Quand un don de blé russe à la Centrafrique sème la zizanie au Cameroun

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L’arrivée mi-décembre au port de Douala de 50 000 tonnes de blé russe données à la Centrafrique provoque des tensions chez les meuniers camerounais et alimente des soupçons de fraude.

AGROBUSINESS CAMEROUN
Estelle Maussion et Omer Mbadi

Publié le 12 janvier 2024

En faisant preuve de générosité en juillet dernier, lorsqu’il recevait ses homologues africains à Saint-Pétersbourg, le président russe Vladimir Poutine ne pouvait se douter qu’un simple don de blé viendrait semer la pagaille dans le monde des moulins au Cameroun. Pourtant, au regard des tractations et tensions observées ces dernières semaines dans le secteur, c’est bien ce qui est en train de se produire.

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À l’origine de cette affaire, la concrétisation d’une promesse faite lors du dernier sommet Russie-Afrique de livrer gratuitement des céréales à six pays africains, dont la Centrafrique. Un geste diplomatico-économique répondant aux difficultés d’approvisionnement de nombre de pays du continent, dépendants des importations de blé pour produire leur pain et subissant la hausse du coût de ces achats depuis la pandémie de Covid-19 et surtout la
guerre en Ukraine.

Pas de minoterie en Centrafrique

C’est ainsi que le 15 décembre un bateau contenant la première partie d’une cargaison de 50 000 tonnes de blé promise à Bangui accoste au port de Douala. Le reste du chargement, qui devait initialement arriver fin décembre, a finalement atteint la capitale économique camerounaise ces derniers jours. Problème, la Centrafrique, pays enclavé, en proie à l’insécurité et où 50 % de la population ne mange pas à sa faim selon l’Organisation des nations unies (ONU), ne dispose pas de minoterie sur son territoire pour transformer les
céréales en farine.

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Sachant qu’il faut huit mois pour transformer l’ensemble du chargement, ce qui nécessite de louer des entrepôts de stockage à Douala et engendre d’autres frais logistiques, le calcul de Bangui est rapidement fait et une autre solution est envisagée. Le 21 décembre, le directeur général des douanes et des droits indirects centrafricain, Frédéric Théodore Inamo, saisit son homologue camerounais, Edwin Fongod Nuvaga, pour obtenir l’autorisation de vendre ce blé sur place au Cameroun. Avec le fruit de la vente, Bangui pourrait ensuite racheter une partie de la farine moulue à Douala, qui serait expédiée vers le marché centrafricain.

Cinq jours plus tard, après avoir préalablement reçu le quitus de Louis Paul Motaze, le ministre des Finances camerounais, le patron des douanes camerounaises Edwin Fongod Nuvaga donne une suite favorable à la requête de Bangui, assortie toutefois d’un certain nombre de conditions inscrites dans une lettre datée du 26 décembre 2023, et consultée par Jeune Afrique. Ce sont ces conditions – dont « la vente locale dudit blé aux entreprises basées au Cameroun en exonération de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) » – qui font
bondir le Groupement des industries meunières du Cameroun (GIMC), lequel alerte à son tour le ministre du Commerce le 5 janvier. Le syndicat de meuniers estime que les exonérations accordées à la Centrafrique n’ont pas suivi la procédure légale.

Achat d’une denrée offerte

Qui plus est, « les minoteries membres du Groupement des industries meunières du Cameroun ne sont pas candidates à l’achat d’une denrée offerte à un tiers dans un but humanitaire », assène le GIMC dans la lettre envoyée au ministère du Commerce, signée par le secrétaire général du groupement Alfred Momo, que Jeune Afrique a également consultée. Et le GIMC de rappeler qu’il avait repoussé une telle offre en 2022 au moment où le marché du blé était sous tension.

« Toutefois, pour aider le peuple centrafricain, nous sommes favorables à une concertation entre l’État du Cameroun et l’État centrafricain sur la répartition de ce blé entre entreprises membres de notre groupement pour sa transformation en farine et une compensation portant uniquement sur l’utilisation de notre outil de production », avance le syndicat des meuniers.

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Avant d’ajouter un dernier point de taille : « Toute négociation restreinte à quelques minoteries entraînera à coup sûr une déstabilisation du marché national de la farine et nous craignons que la réputation du gouvernement soit fortement entamée par une transaction aussi restrictive. »

Car, en dépit du ton ferme de la lettre, force est de constater que l’unanimité n’est pas de mise au sein du groupement des meuniers, sachant que nombre de ses membres, dont le soudanais Afisa, la société World Food Industry de Léopold Timo, qui a fait fortune dans la grande distribution, et le singapourien Olam, ont été approchés par les autorités centrafricaines pour moudre le blé, en vain jusqu’à présent.

Rôle des douanes

Selon nos informations, certains acteurs de la place, dont la Société des céréales du Cameroun (SCC), filiale du groupe local Kadji et membre du GIMC, seraient tentés de faire cavalier seul et disposés à conclure un deal avec Bangui. Sollicitée, la SCC n’est pas revenue vers nous avant la publication de cet article. Elle compte parmi ses clients Africa Food Manufacture (AFM), branche agroalimentaire du groupe Beetle Heritage fondé par Évariste Helle, entrepreneur camerounais également présent dans l’éducation et la logistique portuaire.

Connue pour sa marque de pâtes alimentaires Broli, AFM a mis en service il y a environ un mois une minoterie et pourrait aussi vouloir profiter du blé nouvellement arrivé à Douala pour alimenter sa nouvelle unité. Également interrogé, AFM, qui ne fait pas partie des onze membres du GIMC, n’a pas donné de suite.

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En attendant de connaître l’épilogue de cette histoire, plusieurs questions se posent. Comment les opérateurs économiques intéressés par le blé ainsi que les douanes centrafricaines et camerounaises impliquées dans le processus peuvent justifier le fait de vendre une cargaison issue d’un don ? Que va-t-il se passer si la Russie désapprouve le fait que le produit de son geste soit détourné de son objectif initial en étant finalement vendu ?
Alors qu’il est très probable qu’au moins une partie de la cargaison de blé soit écoulée sous la forme de farine sur le marché camerounais et non centrafricain (dont la consommation annuelle est estimée à seulement 20 000 tonnes de blé), quel sera l’impact de ce produit au tarif forcément modique sur un marché camerounais déjà très concurrentiel ? Entre parfum de scandale et soupçon de fraude, les autorités des deux pays auraient intérêt à clarifier la situation.

JA

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