Moi, Marat, l’ex – commando de l’Armée Wagner

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À tous les naïfs qui cherchent l’idée là où elle n’est pas.

Postface

Paris, avril 2022

Ce n’est que récemment, en 2021, que j’ai pleinement pris conscience des raisons pour lesquelles j’avais décidé d’écrire un livre sur les mercenaires russes. La première pulsion m’est venue quand j’ai recommencé à lire, après une longue période de stagnation intellectuelle. J’ai dévoré Les Récits de Sébastopol de Léon Tolstoï, et mes mains se sont tendues d’elles-mêmes vers le clavier. J’étais tourmenté par un besoin irrépressible de faire comprendre à mes compatriotes une idée très simple, mais que notre morale publique réprouve, voire juge sacrilège, car incompatible avec l’idée de développement historique particulière à la Russie : nous sommes comme tout le monde. Et notre soi-disant identité si singulière, spirituelle et romanesque, n’est qu’un mythe, propagé par ceux qui en tirent profit.

Ce livre est moins le récit des aventures guerrières d’un mercenaire et de ses compagnons qu’un éclairage sur la manière dont la Russie utilise le mercenariat. On nous assène que les soldats de fortune sont un phénomène propre à l’Occident, et que le mercenariat est engendré par l’hydre capitaliste, mais nous aussi, nous y avons recours pour promouvoir à l’extérieur les intérêts de notre pays. Nos hommes politiques gardent un silence pudique sur l’existence de sociétés militaires privées russes, rejetant en bloc toute allusion au recours à de telles formations non étatiques. De leur côté, les propagandistes endoctrinent intensivement les Russes en leur inculquant l’idée d’une politique étrangère propre à la Russie, et en éludant toute réponse directe aux questions qui se rapportent à l’usage de mercenaires.

À qui profite cet état de fait ? Avant tout, à ceux qui vivent aux dépens du peuple, en cherchant à convaincre ce même peuple de leur utilité. Les généraux russes en Syrie, par exemple, ont exploité avec succès un projet intitulé « Ils n’y sont pas », créant l’illusion de victoires peu coûteuses en vies dans les rangs de l’armée. Mais le chiffre réel de citoyens russes qui ont péri dans la guerre contre l’État islamique ne correspond pas aux données officielles. Le nombre de mercenaires russes morts en Syrie est supérieur, et de loin, à celui des soldats des forces armées qui y ont péri. Cependant, la participation même des SMP est dissimulée aux Russes, pour entretenir le mythe d’une guerre non sanglante. Les militaires russes de tous rangs présents en Syrie se chauffent aux feux de la gloire et se laissent aduler par le peuple ignorant qui a réellement risqué sa vie pour vaincre les djihadistes de l’EI.

Les dirigeants politiques, eux aussi, tirent des dividendes de ce qu’ils qualifient, haut et fort, de « phénomène incompatible avec nos valeurs hautement morales ». Le sauvetage du régime de Bachar al-Assad a permis à la Russie de se positionner solidement comme protecteur et sauveteur de toutes sortes de criminels à travers le monde. Le continent africain reste à défricher pour la diplomatie russe et les magouilleurs politiques. Le pouvoir y est entre les mains de dirigeants sans scrupules qui ont su apprécier l’aide fournie par Moscou à Damas, et se sont montrés prêts à laisser la Russie accéder aux richesses minérales de leurs régions riches en or, en diamants et pétrole.

Le recours aux mercenaires par la Russie est un fait avéré, irrécusable. Ce livre ne fait que retracer l’histoire de l’un d’eux, d’un homme qui a pris part aux événements en Syrie. J’ai ajouté un chapitre consacré à ma première mission à Louhansk à titre de comparaison, pour plus d’objectivité, et afin d’éviter l’écueil de la moindre héroïsation de l’image du mercenaire. Nous ne sommes pas des héros, nous faisons simplement notre travail, pour lequel nous sommes rémunérés. La mention de Louhansk permet de signifier que le mercenaire n’œuvre pas seulement au nom du progrès et de l’humanisme (combattre l’EI), mais aussi pour accomplir des tâches très triviales et tout à fait douteuses.

Chacun choisit son épée et son idée. Moi, j’ai décidé un jour que si je devais retourner au combat, ce serait uniquement pour tuer la guerre. Je ne suis pas seul à penser ainsi, mais nous sommes une minorité, les autres sont prêts à servir à la fois Dieu et le Veau d’or. Ce sont des mercenaires, après tout.

Le 24 février, le président de la Fédération de Russie a lancé une « opération spéciale » contre ce qu’il appelle « le régime nazi d’Ukraine ». Mais, en quelques jours, « l’opération spéciale » s’est avérée être une guerre à grande échelle : des villes sont détruites, des civils sont tués. Dans une guerre, les discussions sur l’implication de telle ou telle partie dans la mort de civils n’ont plus de sens. C’est toujours l’attaquant qui a tort. Celui qui a commencé la guerre est le seul à porter la responsabilité des ripostes. Un obus ou un missile qui tombe sur un immeuble d’habitation, quelle que soit son origine, a été tiré uniquement parce qu’une guerre est en cours.

À en juger par la quantité de ses armes de pointe et munitions de haute précision et de grande puissance, la Russie a commencé à se préparer à la guerre il y a très longtemps, engloutissant dans ce projet des milliards de dollars, alors que les personnes âgées doivent y vivre de retraites d’une modicité humiliante et que les soins médicaux pour les enfants sont financés par des téléthons !

Et l’armée ? Malgré sa domination totale de l’espace aérien et la supériorité de son armement moderne, elle subit des pertes énormes. Le ministère de la Défense ne ment pas quand il annonce le nombre de morts, simplement il ne dit pas tout. Un soldat dont le corps a été retrouvé et identifié est considéré comme mort. Les restes non identifiés ou abandonnés en territoire ennemi sont inscrits dans la case « sort inconnu ». La garde nationale Rosgvardia1 ne fait pas partie de l’armée, et le ministère de la Défense n’est pas obligé de rendre compte des pertes dans ses rangs ; il en va de même pour les formations armées des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk. Lorsqu’il avait fallu combattre en Syrie, l’armée envoyait les mercenaires faire son travail au sol. Aujourd’hui, elle récolte les fruits de cette victoire artificielle. Hier, l’armée russe luttait sans grande conviction contre l’État islamique, la peste idéologique du XXIe siècle. Désormais, elle sacrifie avec un zèle remarquable ses combattants dans une guerre contre un peuple frère.

Les mercenaires russes sont aussi inscrits dans une colonne séparée, classée secrète, sur la liste des pertes. Et ils sont très nombreux aujourd’hui en Ukraine, dans toutes les directions de la prétendue opération spéciale. Les formations des républiques du Donbass, reconnues par la seule Russie, et qui, pendant huit ans, n’ont suivi qu’une stratégie de défense, seraient incapables de mener des opérations offensives sans le soutien d’une autre force, celle des mercenaires. Jusqu’à récemment, au moins deux détachements de mercenaires étaient présents autour de Kiev, affectés spécifiquement à cette opération. En outre, trois détachements de Wagner participent aux combats à Marioupol et Kharkiv. Les mercenaires sont payés en dollars. La nouvelle tendance, au sein des forces d’invasion, est de troquer le patriotisme contre des dollars. Il n’y a pas d’idéologie, seulement le désir de gagner de l’argent.

Et la Russie ? Comme d’habitude, elle approuve dans sa majorité la ligne de conduite du parti et du gouvernement. Les cerveaux de mes concitoyens, transformés en gelée par l’œuvre de propagande, acceptent sans broncher l’idée de « dénazification » et de « démilitarisation » de l’Ukraine. Grassement payés, soignés, vêtus de marques occidentales, les propriétaires de villas en Europe et aux États-Unis ont tellement salopé les esprits des Russes que ces derniers sont prêts à éprouver de la fierté pour la massue et le poignard, en oubliant leur misérable niveau de vie.

Tous les 9 mai, mes concitoyens brandissent des portraits de leurs proches tombés dans la Grande guerre patriotique2, mais n’osent pas se confronter au « menaçant » Tchétchène3. L’appropriation de la victoire des ancêtres ne suffit plus à satisfaire leur esprit infirme ni à combler leur désir de grandeur. Le coupable de tous les maux, cette fois, est le régime « nazi » d’Ukraine et ses mécènes occidentaux et américains, qui nous ont toujours été hostiles. Le peuple russe triomphe et peint des lettres « Z » sur les murs et les voitures. Et la victoire dans cette guerre, dont on ne doit pas dire le nom, a déjà été assurée, de manière préventive, par la législation qui sanctionne toute forme de dissidence ou de narration alternative à la version officielle dans le champ de l’information, accessible à la majorité des Russes. La télévision, la radio et les journaux sont sous contrôle, et tout le monde ne sait pas contourner les blocages sur Internet, ni d’ailleurs n’en éprouve le besoin. Toutes les conditions sont donc réunies pour transformer n’importe quelle défaite en victoire.

Les difficultés économiques liées à l’isolement international n’effraient pas la majorité des Russes, qui n’ont jamais vécu dans l’abondance, ou n’ont pas eu le temps de s’y habituer. L’amitié avec les pays en développement, très couteuse pour notre budget, et la coopération sur un pied d’inégalité avec la Chine apparaissent comme des solutions acceptables pour résister au « diktat » de l’Occident. Par « diktat », il faut entendre la capacité de négocier et de s’imposer à soi-même des normes élevées pour rester compétitif. Avec la Chine ou la RCA, c’est plus simple : dans le premier cas, on se couche, c’est Pékin qui dicte la loi. Dans le deuxième cas, c’est nous qui avons les cartes en main : les dirigeants dépendent entièrement des mercenaires.

Difficile de prévoir ce qu’il adviendra de mon pays, et de moi-même. Est-ce que je crains pour ma vie et ma liberté ? Je ne suis pas une figure aussi significative qu’Alexeï Navalny   ou que Boris Nemtsov, en son temps. Je n’appelle personne à monter sur les barricades et ne dirige aucun mouvement d’opposition. Je ne fais que m’exprimer ouvertement. En connaissance de cause. On m’accusera d’être un ennemi du peuple ? C’est le terme utilisé désormais pour désigner toute personne qui ose dire à voix haute ce que les uns préfèrent taire, et les autres ne veulent reconnaître. Eh bien je suis prêt à vivre avec ce stigmate, qui n’a de sens que pour ceux qui accrochent des étiquettes. Qui vivra verra.

 

Marat Gabidullin

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