives du pays. Les rebelles occupent déjà Bossangoa et Bambari, des prises symboliques. Ces prises ne changent pas grand-chose au quotidien des habitants. Mais la libre circulation des rebelles opère un ascendant psychologique sur les autorités.
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Faustin-Archange Touadéra et le Conseil de sécurité des Nations unies ont fait de l’ex-président François Bozizé l’instigateur des troubles qui secouent le pays. Qu’en est-il ?
C’est bien lui qui est à l’origine de cette crise. Mais le pays était déjà arrivé à un point de non-retour bien avant. Les mois qui ont suivi l’accord de Khartoum en 2019, qui prévoyait l’engagement conjoint de 14 groupes armés et du gouvernement, ont été décisifs. Mais personne n’a respecté ses engagements. Cet accord a été une mascarade qui, même à l’époque, n’a eu aucune influence. Il n’y a eu aucune discussion, aucun agenda sur la table. Pas d’implication de la société civile. Et les rebelles, pour certains d’anciens conseillers à la présidence, se sont senti trahis en constatant que le partage des ressources, une des promesses de l’accord, ne s’était pas concrétisé. Ce point a été exacerbé juste avant le mois de décembre. L’escalade de violence qui s’en est suivie a été très rapide. Le scrutin de fin décembre était un peu l’ultime test à cet accord. Vu la situation, c’est un échec complet.
Dès la dégradation de la situation en décembre, des mercenaires russes sont venus en renfort dans le pays. Qu’est-ce que cela dit de la relation de la Centrafrique avec la Russie ?
Les Russes, arrivés fin 2017, sont perçus comme les sauveurs de la Centrafrique. Ils sont intervenus à un moment où l’Union européenne lâchait peu à peu le pays. La politique qu’applique le président depuis deux ans a porté un coup aux espoirs des Occidentaux. Mais ces derniers n’ont pas pu donner à Faustin-Archange Touadéra ce qu’il réclamait : des armes et des formations militaires. La Russie, elle, l’a fait, via des sociétés privées. Elles arrivent en Centrafrique avec des instructeurs et du matériel, violant par là même l’embargo sur les armes du Conseil de sécurité des Nations unies. La présence russe sur le territoire n’est pas vu d’un très bon œil par les rebelles, qui n’ont pas apprécié la propagande à leur encontre. Malgré tout, le lien qui unit aujourd’hui la Centrafrique à la Russie est solide. La situation récente le confirme.
Tout comme avec le Rwanda ?
Les troupes rwandaises sont intervenues dans le cadre d’un accord bilatéral entre le Rwanda et la Centrafrique. Celui-ci permet notamment aux Forces armées centrafricaines (FACA) d’être formées au Rwanda, comme elles le font aussi en RDC ou en Angola. Ces enseignements ont formé de nombreuses factions de la garde présidentielle par exemple. On constate également une ethnicisation de la garde présidentielle par la communauté des M’baka-Manja, ethnie du président Touadéra. Avec un certain succès. Les bataillons du président, mais aussi les « requins », des milices pro-pouvoir, mènent des attaques ciblées efficaces.
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Pour se renforcer, le pouvoir et ses alliés doivent-ils reconquérir les régions ? Depuis le début de l’année, ils semblent se cantonner dans la capitale.
Le pouvoir est cantonné à Bangui depuis bien longtemps ! Lorsque Faustin-Archange Touadéra a été élu pour la première fois en 2016, il y a eu l’espoir d’une décentralisation. Il a été vite enterré. Car au moment des premières attaques, qui ont eu lieu peu de temps après sa victoire, aucun officiel ne s’est déplacé. Le gouvernement n’a pas eu de mots pour les populations victimes. Bangui est un monde à part. Il n’y a que dans la capitale que l’on parle de gouvernance et de développement. Ailleurs, c’est le difficile quotidien qui prime.
La situation que connaît la Centrafrique aujourd’hui témoigne-t-elle également de l’échec du programme DDR (Désarmement, démobilisation, réintégration des anciens combattants) de l’ONU mis en place en 2015 ?
Ce mandat, un engagement du dernier accord de Bangui de 2015, est depuis quinze ans un fantôme dans le pays. Déjà après le coup d’État de 2003, il avait été mis en place. Sans succès. Toutes les initiatives en ce sens ont échoué. En partie à cause du fait que, la plupart du temps, ils ont été détachés du processus politique en cours.
Comment la pandémie de Covid-19 a-t-elle impacté le pays ?
La situation sécuritaire a plus de conséquences que le Covid-19. Quand bien même la pandémie a fait grimper les prix à Bangui en avril, encore une fois à cause de la dépendance économique du pays pour le Cameroun, les conséquences de la crise liées au Covid-19 restent anecdotiques. Les centres de prévention au virus, ouverts au printemps 2020, ont d’ailleurs fermé.
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Quelles réformes économiques ont été menées depuis 2016 et l’arrivée au pouvoir de Faustin-Archange Touadéra ? Éric Sorongope, dirigeant d’un parti de la majorité, assure que « la Centrafrique revient de loin, le président Touadéra est en train de redresser ce pays ».
La politique centrafricaine reste extrêmement prédatrice pour son économie. La classe moyenne n’a presque jamais existé, alors que les élites ont pris de plus en plus d’importance. Le problème, c’est que tous les financements perçus par le pays s’arrêtent au premier niveau. Il y a de la captation des moyens, mais pas de redistribution. Les bailleurs de fonds apportent des financements réguliers à la Centrafrique. Le 13 janvier, le gouvernement a obtenu un nouveau décaissement du Fonds monétaire international (FMI) de plus de 34 millions de dollars, dans le cadre de l’accord de Facilité élargi de crédit. Celui-ci a été conclu le 20 décembre 2019 pour un montant total d’environ 115,1 millions de dollars sur trois ans. Mais à part l’argent des organisations humanitaires, la population ne voit rien.
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