Le virage colonial du groupe Wagner en Centrafrique

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Le virage colonial du groupe Wagner en Centrafrique

ENQUÊTE – Implantée depuis 2017, la société d’Evgueni Prigojine pratique la prédation des ressources du pays.

Envoyé spécial à Bangui (Centrafrique)

Ceux qui imaginaient les bulbes d’or, les ocres sombres et les bleus vifs des cathédrales moscovites seront déçus. Saint-André de Bangui est plus modeste. La seule église de Centrafrique ralliée au patriarcat orthodoxe de Moscou ressemble, comme beaucoup d’autres à Bangui, à une grosse grange, avec sa façade de planches blanches et son toit de tôle, nichée derrière des bicoques de briques. Plus étonnant est son lien avec la lointaine Russie, un choix de Mgr Régis Saint-Clair Voyemawa, rebaptisé Sergueï l’an dernier par le métropolite Léonide de Klin. Cet ancien catholique a choisi l’orthodoxie il y a une dizaine d’années. Le pope est devenu, malgré lui, le symbole de la présence russe en Centrafrique.

Dans l’église, les Russes de Bangui ont contribué à rénover l’orphelinat attenant et à offrir les icônes. En ce dimanche d’août pluvieux, quelques fidèles les embrassent, avec des gestes hésitants. Sous le porche, trois jeunes séminaristes révisent leur cours de russe. «Ce n’est pas si difficile. Il suffit de se concentrer», glisse Théoneste, qui, espère-t-il, pourra comme ses aînés «partir en Russie pour parfaire(sa) formation». En attendant, ils tentent de s’améliorer en parlant avec les «partenaires», comme on appelle toujours, prudemment, les hommes du groupe Wagner.

Fake news, financement de médias, usines à trolls: comment la Russie mène sa guerre informationnelle au Niger : https://www.lefigaro.fr/international/fake-news-financement-de-medias-usines-a-trolls-comment-la-russie-mene-sa-guerre-informationnelle-au-niger-20230807

Les mercenaires de la «Société militaire privée» (SMP) d’Evgueni Prigojine ne sont pourtant pas des nouveaux venus en République de Centrafrique (RCA). À Bangui, des gros pick-up traversent régulièrement les avenues, des hommes blancs, armés et cagoulés, à l’arrière. Dans les allées des rares supermarchés, «les musiciens», comme ils se surnomment eux-mêmes, écusson à tête de mort sur l’épaule, n’étonnent plus. Wagner est là depuis 2017. Le groupe russe a profité avec opportunisme de bévues françaises, première étape avant de gagner plus tard le Mali puis de faire aujourd’hui de l’entrisme au Burkina Faso et désormais au Niger.

Le revirement de Hollande

Ce débarquement est arrivé après que le président Faustin-Archange Touadéra a demandé à Paris le maintien de Sangaris, le déploiement militaire français. François Hollande a d’abord semblé accepter, avant de rapatrier finalement les troupes. Quelques mois plus tard, le même président réclame, cette fois à Emmanuel Macron, de lui fournir des armes légères pour lutter contre la rébellion. L’Élysée, gêné, va finir par le renvoyer vers Moscou, sans prendre garde au petit détachement de mercenaires russes déjà déployés au Soudan voisin. Le Kremlin n’en demandait pas tant. Il offre les armes et, avec, les «instructeurs».

En Afrique, l’avenir de la milice Wagner en suspens : https://www.lefigaro.fr/international/en-afrique-l-avenir-de-la-milice-wagner-en-suspens-20230626

Fidèle Gouandjika, un proche et fantasque conseiller de Touadéra, connaît cet épisode par cœur. «Touadéra était très français. Mais il a vécu le revirement de Hollande comme une trahison. Dès lors, il s’est tourné vers Moscou», raconte-t-il, dans la cour du «Palais Gouandjika», un immense ensemble baroque d’immeubles, de béton et de carrelage que l’on croirait œuvre du Facteur Cheval. «Les Russes sont depuis des partenaires comme les autres», affirme-t-il, refusant comme tous les officiels d’évoquer la SMP, tout en portant régulièrement un tee-shirt siglé «Je suis Wagner». «Mercenaires ou pas, ce n’est pas notre problème. Nous, nous avons signé avec l’État russe et pour longtemps», martèle-t-il. De son propre aveu, sourire en coin, Touadéra est d’ailleurs à la tête du pays «pour l’éternité». Une allusion au slogan officieux de ses partisans, «Kpou na Knpou», le «mandat éternel» en sango, brandi lors du récent référendum constitutionnel.

Le nouveau texte, approuvé à plus de 95% selon les résultats publiés le 7 août, supprime la limite des deux mandats et offre de fait au président la possibilité d’enchaîner les septennats. Cette réforme, le Kremlin, qui ne cache pas son mépris pour les «démocraties faibles», la voit d’un très bon œil. Elle l’a même largement initiée.

Danièle Darlan, l’ancienne présidente du Conseil constitutionnel, n’en revient toujours pas. «En mars 2022, le chargé d’affaires de l’ambassade de Russie est venu me voir, très officiellement, et en urgence. En public, il m’a demandé quels articles de la Constitution devraient être modifiés pour que Touadéra conserve le pouvoir», raconte-t-elle, d’une voix digne, dans sa modeste villa de Bangui, sous bonne garde des Casques bleus. Car sa réponse – «Impossible» – n’a pas plus. Dès lors sous pression, Danièle Darlan est mise à la retraite en octobre 2022, et remplacée, de manière parfaitement illégale, par un autre magistrat «indépendant des pressions françaises», assène un conseiller du chef de l’État. Wagner, qui investit alors à perte, se sent rassurer par cette «ingérence caractérisée», selon la juriste, et le long règne qui s’annonce.

De nouveaux contingents

Côté centrafricain, les doutes sur ce partenariat ont depuis ressurgi. «Le raid de Prigojine sur Moscou en juin a semé le trouble, car jusque-là, on était certain que Wagner et le Kremlin ne faisaient qu’un», analyse un observateur. Le Kremlin s’active pour apaiser ces inquiétudes. Dès le lendemain, Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, assure que «les engagements» africains de Wagner seront poursuivis. Le sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg, fin juillet, est une occasion de répéter le message, en présence de Prigojine, pourtant officiellement exilé à Minsk. «Nous l’avons vu. Il avait l’air d’aller très bien et il a de l’ambition pour l’Afrique», sourit Pascal Bida Koyagbélé, le ministre des Grands travaux, un proche de Mikhaïl Bogdanov, le «M. Afrique» du Kremlin. «Le problème des Français est leur vision néocolonialiste des choses. Ils ne supportent pas que la Centrafrique parle à d’autres, se libère. C’est dommage», lance ce diplômé de Sciences Po. Il rappelle, lui aussi, les refus de Paris d’armer son pays et l’offre russe. «Aujourd’hui, Paris rêve tout haut d’un départ des Russes. Mais ça n’arrivera pas.»

Poutine, Prigojine, Choïgou… Qui sont les gagnants et les perdants de la mutinerie de Wagner? : https://www.lefigaro.fr/international/poutine-prigojine-choigou-qui-sont-les-gagnants-et-les-perdants-de-la-mutinerie-de-wagner-20230627

Le dispositif de Wagner est solide en Centrafrique, même s’il semble évoluer à la baisse. Selon plusieurs sources, environ 400 mercenaires auraient quitté le pays en juillet. Plusieurs sites comme ceux de Birao, Markounda, Bossangoa ou Koui ont été totalement fermés quand d’autres, comme à Carnot ou Bambari, sont remodelés. «Il semble que Wagner se recentre», analyse un observateur. La SMP a largement communiqué sur l’arrivée de nouveaux contingents, pour rassurer toujours. Mais ces derniers apparaissent «différents», d’après un militaire centrafricain, et moins nombreux. Certains membres auraient des profils «plus éduqués et techniques» que les militaires. Depuis plusieurs semaines, les Centrafricains ont aussi remarqué la présence de femmes, jusqu’alors rarissime.

«On imagine que Wagner est rassuré par le référendum et la baisse des activités rebelles. Alors ils entrent dans une nouvelle phase, plus coloniale, une nouvelle étape pour que Wagner s’ancre plus encore», veut croire un autre observateur. Selon lui, cela pourrait conduire à l’ouverture d’une petite base aérienne dans le nord du pays, indispensable à l’aviation militaire locale, composée d’hélicoptères et de L-39 Albatros, des avions d’entraînement militaire tchèques, au rayon d’action court. Ces activités ne font pas vraiment polémique au sein de la population. «Quand Wagner est arrivé, les groupes rebelles contrôlaient 80% du pays. Ils étaient très violents. Alors, les populations apprécient plutôt les Russes. Ils sont brutaux et voleurs, mais moins que les rebelles. La communauté internationale devrait prendre ça en compte», rappelle un responsable d’une ONG.

«Les Wagner ont sauvé la démocratie en Centrafrique, voilà la vérité», n’hésite pas à résumer Sylvie Baipo Temon, la ministre des Affaires étrangères. Une allusion à l’implication, au côté des forces rwandaises, des éléments russes dans la lutte pour repousser une attaque de Bangui par des rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) le 13 janvier 2021. L’épisode a indubitablement achevé d’ancrer Wagner dans l’histoire du pays, et à renforcer les rôles des conseillers russes auprès des autorités. La France, des dernières années, a fait le chemin inverse. Sa présence civile s’est allégée dans les instances dirigeantes, la plupart des conseillers techniques ayant été retirés. Les militaires sont aussi partis. Après Sangaris, le dernier contingent de soldats français de Centrafrique, une cinquantaine d’hommes basés à M’Poko, l’aéroport de Bangui, ont été rapatriés en décembre dernier contre l’avis de biens des experts. Cet ultime repli a achevé de limiter les possibilités de surveillance française en RCA. «Les services sont aujourd’hui aveugles et sourds. Ils n’avaient plus de vision de ce qui se passait hors de Bangui, maintenant ce n’est plus beaucoup mieux dans la capitale», estime une source à Paris. La perte d’influence française est d’autant plus nette que l’ambassade a été victime d’un incendie en avril 2021. Les archives sont parties en fumée, comme sans doute une bonne partie des appareils de surveillances. Rien n’a jamais démontré que le sinistre était de nature criminelle. Mais le feu qui, en décembre dernier, a totalement réduit en cendres les bâtiments de la délégation de l’Union européenne, a avivé les soupçons.

Rébellion de Wagner: Prigojine sera-t-il le tombeur de Vladimir Poutine? : https://www.lefigaro.fr/international/prigojine-sera-t-il-le-tombeur-de-vladimir-poutine-20230624

Les responsables de Wagner semblent toutefois travailler de manière sereine. L’image de «sauveurs» d’une Centrafrique jusque-là promise au pire est désormais sculptée dans le pays, au sens propre. Depuis l’an dernier, un monument exalte le courage des «instructeurs russes», un bronze où cinq hommes, que l’on devine blonds, protègent une Centrafricaine apeurée et son bébé. Dmitri Sytyi, la face civile de la SMP, et Vitali Perfilev, un ancien de Légion étrangère chargé du volet militaire, s’affichent régulièrement auprès des plus hautes autorités centrafricaines. Contactés par Le Figaro, les deux hommes n’ont pas donné suite.

Le plan apparaît bien rodé. La propagande intense qui a déferlé sur le pays ces dernières années a effectivement placé la «Société» au centre de tout. Elle a glorifié le «sacrifice russe», passé sous silence les intérêts de Moscou, mais surtout agoni d’injures les autres alliés, à commencer par la France. «Il y a une volonté évidente de salir les Français», assure un homme, qui, effrayé, n’accepte de parler qu’anonymement dans un lieu secret. Un temps dans les hautes sphères gouvernementales, il décrit une machine de «lavage de cerveaux» parfaitement pensée. «Au centre, on trouve des journalistes de presse écrite achetés mais surtout la radio Longo Songo. Les Russes sont souvent présents aux conférences de rédaction, et donnent des ordres directs pour faire telle ou telle chose. Les pires articles passent moins à la radio que sur le site internet. Personne ne sait qui les écrit», dit-il. La France, forcément accusée de posture néocoloniale, est accusée d’être à l’origine de tous maux à force de complots, de pillages et de meurtres. Des associations de la société civile jusqu’alors inconnues ont soudainement disposé de fonds pour organiser «la véritable décolonisation» de la Centrafrique, organisant des manifestations contre la présence et les activités françaises réelles ou supposées. Les regroupements sont souvent brefs, ne comptent pas plus de quelques dizaines de personnes chantant «France dégage» et agitant le drapeau russe. Mais ils sont dûment filmés, et c’est là le plus important.

Prédation économique

«Les vidéos comme les articles du site sont repris sur les réseaux sociaux au travers du BIC, le Bureau d’information et de communication, via des faux comptes pour créer le buzz», continue-t-il. Ce BIC serait une extension de l’Internet Research Agency (IRA), une «usine à trolls» fondée vers 2015 par Evgueni Prigojine à Saint-Pétersbourg. Le pinacle de cette opération de communication a été atteint avec la production de Tourist, un long-métrage entièrement tourné en Centrafrique. Projeté dans un stade de Bangui en mai 2021, le film, odes aux héros russes combattants de perfides occidentaux, avait fait grand effet. «C’était très bien, très réaliste. Le premier vrai film fait ici», se souvient encore, enthousiaste, Évariste, un étudiant gagné aux thèses antifrançaises. «On n’a jamais vu un pays se laisser faire comme la Centrafrique. On glorifie encore ceux qui tuent et pillent les richesses de notre pays», se lamente aujourd’hui l’ancien premier ministre Nicolas Tiangaye.

Le Mali et la Centrafrique confrontés à la gestion de leur alliance avec Moscou : https://www.lefigaro.fr/international/le-mali-et-la-centrafrique-confrontes-a-la-gestion-de-leur-alliance-avec-moscou-20220308

La captation des ressources devient en effet de plus en le véritable cœur de la stratégie russe. Ex-détenu, Evgueni Prigojine s’est fait homme d’affaires, et non soldat. Pour l’heure, sa SMP semble avoir misé à perte, mais non sans intention de faire de son laboratoire centrafricain une opération très rentable. La prédation économique est donc en hausse alors que la mainmise politique du groupe sur le pays se raffermit. Au fil des années, Wagner a fondé un nombre flou de sociétés souvent de droit centrafricain, avec le concours d’hommes de paille. Les principales sont bien connues, notamment la Lobaye Invest, liée directement à Concord, le holding de Prigojine, ainsi que Diamville pour le diamant, et enfin la dernière-née, Bois rouge. Mais c’est Midas Ressources, spécialisé dans l’or, qui représente l’activité la plus aboutie, avec un contrat sur le site de Ndassima. Arrachée à Axmin, un groupe canadien, la mine a une valeur brute estimée à 2,8 milliards de dollars selon lecentre de réflexion The Sentry. Elle ne serait pour l’instant exploitée que de manière semi-industrielle et rapporterait autour de 60 millions de dollars par an. «Cela ne suffit pas encore à rendre Wagner rentable en RCA», estime un haut fonctionnaire, qui affirme «qu’aucune des sociétés russes ne s’acquitte de ses taxes». La cadence de l’exploitation de la mine devrait monter dans les mois à venir. Des engins miniers ont été aperçus sur la piste de Berengo.

La SMP accélère donc ses activités économiques, particulièrement dans le diamant. «Ils sont extrêmement présents à l’ouest, où l’achat de pierres est autorisé mais aussi à l’est, où il est officiellement toujours banni», dit un spécialiste de ce marché, y voyant «une prédation». «Les Russes contraignent les mineurs à leur vendre les diamants sous le cours. Cela augmente les bénéfices», explique-t-il. «Ils nettoient aussi des zones par la force brutale puis n’autorisent que leurs gens à prospecter.» Les intrusions dans le commerce du bois suivent les mêmes principes. «Ils ne respectent absolument par les règles», déplore un acteur de ce marché. Il décrit un système de coupes sauvages qui ne respectent pas les codes «dans des zones interdites» ou «dans des concessions qui ne leur appartiennent pas». «Si vous protestez, on vous fait comprendre de regarder ailleurs», dit-il. Ce business forestier est nettement plus visible. Les vendredis et samedis soir, des camions chargés de grumes s’alignent près d’un petit port sur l’Oubangui, dans le centre de la capitale, à destination de l’océan. Le «bois russe» s’apprête à quitter le pays sur des barges. À la nuit tombante, les troncs qui n’ont pas pu être chargés prennent la route du Cameroun en convoi protégé par un 4×4 chargé de «musiciens» masqués.

Tentative de rapprochement

L’argent de ce commerce est blanchi directement en Russie. Avant cela, les pierres précieuses et l’or sont vendus essentiellement aux Émirats arabes unis, nouvelle plateforme mondiale de ce business. Wagner, après avoir été tenté de monter ses propres réseaux en se servant notamment de son expérience amassée au Soudan, a fini par abandonner. Le groupe s’est greffé à des circuits déjà existant et parfaitement rodés, le plus souvent géré par les puissants intérêts libanais de Centrafrique.

Soudan: le jeu trouble de Wagner en soutien du général Hemedti : https://www.lefigaro.fr/international/soudan-le-jeu-trouble-de-wagner-en-soutien-du-general-hemedti-20230428

Visiblement insatiables, les mercenaires du business guignent aussi le commerce. Ils se sont déployés dans le commerce d’alcool, sans beaucoup de succès avec une vodka sous la marque Wa na Wa, puis avec la bière, l’Africa Ti l’Or, déclenchant «une guerre des brasseries» contre le français Castel. Ce dernier a été accusé sur les réseaux sociaux de financer les «rebelles assassins» avant qu’un incendie, encore un, se déclare sur le site de fabrication de Bangui, la Mocaf. «Le feu a été vite maîtrisé et on a accusé des rebelles. Mais nous avions des caméras de surveillance et dessus on voit clairement des caucasiens cagoulés jeter des cocktails Molotov», note Ben-Wilson Ngassan, chargé de communication de la Mocaf.

Sentant la tension monter chez des investisseurs étrangers déjà rares, le président Touadéra a réagi. Ce 10 juillet, il a visité la brasserie pour «encourager» l’entreprise. Dans la foulée de ses deux entretiens avec Emmanuel Macron, ce déplacement passe pour un geste de bonne volonté, une tentative de rapprochement. La ministre des Affaires étrangères, Sylvie Baipo Temon, connue pour ses sorties virulentes contre Paris, a adopté un ton plus conciliant: «La Russie est un partenaire. Mais il y a de place pour tout le monde.»Les États-Unis, désormais en première ligne dans la diplomatie à Bangui, tendent la main au gouvernement dans l’espoir de voir les liens entre le gouvernement et Wagner se détendre. Lors du sommet États-Unis-Afrique en décembre 2022, une première organisée clairement pour endiguer l’influence de la Chine et de la Russie sur le continent, Washington a fait une offre à Touadéra. Un mémorandum a été remis au président centrafricain. Si ses termes n’ont jamais été rendus publics, selon plusieurs sources il proposerait une reprise de la coopération, un soutien politique et sécuritaire aux autorités de Bangui contre une séparation d’avec Wagner. Une offre à laquelle Paris n’a pas été associée.

«C’est une erreur que de jouer ce jeu. Touadéra a choisi de remplacer un impérialisme par un autre. Wagner est maître du jeu et ne partira pas d’Afrique centrale, où les richesses sont bien plus importantes qu’au Mali ou au Niger. C’est désormais sa vitrine, sa tête de pont dans la région, son modèle qu’il entend vendre partout», redoute l’opposant Crépin Mboli-Goumba.

Après le putsch au Niger, la France craint d’être doublée par son allié américain : https://www.lefigaro.fr/international/apres-le-putsch-au-niger-la-france-craint-d-etre-doublee-par-son-allie-americain-20230813

Dans ce milieu intellectuel et bien formé, y compris parmi ceux qui sont plutôt favorables à Moscou, l’opacité et la brutalité du fonctionnement de Wagner commencent à susciter des interrogations. Outre la rébellion de Prigojine, l’attentat au colis piégé dont a été victime en décembre 2022 Dmitri Sytyi a jeté un froid. Évacué en Russie, le responsable est revenu fin avril à Bangui, marqué dans sa chair. Il a perdu plusieurs doigts de la main. Selon plusieurs sources, l’engin explosif était extrêmement sophistiqué, portant la marque de spécialistes. L’enquête a tourné court, au-delà des accusations visant bien évidemment Paris. La seule conséquence a affecté la compagnie DHL, qui aurait transporté le colis et a mis un terme à ses activités dans le pays.

«Les Wagner font ce qu’ils veulent et on ne doit pas poser de questions», s’agace Jean-Charles Bokassa. Le fils de feu Bokassa Ier a eu la surprise d’apprendre, en 2018, que les mercenaires avaient pris pied à Berengo, la résidence impériale. «Bien que ministre à l’époque, je n’ai plus pu y rentrer. Il y a même une zone totalement interdite aux nationaux.» C’est le cas notamment des bâtiments proches de la piste d’atterrissage pour gros-porteurs que l’ex-président avait fait bâtir. Remise en état par Wagner, celle-ci permet aux Russes de faire entrer dans le pays hommes et matériels dans la plus grande discrétion. C’est par cette voie qu’Evgueni Prigojine aurait effectué au moins un voyage en Centrafrique à la fin de 2021.

Jean Charles Bokassa, aujourd’hui opposant, est l’un des rares à oser protester à visage découvert. Les autres préfèrent se taire, prudents. «Les Requins», une milice proche du parti au pouvoir, le Mouvement Cœur uni, font disparaître les critiques. «Les Wagner ne sont pas les seuls responsables. La présidence est très impliquée dans ces disparitions», explique un avocat. Le Groupe d’experts de l’ONU sur la RCA estime ainsi que «les Requins sont devenus tristement célèbres à Bangui en tant que force de l’ombre impliquée dans des opérations extrajudiciaires».

Malick, directeur de l’Organisation musulmane pour l’innovation en Centrafrique (Omica), qui dénonce les violences de Wagner, en sait quelque chose. Il vit depuis des mois caché, et cherche maintenant à gagner l’exil. Les bureaux de son association au PK5, le quartier à majorité musulmane de la capitale, ont été perquisitionnés à plus de six reprises. «Les Wagner se comportent en prédateurs. Ils volent, pillent et tuent, mais cela se passe surtout dans l’arrière-pays, loin des regards», affirme-t-il.

«Une Constitution russe»

Aïcha, qui n’a l’air que d’une gamine, se souvient encore de ce jour de septembre 2022. Elle raconte, encore prostrée, ce matin à un barrage de Bambari: «Je vendais des fruits. Trois soldats russes m’ont appelée. J’ai cru qu’ils voulaient acheter quelque chose.» Sous la menace d’une arme, ils l’entraînent en fait «dans une maison cassée». «Puis ils m’ont violée, plusieurs fois chacun», murmure-t-elle. Sa famille l’exfiltre vite vers Bangui, où elle survit désormais sans travail ni proches. Elle n’a jamais porté plainte. «C’est dangereux. Une amie qui a essayé a été mise en prison.» Ces histoires ne sont pas rares, selon Malick, qui amasse les témoignages.

Quand la crise sanitaire affame la Centrafrique : https://www.lefigaro.fr/international/quand-la-crise-sanitaire-affame-la-centrafrique-20210402

La peur qui a envahi le pays ne se limite pas aux petites gens. Un ancien haut responsable, bien sûr sans dévoiler son nom, raconte, lui aussi, les pressions. «Les Russes s’y entendent dans ce domaine. Ils entrent dans votre bureau. Insistent. Ils exigent et laissent entendre que c’est un ordre du président. J’ai tenté de m’y opposer et on m’a dit que refuser m’exposerait à plus d’ennuis…»

Cet homme a fini par se démettre. Il note ainsi que l’article 60 de la nouvelle Constitution supprime le contrôle de l’assemblée, et donc la transparence, sur les permis miniers, une vieille demande de Wagner. «Cette Constitution tout entière est russe. Mais le président en profite aussi largement», remarque Danièle Darlan. The Sentry, auteur d’un rapport sur Wagner en RCA sortie en juin, en arrive à la même conclusion: «Le groupe Wagner – avec le soutien de son allié centrafricain, le président Faustin-Archange Touadéra – a intentionnellement répandu la terreur et la peur dans le but de soumettre la population centrafricaine à son autorité et de défendre ses intérêts financiers.»

Figaro

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