Poutine, Prigojine, Hemetti, Burhane… Cinq questions pour comprendre le double jeu des Russes au Soudan

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POLITIQUE

Poutine, Prigojine, Hemetti, Burhane… Cinq questions pour comprendre le double jeu des Russes au Soudan

Depuis la reprise des combats entre les troupes de Mohamed Hamdan Dagolo, dit Hemetti, et l’armée d’Abdel Fattah al-Burhane, l’implication de la Russie et de Wagner est particulièrement observée à Khartoum. Jeune Afrique décrypte les intérêts du Kremlin et de ses supplétifs.

DÉCRYPTAGE – La rivalité entre les deux hommes n’était un secret pour personne. Elle s’est désormais muée en conflit ouvert. Depuis le 15 avril, des combats opposent les troupes de Mohamed Hamdan Dagalo, et notamment les puissantes Forces de soutien rapide (FSR), à l’armée régulière du président du Conseil de souveraineté, Abdel Fattah al-Burhane. La capitale Khartoum, objet des convoitises, s’est peu à peu vidée de ses habitants, alors que les pertes civiles augmentent inexorablement.

Ce conflit est-il destiné à s’enliser ? La communauté internationale et les pays de la région – qui tentent de se mobiliser pour mettre en place une médiation – ne font pas mystère de leurs craintes d’une partition durable du pays. La possibilité d’une contagion au Darfour voisin,région réputée instable, alimente également les inquiétudes, en particulier au Tchad, où le président Mahamat Idriss Déby Itno surveille de près l’évolution des événements.

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Deux acteurs non-africains sont particulièrement scrutés dans ce conflit soudanais : la Russie et le groupe Wagner. Dans un contexte de tensions diplomatiques nées de la guerre russe en Ukraine, Moscou et ses supplétifs pourraient être tentés de s’impliquer au Soudan, en soutenant le camp dont ils jugeraient l’adversaire pro-occidental. Le Kremlin a-t-il fait son choix ? Soutient-il Hemetti ? Quel rôle joue Wagner ? Décryptage.

1. Comment se positionne le Kremlin ?

Depuis plusieurs mois, Moscou se garde bien de choisir entre l’un ou l’autre des deux hommes forts du pays que sont Abdel Fattah al-Burhane et Mohamed Hamdan Dagalo. Lors de sa dernière visite au Soudan en février, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a été reçu à la fois par le président du Conseil de souveraineté et par son rival.

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L’objectif du Kremlin est de maintenir une alliance construite du temps de l’ancien président, Omar el-Béchir – alliance que la diplomatie russe s’est attachée à reforger après la chute de ce dernier, en avril 2019. « Le Soudan est la principale porte d’entrée de Moscou vers l’Afrique. Cela lui permet de rayonner ensuite dans les pays limitrophes, notamment en Libye, en Centrafrique et potentiellement au Tchad », explique un diplomate à N’Djamena.

Officiellement, le Kremlin n’a donc aucun intérêt à favoriser l’un ou l’autre des deux camps et à faire un pari, potentiellement perdant, sur le futur tenant du pouvoir à Khartoum. Moscou se borne donc à renvoyer Abdel Fattah al-Burhane et Mohamed Hamdan Dagalo – certes considéré comme plus russophile que son adversaire – dos à dos, en appelant dès le 15 avril à un « cessez-le-feu » et à des négociations entre les deux parties en conflit.

2. Quels sont les intérêts de Moscou au Soudan ?

La Russie poursuit un objectif majeur au Soudan, depuis de nombreuses années : la construction d’une base navale sur la côte soudanaise, aux environs de la ville de Port-Soudan. Les négociations avaient été entamées sous Omar el-Béchir, lequel s’était engagé auprès des Russes, dès 2017, à favoriser la construction du site. Le Soudanais s’était même rendu en visite à Moscou en novembre 2017. En échange, Moscou acceptait de fournir des armes à l’armée soudanaise, malgré l’embargo de l’ONU.

Après la chute d’Omar el-Béchir, le projet a été mis en stand-by, mais Moscou n’a pas renoncé, négociant ensuite avec Abdel Fattah al-Burhane et Mohamed Hamdan Dagalo. Fin février 2022, ce dernier se rend d’ailleurs en visite à Moscou et se fait à son retour le défenseur de la future base navale, pour le plus grand plaisir du Kremlin, lequel se découvre un allié précieux au cœur de l’appareil militaire soudanais post-el-Béchir.

« Si un pays veut une base sur nos côtes, que cette base satisfait nos intérêts et ne menace pas notre sécurité, qu’elle soit russe ou autre, nous coopérerons », affirme Hemetti alors qu’il vient de s’entretenir avec Sergueï Lavrov et que Vladimir Poutine a décidé depuis quelques jours de lancer sa tentative d’invasion de l’Ukraine. « Le principal intérêt de la Russie au Soudan est de pouvoir faire construire cette base à Port- Soudan et de s’offrir un débouché sur la Mer rouge », poursuit le diplomate en poste au Tchad.

3. Wagner soutient-il Hemetti ?

Si la diplomatie russe ne prend pas parti dans le con« it soudanais actuel, ses supplétifs du groupe Wagner ont-ils moins de réticences à choisir un camp ? Selon nos informations, Hemetti et le patron de Wagner, Evgueni Prigojine – qui a toutefois démenti ce point dans une réponse à Jeune Afrique – ont été en contact à plusieurs reprises depuis le début des combats autour de Khartoum, le 15 avril dernier. Si Wagner semble ne lui avoir fourni aucun appui au sol, le général rebelle a en revanche fait part de ses besoins en matière de soutien aérien.

De fait, le patron des FSR, qui disposent de combattants éparpillés à la fois en Libye et à la frontière centrafricaine, a battu le rappel de ses troupes mais manque d’avions de transport afin de les amener sur le théâtre des combats. Wagner a donc proposé de mettre à disposition certains de ses appareils depuis les pays voisins. D’après des images satellites consultées par Jeune Afrique, plusieurs rotations d’Iliouchine-76, un avion-cargo russe, ont été effectués depuis la base libyenne d’Al-Jufra, où le groupe russe est toujours implanté.

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Ces derniers jours, des rumeurs persistantes faisaient également état de possibles livraisons de matériel depuis la Centrafrique, où Wagner entretient toujours environ 1 200 hommes. Mais, selon nos sources locales, celles-ci n’auraient pas encore débuté. Hemetti dispose en tout cas en Centrafrique et auprès du président Faustin-Archange Touadéra de plusieurs relais privilégiés : le ministre de l’Élevage et de la Santé animale, Hassan Bouba, très proche de Wagner, le numéro un du groupe russe à Bangui, Vitali Perfilev, et le sultan de Birao, Ahamat Moustapha Amgabo.

Grâce à ces intermédiaires, Touadéra, Wagner et Hemetti ont collaboré ces derniers mois pour combattre des éléments de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC, alliance de rebelles centrafricains) au niveau de la frontière entre la Centrafrique et le Soudan, laquelle a été fermée à la suite d’un accord entre les deux pays et à la demande de Bangui. Des combats y ont opposé des éléments de la CPC – dont certains venus de communautés arabes du Darfour voisin – et des hommes de Wagner, soutenus par des troupes d’Hemetti.

4. Quels sont les intérêts de Wagner à soutenir Hemetti ?

Dans la réponse qu’il a adressée à Jeune Afrique, Evgueni Prigojine assure qu’aucun « soldat de Wagner » n’est présent au Soudan depuis au moins deux ans. Il affirme aussi, au mépris des éléments de preuves disponibles, qu’aucune de ses sociétés n’a d’intérêts financiers au Soudan. De nombreuses sources attestent pourtant que l’oligarque russe a investi l’économie soudanaise depuis plusieurs années, via diverses sociétés et filiales et avec la complicité bienveillante de l’appareil sécuritaire soudanais et du général Hemetti.

Le groupe russe de mercenaires a pris pied sur le sol soudanais dès 2017, alors qu’Omar el-Béchir occupait toujours la présidence. Wagner avait alors offert à l’homme fort de Khartoum de participer à la formation des forces de sécurité du pays. Dans le même temps, et comme il le fera dès l’année suivante en Centrafrique, Evgueni Prigojine créait des sociétés afin de pénétrer l’économie du pays, notamment dans le domaine minier. La plus importante d’entre elles : Meroe Gold, placée sous la direction d’un des bras droits de l’oligarque, Mikhaïl Potepkin.

Celle-ci, domiciliée à Khartoum et reliée à l’entreprise M-Invest et à la galaxie Concord de Prigojine, a obtenu de nombreuses concessions aurifères après la chute d’Omar el-Béchir, en avril 2019, en particulier dans des zones contrôlées par les FSR du général Hemetti. Meroe Golda, dès 2020, été placée sous sanctions par les autorités américaines – l’Union européenne ayant pris la même décision en février 2023. L’entreprise a cependant pu poursuivre ses activités en s’appuyant sur des filiales et sur ses liens avec l’armée soudanaise, en particulier via le général Hemetti.

Selon des documents obtenus par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project, Prigojine a versé plusieurs millions de dollars à une société – Aswar Multi Activities – contrôlée par les services de renseignements soudanais. Le Russe s’assurait ainsi que son groupe et ses mercenaires disposaient de facilités en matière d’attribution de concessions minières mais aussi d’accès aux bases militaires et notamment aux terrains d’aviation du pays. « Wagner tient tout particulièrement à sécuriser ses revenus miniers mais aussi à conserver, au niveau logistique, son axe Khartoum-Bangui, auquel il faut ajouter ses accès à des bases en Libye », résume un spécialiste du groupe.

5. Les Américains peuvent-ils chasser les Russes du Soudan ?

Depuis plusieurs mois – et donc bien avant le début des combats qui se déroulent actuellement à Khartoum –, Washington a mis en place une stratégie pour contrarier les intérêts de la Russie et de Wagner au Soudan. Sous la houlette du secrétaire d’État Antony Blinken et surtout de William Burns, le directeur de la CIA et ancien ambassadeur en Russie, les Américains – qui s’appuient sur leurs alliés des renseignements égyptiens – ont entrepris de se rapprocher d’Abdel Fattah al-Burhane et de plaider la cause de ce dernier auprès d’autres États, notamment le Tchad et la Centrafrique.

Jeune Afrique

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