L’emprise russe en République centrafricaine inquiète Paris

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A Rwandan peacekeeper of the United Nations Multidimensional Integrated Stabilization Mission in the Central African Republic (MINUSCA) (R), a private Russian security guard (C), and a member of the the presidential guard (L), stands guard while Central African Republic President Faustin Archange Touadera (not visible) is at the Barthélemy Boganda high school polling station in the 1st district in Bangui, Central African Republic (CAR), on December 27, 2020 during the country's presidential and legislative elections. - Voting began in the Central African Republic on December 27, 2020, in a key test for one of the world's most troubled nations. The polls take place after a week of turbulence, marked by accusations of an attempted coup, the brief seizure of the CAR's fourth-largest town and the dispatch of military personnel by Russia and Rwanda to help its beleaguered government. (Photo by ALEXIS HUGUET / AFP)

 

La France et l’ONU font l’objet de campagnes de dénigrement dans un pays où l’engagement russe s’affirme.

Par Cyril Bensimon et Benoît Vitkine
Publié aujourd’hui à 11h04
Temps de Lecture 6 min.

Touriste. Le titre est mal choisi et le film ne marquera certainement pas l’histoire du cinéma par ses qualités artistiques. Il est en revanche un révélateur précieux de l’influence grandissante de la Russie en République centrafricaine (RCA). Sa sortie à Bangui, samedi 15 mai, a fait un tabac. La moitié du stade des « Vingt mille places » était remplie pour la projection de cette « superproduction » russo-centrafricaine. Une première du genre. La fiction rejoint ici en partie l’histoire officielle. Dans ce film d’action et de propagande, militaires russes et soldats centrafricains combattent héroïquement une horde de rebelles, forcément sanguinaires, inévitablement soutenus par un perfide conseiller français.
Dès la première minute, le ton est donné aux spectateurs qui auraient quelques lacunes au sujet de la RCA : « Depuis les années 1990, le pays se trouvait sous le contrôle de bandits se présentant comme des groupes politico-militaires. Pour la première fois, en 2021, ils ont été stoppés. Ce film est dédié aux héros défenseurs centrafricains et russes qui ont libéré la Centrafrique. » Qu’importe l’embellissement des faits alors que, loin de la capitale, la guerre se poursuit. La fibre nationaliste d’un public centrafricain qui a enduré des années d’effondrement de l’Etat est exaltée, les applaudissements sont garantis pour le nouveau « partenaire » devenu frère d’arme. En cas de succès commercial, des spectateurs russes pourraient même adhérer à l’idée que leur pays est à nouveau conquérant en Afrique, comme l’avait signalé le sommet russo-africain de Sotchi en 2019.
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Tourné entre décembre 2020 et mars 2021, alors que Bangui était sous la menace d’authentiques rebelles, Touriste emprunte certaines scènes à la réalité et a bénéficié de l’appui des contingents russes présents sur place. Son générique ne fait toutefois nulle mention de la société Wagner et de son patron présumé, l’oligarque Evgueni Prigojine, un proche du président Vladimir Poutine. Officiellement, en RCA comme ailleurs, cette compagnie de mercenaires, qui a également déployé des hommes en Syrie et en Libye, n’existe pas. Elle est pourtant l’un des piliers de l’intervention russe.

Officiellement, Moscou reconnaît aujourd’hui la présence de 535 « instructeurs » en RCA, auxquels le gouvernement de Bangui a demandé début mai au Conseil de sécurité de l’ONU un ajout de 600 hommes pour « soutenir le processus de réforme du secteur de sécurité ». Mais en parallèle, comme l’autre face d’une même pièce, de nombreux paramilitaires, que seuls les dirigeants russes et centrafricains font mine d’ignorer, sont présents sur le terrain.
Accusations d’exécutions sommaires
Le 31 mars, un groupe d’experts de l’ONU, travaillant notamment sur le mercenariat, s’est ainsi dit « profondément troublé par les actions interconnectées de Sewa Security Services, de Lobaye Invest Sarlu, une entreprise russe, et d’une organisation basée en Russie, connue sous le nom de groupe Wagner. » Selon ces experts, « de graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international [sont] imputables aux militaires privés opérant conjointement avec les forces armées centrafricaines, et dans certains cas, avec les forces de maintien de la paix des Nations unies. »
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Alors que des accusations d’exécutions sommaires, de torture ou de disparitions forcées pèsent sur ces 1 000 à 2 000 mercenaires, présents en première ligne dans les combats ou chargés de la sécurité des principaux dirigeants dont le président Touadéra, la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) a, à son corps défendant, pris ses distances avec ce sulfureux partenaire. « Depuis février, Russes et Centrafricains ont arrêté toute coordination militaire avec les casques bleus, révèle une source au sein de la Mission. En interne, il y a eu un questionnement notamment sur le fait que le carburant que l’on fournit serve à approvisionner les offensives russes. Mais, alors que le Conseil de sécurité ne s’est toujours pas exprimé clairement, il a fallu des articles dans la presse et des rapports publics pour que la tête de la mission prenne en considération le risque réputationnel. »

Bien qu’environ 200 casques bleus rwandais continuent d’assurer la sécurité de la présidence en compagnie de privés russes, la Minusca, qui s’était pourtant investie dans l’élection contestée du 27 décembre 2020 ayant permis à Faustin-Archange Touadéra de débuter un deuxième mandat, est aujourd’hui largement tenue à l’écart des décisions. L’ONU est même désormais l’objet de dénonciations et de manifestations de mécontentement organisées. « Les autorités centrafricaines sont dans une approche totalement russe. Elle les isole mais elle est décomplexée », résume la source précédemment citée.

Si la politique de la Russie à l’égard de la RCA et plus globalement du continent « ne répond à aucun objectif stratégique et s’avère uniquement dirigée par l’opportunisme et l’avidité de certains entrepreneurs politiques qui jouent sur les fantasmes géopolitiques de Poutine », selon l’ancien diplomate Vladimir Frolov, cette implication suscite une préoccupation grandissante dans les cercles du pouvoir français.
Un « Etat Wagner »
Première cible sur les réseaux sociaux de campagnes de dénigrement orchestrées par des organisations proches des autorités centrafricaines et/ou de leur parrain russe, Paris voit son image se dégrader encore un peu plus auprès de la jeunesse d’Afrique francophone. Les ambitions de Moscou sont encore mal définies – certains évoquent la volonté de créer une zone d’influence allant du Soudan à l’est jusqu’à l’Angola à l’ouest – mais, de bonne source, « aux Nations unies, les Russes interviennent maintenant sur tous les sujets africains qui se présentent ».
Ironie de l’histoire, c’est par le biais de la diplomatie française que Moscou a pris attache avec Bangui et remis un pied dans la région. Fin 2017, Paris avait en effet suggéré au président Touadéra de se tourner dans cette direction pour s’approvisionner en armes alors que son pays était sous embargo de l’ONU. La Russie a saisi l’occasion et profité d’une place volontairement délaissée par l’ancienne puissance coloniale pour faire de la RCA le laboratoire de ses nouvelles ambitions, une scène où elle peut exposer les tenants de sa coopération. Un peu plus de trois ans plus tard, le réveil est brutal.

« On est passé d’un Etat failli à un Etat Wagner », s’alarme un diplomate alors que des agents russes ont fait leur apparition dans des postes douaniers du pays. Le 17 avril, après un conseil de défense organisé spécifiquement sur ce pays, le président Emmanuel Macron a eu un entretien tendu avec son homologue centrafricain. « Il l’a appelé pour lui signifier que l’aide budgétaire de 2020 ne sera pas décaissée et que celle de 2021 est suspendue », relate une source en interne. En cause, notamment, les attaques répétées des proches de la présidence centrafricaine contre la France qui s’était pourtant investie en faveur de la réélection du président Touadéra, faisant notamment survoler par deux fois les positions rebelles par ses avions de chasse.
Depuis, Paris s’active auprès de l’Union européenne, de la Banque mondiale et des Etats-Unis pour que ces bailleurs revoient leurs financements mais semble toujours balancer entre deux tendances : tourner le dos à un pays où la France estime n’avoir aucun intérêt stratégique tout en espérant que la Russie s’y embourbe comme elle par le passé, ou bien réinvestir le dossier par peur d’un effet domino dans des nations où les investissements français sont plus évidents.
Comme deux symboles de cette influence française en dissolution, l’ambassade à Bangui a subi le 22 avril un grave incendie « à 90 % de chances accidentel » selon une source interne. Moins de trois semaines plus tard, un ressortissant français, Juan Rémy Quignolot, était arrêté et accusé « d’activités subversives ». En chemisette à fleurs, un petit arsenal militaire à ses pieds, le quinquagénaire à l’allure martiale a été aussitôt exposé à la presse et aux réseaux sociaux qui se sont empressés de le rhabiller en « mercenaire de la Françafrique ». Comme dans un film de série B.

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/05/26/l-emprise-russe-en-republique-centrafricaine-inquiete-paris_6081521_3212.html?fbclid=IwAR3FRU6O9j1pBXWuVfwwENz4T4EyLMqsExUkfhGzEJeogwzSwEwq3ke2lUw

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