Le Rwanda, un nouveau « gendarme » africain ?

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Le Rwanda, un nouveau « gendarme » africain ?

Analyse (1/3) · En misant d’abord sur les missions de maintien de la paix, puis sur les accords bilatéraux de coopération militaire (en Centrafrique, au Mozambique, au Bénin), Kigali s’est imposé comme un acteur des conflits sur le continent. Une diplomatie en treillis qui ouvre la voie à une galaxie d’entreprises privées liées aux plus hautes sphères du pouvoir.

Sur une route du Cabo Delgado, au Mozambique, une patrouille de la Rwanda Defence Force (RDF) effectue un contrôle d’identité. Un individu tend sa pièce à l’officier vert olive. Son numéro est enregistré sur un appareil dernier cri de technologie de surveillance qui relie sa pièce d’identité à son téléphone. L’officier scrute l’écran sur lequel s’affichent les bornages qui retracent les déplacements du jeune homme : s’est-il rendu dans les zones contrôlées par les insurgés djihadistes d’Ahlu Sunna, localement appelés Al-Chabab, qui mettent le nord du Mozambique à feu et à sang depuis 2017 A priori non, puisque l’officier laisse poliment repartir le jeune Mozambicain.

Rencontrer des militaires rwandais si loin du pays des mille collines aurait pu surprendre il y a encore quelques années. Pourtant, depuis juillet 2021, 3 000 soldats rwandais sont présents au Mozambique, à la demande des autorités, pour les aider à lutter contre l’insurrection djihadiste qui, en plus de cinq ans, a pris le contrôle de larges portions des provinces du Nord frontalières avec la Tanzanie et le Malawi. Ces soldats rwandais ne sont pas des Casques bleus onusiens, ni des Casques blancs de l’Union africaine (UA). C’est sous leurs propres couleurs qu’ils interviennent au Mozambique.

Ce déploiement n’est pas un cas unique : les soldats rwandais sont également présents en Centrafrique depuis fin 2020, et au Bénin depuis quelques mois. Il illustre les évolutions fulgurantes de la diplomatie militaire rwandaise ces vingt dernières années – une diplomatie en treillis qui ouvre la voie à une galaxie d’entreprises privées liées aux plus hautes sphères du pouvoir à Kigali. Il interroge également : comment le Rwanda, pays ravagé par les stigmates du dernier génocide du XXe siècle (plus de 800 000 morts), s’est-il appuyé sur son armée pour être aujourd’hui capable de projeter ses forces loin de ses frontières et d’en faire une avant-garde de son entrepreneuriat privé et une vitrine de sa diplomatie d’influence?

UNE ARMÉE FORGÉE DANS LE TRAUMATISME DU GÉNOCIDE…

L’armée rwandaise joue, depuis les lendemains du génocide des Tutsis, en 1994, un rôle fondamental en Afrique centrale. Son action militaire se base sur deux principes forgés dans l’expérience tragique de la tentative d’extermination des Tutsis : l’armée est la protectrice ultime du pays contre la menace que constitue le retour au Rwanda des génocidaires et de leurs descendants; et le pays ne peut compter que sur lui-même face à cette menace, la communauté internationale ayant échoué en 1994 à protéger les civils. La Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), malgré une force de 2 000 hommes présente de 1993 à 1996, s’était révélée incapable d’éviter les tueries. Pas plus que la Forpronu n’a été en mesure de protéger les 7 000 musulmans de Srebrenica exécutés l’année suivante par les forces serbes en Bosnie-Herzégovine.

Conformément à cette doctrine, le Rwanda s’est impliqué dans les deux premières guerres en République démocratique du Congo (RDC, 1996-1997 et 1998-2002) et demeure un acteur de la guerre du Kivu qui est en cours depuis 2004.

Au nom de la défense de l’intégrité fondamentale du pays, l’armée joue un rôle majeur dans ces guerres, notamment lors du renversement de Mobutu Sese Seko, en 1997, sous les coups de boutoir des rebelles de Laurent-Désiré Kabila soutenus par Kigali. Un an plus tard, alors que débute la seconde guerre congolaise – le plus grand conflit africain impliquant neuf pays1 et ayant provoqué des centaines de milliers de morts2 –, le Rwanda occupe notamment de larges portions de l’est du pays.

Ce faisant, le Rwanda et son armée jouent un rôle important dans l’une des régions les plus riches et les plus stratégiques pour l’approvisionnement mondiale de matière premières rares (coltan, tantale, or, cassitérite, wolframite, etc.). Ainsi, bien que n’ayant que de faibles ressources minières sur son territoire, le Rwanda est devenu, au cours des années 2013-2019, le 1er exportateur mondial de coltan et le 2e de tantale3, minerais essentiels pour l’industrie électronique et de haute technologie. De nombreux rapports d’experts et de chercheurs4 ont montré comment le Rwanda, sous couvert du combat contre les anciennes forces génocidaires réfugiées en RDC (les Forces démocratiques de libération du Rwanda – FDLR), s’est ménagé un accès constant à ces richesses naturelles pour les exporter. C’est notamment l’une de ses principales sources de devises. En 2002, les experts des Nations unies estimaient que l’armée rwandaise aurait retiré du trafic illégal du coltan près de 250 millions de dollars de 1998 à 20005. De ce fait, l’armée rwandaise est très opérationnelle, bien structurée et relativement bien équipée. Elle est composée d’au moins 30 000 hommes et bénéficie d’une expérience continue des combats depuis quatre décennies6.

… ET DANS LES PRÉDATIONS EN RDC

Dans les années 1980, des réfugiés rwandais en Ouganda créent la Rwandese Alliance for National Unity (RANU) et s’engagent aux côtés de Yoweri Museveni dans sa guérilla contre le président ougandais de l’époque, Milton Obote. Lorsque Museveni prend le pouvoir, en 1986, de hauts cadres militaires qui l’entourent sont des Tutsis rwandais – comme l’actuel président du Rwanda, Paul Kagame, qui dirigeait la sécurité militaire, ou Fred Rwigema (décédé en 1990), qui deviendra secrétaire d’État à la Défense puis conseiller du président Museveni. Ils utilisent cette expérience pour créer le Front patriotique rwandais (FPR) et sa branche militaire, l’Armée patriotique rwandaise (APR), dans le but de combattre au Rwanda le régime de Juvénal Habyarimana. Après leur prise du pouvoir, en 1994, l’APR, devenue l’armée nationale, poursuit les combats en RDC contre les forces génocidaires hutues reconstituées au sein des FDLR.

Le Rwanda agit aussi par «proxy» et «false flag» : Kigali soutient depuis de longues années des groupes armés congolais en lutte contre les forces gouvernementales et les milices anti-rwandaises. C’est le cas du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) de Laurent Nkunda, devenu en 2012 le Mouvement du 23 mars (M23), un groupe armé réactivé en 2021 qui contrôle actuellement de larges portions du Nord-Kivu. Aussi bien en 2012 qu’en 2022, les rapports du Groupe d’experts du Comité des sanctions des Nations unies ont démontré le soutien actif, voire le pilotage intégral, du M23 par le Rwanda7. Des éléments des RDF sont d’ailleurs régulièrement identifiés en RDC.

Les autorités rwandaises justifient ces interventions pour lutter contre les FDLR et les alliances passées entre ce groupe armé et l’armée congolaise (FARDC) – alliances conclues dans le but de combattre… le M23. «Je ferai tout ce qui peut être fait pour être sûr que l’histoire des FDLR et le génocide ne reviennent plus», a déclaré Paul Kagame le 9 février 2023, au cours d’un dîner avec le corps diplomatique basé dans son pays.

UN FORT ENGAGEMENT DANS LES OMP

Progressivement, l’armée rwandaise a élargi son rayon d’action à l’instar de la diplomatie active de Paul Kagame en Afrique. Les années 2000 constituent un tournant pour l’armée, qui se restructure notamment au travers d’un fort engagement dans les Opérations de maintien de la paix (OMP). En 2002, en pleine deuxième guerre du Congo (1998-2002), elle est rebaptisée Forces rwandaises de défense (Rwanda Defence Forces). En 2005, Kigali envoie pour la première fois un contingent de maintien de la paix (155 hommes) pour participer à la Mission de l’Union africaine au Soudan (MUAS). La protection des civils du Darfour, dans un conflit que l’on qualifie déjà de «génocide», est une motivation importante pour les autorités rwandaises. Mais cet engagement est aussi lié à la volonté d’occuper les éléments ayant combattu durant dix ans dans les guerres congolaises, et de renforcer la cohésion d’une armée composée de militants du FPR/APR issus des années de guérilla, et de nouvelles recrues. D’autres diront que les missions de paix permettent également d’éloigner les éléments les moins fidèles au régime…

La stratégie de participation aux OMP se poursuit et s’intensifie : au Darfour donc, où la MUAS est remplacée en 2007 par la Minuad, une mission hybride des Nations unies et de l’Union africaine à laquelle participent 2 800 soldats rwandais; puis en 2011 et en 2014, quand les forces rwandaises sont déployées respectivement au Soudan du Sud (Minuss) et en Centrafrique (Minusca).

L’implication du Rwanda est telle qu’aujourd’hui les contingents rwandais constituent souvent les forces les plus importantes et les plus robustes au sein des missions dans lesquelles elles sont engagées. Les RDF déploient en permanence plus de 5 000 éléments, dont environ 5% de femmes8. Au cours des dix dernières années, ce sont plus de 40 000 soldats qui ont été déployés dans les OMP africaines, plaçant le Rwanda comme le 4e pays contributeur en effectifs des Nations unies derrière le Bangladesh, le Népal et l’Inde. Cet engagement finance également l’armée rwandaise, puisqu’en 2022 les Nations unies ont versé au Rwanda 171 millions de dollars en remboursement des coûts engagés dans les opérations de maintien de la paix.

«SOLUTIONS AFRICAINES AUX PROBLÈMES AFRICAINS»

Cette doctrine d’engagement militaire au sein des opérations internationales de maintien de la paix a été accompagnée par la création, à Nyakinama, dans le nord du pays, d’un centre de formation militaire aux OMP propre au Rwanda. Inauguré en 2012 sur financement du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), la Rwanda Peace Academy (RPA) forme les officiers rwandais ainsi que des militaires du continent aux exigences du maintien de la paix et des procédures internationales.

Véritables vecteurs d’influence, les formations au sein de la RPA étaient autrefois menées par des instructeurs occidentaux, mais les Rwandais ont vite pris le relais, et il n’est pas rare d’y croiser des vétérans des guerres congolaises des années 1990-2000. L’académie ne forme pas seulement les militaires au maintien de la paix. Elle sert également à promouvoir le modèle de développement à la rwandaise : une croissance économique annuelle autour de 10%, une mutuelle de santé quasi universelle, la sécurité intérieure et une politique de reconstruction, de réconciliation et de développement à l’image de l’umuganda, ces travaux d’intérêt collectif exportés au Soudan du Sud ou au Mozambique par les Casques bleus rwandais comme symbole des «solutions africaines aux problèmes africains», le slogan du panafricanisme défendu par Paul Kagame.

De la même façon, Kigali se place comme le leader de la protection des civils au sein des OMP. C’est dans cette optique qu’en 2015 le Rwanda a accueilli une trentaine de pays, dont les plus importants contributeurs en Casques bleus, pour adopter les Principes de Kigali pour la protection des civils dans les opérations de maintien de la paix. Ces dix-huit engagements non contraignants visent à donner aux Casques bleus plus d’autonomie pour mieux sécuriser les civils. Il s’agit par exemple de limiter les fameux caveat, des «réserves opérationnelles» émises par les pays contributeurs9, en stipulant les conditions d’engagement de leurs soldats (règles d’engagement, horaires d’activité, etc.) ou en simplifiant la chaîne de commandement onusienne lorsque des menaces avérées contre des civils surviennent.

UNE IMAGE TERNIE

Sur le terrain, les Casques bleus rwandais se sont forgé une réputation de militaires efficaces et disciplinés. À la différence de nombreux autres contingents, ils n’ont jamais fait l’objet d’accusations de crimes sexuels ou de viols et se montrent attentifs aux questions de genre, des compétences particulièrement appréciées au siège des Nations unies, à New York. Ainsi, grâce aux opérations de maintien de la paix, le Rwanda a acquis et développé une influence en Afrique, mais également au sein de l’Union africaine ou des Nations unies, sans commune mesure avec sa puissance financière, sa taille ou son poids démographique.

Kigali obtient d’ailleurs régulièrement des postes de commandement dans les missions de maintien de la paix : le général Emmanuel Karenzi Karake est nommé commandant adjoint de la Minuas (Soudan) en janvier 2008; le lieutenant-général Patrick Nyamvumba, commandant de la Minuad (Darfour) en 2009; le général Jean-Bosco Kazura, commandant de la force de la Minusma (Mali) de 2013 à 2014; le général de corps d’armée Frank Mushyo Kamanzi, commandant de la force de la Minuss (Soudan du Sud) entre 2017 et 2019…10 En février 2022, c’est l’ancienne représentante permanente du Rwanda auprès des Nations unies Valentine Rugwabiza qui a été nommée cheffe de la Minusca en République centrafricaine, où le Rwanda est le premier contributeur en Casques bleus.

Toutefois, la stratégie du Rwanda afin de se construire une image positive via son implication dans les OMP est régulièrement ternie par ses engagements en RDC. Ainsi, peu après la nomination du général Karake, en 2008, au sein de la Minuas, son passé resurgit et embarrasse New York. Le chef des services de renseignement rwandais de 1994 à 1997 est soupçonné d’avoir ordonné des opérations contre des civils hutus, au Rwanda et en RDC. Sous le coup d’un mandat d’arrêt européen et international délivré par la justice espagnole pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, il est inculpé pour le meurtre de neuf Espagnols, dont trois travailleurs humanitaires assassinés à Ruhengeri, dans le nord du Rwanda, en 1997. Face à ces accusations, Kigali menace aussitôt de retirer ses Casques bleus. Finalement, le général Karake conservera ses fonctions au Darfour jusqu’en 2009.

DES CRITIQUES ET UNE PURGE

En 2010, c’est le rapport Mapping du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies (HCDH) qui provoque la colère de Kigali. Le rapport de plus de 500 pages inventorie les principaux crimes et atrocités commis en RDC entre 1993 et 2003 par les différents acteurs du conflit, parmi lesquels les forces armées des États de la région, dont le Rwanda. Malgré la publication du rapport et les dénégations de Kigali, le contingent rwandais sera maintenu.

Si l’implication du Rwanda dans les OMP lui permet de détourner, en partie, les critiques sur sa politique congolaise ou sur les tendances autoritaires du régime Kagame, la résurgence du conflit en RDC et l’implication du Rwanda aux côtés du M23 portent préjudice à cette stratégie patiemment construite depuis trente ans.

En juin 2023, le gouvernement rwandais a procédé à de profonds remaniements dans le commandement des RDF (avec notamment le remplacement du ministre de la Défense, Albert Murasira, et des chefs d’état-major des armées et de l’armée de terre), ainsi que dans le renseignement militaire et la sécurité intérieure. Les autorités ont également annoncé le limogeage pour «indiscipline» du général de division Aloys Muganga, du général de brigade Francis Mutiganda, de 14 autres officiers, et de 116 autres gradés, ainsi que «la résiliation des contrats de service de 112 autres gradés [avec] effet immédiat», selon le communiqué des autorités. Cette purge au sein des RDF répond-elle aux accusations en lien avec le soutien du M23 en RDC ou vise-t-elle à garder le contrôle de l’armée face à des risques de coups d’État? Ce ne serait en tout cas pas la première fois que des contestations internes se règlent de cette façon au sein de l’appareil du FPRAPFRDF.

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