Le politique et le militaire

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 Les relations seraient parfois tendues aujourd’hui, au plus haut niveau, entre hauts responsables politiques et grands chefs militaires ? Le constat ne surprend pas : il est dans leur nature même d’être délicates. Les logiques et les horizons des deux ordres sont en effet différents. La guerre pour sa part, objet complexe doté d’une vie propre dès lors qu’on lui donne vie, se plie mal tant aux volontés politiques qu’aux tentatives de maîtrise militaire. Le politique croit pouvoir user aisément de cet outil légitime et le diriger à sa guise quand le militaire sait qu’il pourra au mieux chercher à en orienter le cours et à le guider vers une sortie forcément imparfaite. A condition, encore, qu’il dispose de la liberté d’action suffisante. Où s’arrête la légitimité de l’autonomie militaire, où s’arrête celle du contrôle politique ? Autant d’interrogations récurrentes dès lors qu’est prise la décision politique de recours à la guerre.

Pas d’ambiguïté bien sûr, sur le sens de la subordination. Il est dans la nature même de la guerre que le militaire s’y subordonne au politique, source de sens et de légitimité. « L’intention politique est la fin et la guerre le moyen, et l’on ne peut concevoir le moyen indépendamment de la fin » rappelle Clausewitz. La politique existe avant la guerre, elle se poursuit à travers la guerre et continue après la guerre ; il y a continuité et non « solution de continuité ». Pourtant, si la « logique » de la guerre ne peut être que politique, sa « grammaire » doit être militaire. Or, l’équilibre est difficile à établir entre l’indispensable liberté laissée au professionnel de la guerre et la subordination trop stricte du militaire au politique. C’est d’autant plus vrai que l’évolution des moyens de communication donne aujourd’hui à ce dernier la possibilité de tout savoir jusqu’à plus bas niveau, l’illusion de tout comprendre et donc la tentation très forte de s’immiscer dans le déroulement des opérations. C’est une grave dérive. Autant la guerre (War), objet global, doit être dirigée par le politique, autant la « campagne », la « bataille » (Warfare), doit être conçue et conduite par le militaire parce qu’il est le professionnel de ce métier extrêmement complexe. Viendrait-il à quiconque l’idée de donner des directives précises au chirurgien dans la conduite de son intervention ? Non, bien sûr. Liberté donc d’agir, si l’on veut que l’acte militaire ait l’efficacité que le politique en attend. Mais le risque de l’ingérence est élevé, car dès l’engagement des forces, la frontière politico-militaire perd de sa netteté et sa juste appréciation devient délicate. Pour Charles de Gaulle, la solution repose, pour le chef militaire, dans une attitude conjuguée d’obéissance et de fermeté. Autant il doit accepter les contraintes politiques légitimes, autant il doit être ferme dans la conduite des opérations, car « rien de provoque davantage l’ingérence que le manque d’assurance d’en bas. » Il peut exister un devoir d’autonomie militaire.

Le chef opérationnel doit cependant être encadré. Fermement, de manière à ce que la logique de l’action, inclinant toujours à sa pente, celle de l’efficacité, ne l’entraîne ni au-delà des diverses limites et contraintes initialement définies, ni vers un horizon éloigné des intentions initiales. Pour reprendre l’éclairante approche de Clausewitz, il convient de prendre garde à ce que les « buts dans la guerre » ne viennent pas prendre le pas sur « les buts de la guerre ». Don Fernand, premier roi de Castille, le rappelle fermement à Don Sanche : « Votre raison n’est pas raison pour moi ; vous parlez en soldat, je dois agir en roi » . Liddell Hart notait la nécessité, mais aussi le caractère éventuellement dangereux de l’instinct combattant « nécessaire au succès sur le champ de bataille mais qui doit être tenu rênes courtes ». Intelligence et compromis. Les politiques doivent avoir la sagesse de borner leurs interventions techniques là où commencent leur incapacité technique. Au militaire, de rendre tactiquement possible ce qui est stratégiquement souhaitable et politiquement recherché. Au politique, de comprendre que l’efficacité militaire suppose une liberté d’action certaine et, de sa part, une grande confiance dans la certitude qu’ont les militaires de la nécessaire subordination de leur efficacité (elle n’a aucun sens en elle-même) aux objectifs politiques. Fermeté donc dans la préservation de l’espace de liberté opérationnelle, mais fermeté aussi dans le respect des limites de cette dernière. Les Présidents Truman et Obama sont parfaitement légitimes lorsqu’ils font relever leurs commandants en chef, le général MacArthur en 1951 pour le premier, le général McKiernan pour le second en 2009. Clémenceau a pour sa part totalement raison de laisser les coudées franches au Maréchal Foch en 1918 qui peut ainsi engager et gagner la 2ème bataille de la Marne, sauvant la France d’un désastre certain.

Ainsi, puisque la guerre n’a de légitimité que lorsqu’elle est l’expression de la volonté politique, la question du contrôle politique revêt une place centrale. Le contrôle ne peut se limiter à la définition des finalités mais doit se poursuivre dans la conduite de la guerre. Le principe est simple. L’application en est plus délicate, avec des logiques politiques et militaires naturellement divergentes et un équilibre fragile à trouver entre ingérence et laxisme, aussi préjudiciable l’une que l’autre aux intérêts supérieurs de la nation. Il y aura donc toujours tension entre responsables politiques et militaires et des rapports compliqués, avec une succession de crises ne se résolvant que dans la compréhension des logiques de l’autre et la perception partagée du bien commun.

Si nous quittons le champ des opérations et portons notre regard sur l’outil militaire lui-même, la situation n’est pas plus simple, loin s’en faut. Ici, aussi, en l’absence d’une menace forte ressentie par le corps électoral, les politiques et militaires trouvent difficilement des compromis acceptables. Se rappelant parfois que la défense est la mission première de l’Etat, le politique comprend, théoriquement, l’utilité de l’outil militaire. Mais il le trouve onéreux, rigide, difficile d’emploi, mal maîtrisable. Dès lors que la menace semble s’éloigner, il cherche à en réduire la charge et à faire, sur son dos, des économies à bon compte ; c’est d’autant plus aisé que ce seront toujours les responsables politiques de demain qui pâtiront des gains de trésorerie du jour. La défense étant devenue en Europe un objet technique dont le devenir n’influe plus sur les destins politiques, le sens de la responsabilité historique à tendance à s’estomper puisque les avenirs personnels se jouent sur des problèmes de beaucoup plus court terme. Le militaire, au contraire, voit loin parce que il se sait issu d’une longue ascendance et qu’il se sent responsable, à juste titre, de la défense de demain ; c’est d’ailleurs, au sein de la nation et dans la durée, un des rôles essentiels de ce corps social. Si lui, professionnel de la guerre, en charge aux heures difficiles des destinées de la nation, ne répète de manière incessante les besoins de défense et ne veille à la préservation des moyens de cette dernière, très peu le feront à sa place. Le soldat sait ce qu’il faut d’effort et de volonté pour construire un outil militaire (l’exemple de la 5ème république est exemplaire sur ce point), mais il sait aussi que l’on casse un système de défense en quelques années.

Dans quelques jours va s’achever la rédaction du nouveau Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale. Politiques et militaires n’ont pu que s’opposer dans cet exercice. Au nom des besoins de sécurité interne et externe, au nom de la pérennité de l’outil de défense, au nom des responsabilités, de la souveraineté et de l’autonomie d’action, au nom – finalement – d’une « certaine idée » de la France, les premiers y ont défendu « bec et ongle » des moyens déjà fortement amoindris par le précédent exercice de 2008 et considérés comme « juste insuffisants » par la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat. Au nom de la même souveraineté, au nom d’autres exigences pour la France, les seconds ont poursuivi une logique d’équilibre budgétaire, donc de restriction et de trésorerie, qui ne pouvait que s’opposer aux esprits militaires obsédés en ce qui les concerne par les insuffisances et les impasses capacitaires déjà criantes de notre système de défense.

Général (r) Vincent Desportes
Professeur associé à Sciences Po
Ancien directeur de l’Ecole de Guerre
Article paru dans la Revue Parlementaire

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