En RCA, la France se réengage: les dessous d’un revirement stratégique

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En RCA, la France se réengage: les dessous d’un revirement stratégique

« 300 soldats détachés, le réarmement par des pros des postes clés, un budget revu à la hausse pour l’antenne locale de l’AFD : ce retour a été acté par Emmanuel Macron en personne en novembre. Il est motivé par l’influence grandissante de la Russie à Bangui »

 

Ce 8 juillet, Florence Parly est présente au camp Ucatex Moana, à Bangui, où réside l’état-major de la mission de formation militaire de l’Union européenne en République centrafricaine – EUTM RCA. La ministre des Armées a fait le déplacement pour assister à la prise de commandement de cette mission de 280 hommes par le général de brigade Eric Peltier. Successeur du Portuguais Herminio Maio, arrivé au terme de son mandat d’un an, il est le second militaire français à commander EUTM RCA, après Eric Hautecloque-Raysz, chargé de la mettre sur pied en 2016.

C’est sur le profil de cet opérationnel très au fait du dessous des cartes stratégiques que Paris mise pour reprendre l’ascendant à Bangui. Ancien chef de corps du 1er régiment de hussards parachutistes, de Tarbes, Eric Peltier, 51 ans, vient de la Direction du renseignement militaire, où il servait comme chef d’état-major. Cet opérationnel est un familier de l’Afrique. Il est notamment intervenu au Tchad et deux fois déjà en RCA.

Depuis l’indépendance de l’ex Oubangui-Chari en 1960, la France forme et entraîne les forces armées centrafricaines (les « Faca ») quasiment sans discontinuer. Elle y a aussi conduit une demi-douzaine d’interventions militaires pour rétablir l’ordre ou protéger ses ressortissants. Après la dernière, l’opération Sangaris, elle avait décidé de prendre du champ.

De décembre 2013 à octobre 2016, un contingent de 2 000 soldats (en vitesse de croisière) intervient pour enrayer les massacres intercommunautaires qui ont éclaté à la suite du coup de force de la Séleka au printemps 2012. Ce groupe de rebelles musulmans du nord-est, minoritaire mais épaulé par des mercenaires tchadiens, soudanais et camerounais, a pris le pouvoir à Bangui au printemps 2013, puis s’est déployé dans les provinces, à dominante chrétienne.

Mission à haut risque. En réaction, une myriade de milices locales d’autodéfense, désignées sous le vocable « Anti Balakas » (littéralement, les « anti balles » ou « anti machettes ») sont apparues. Après avoir reconquis la capitale et sa région, cassé les reins des bandes armées les plus agressives, Paris a extrait ses troupes du huis clos centrafricain. Les armées sont alors en « surchauffe opérationnelle », a plaidé à l’Elysée leur patron de l’époque, le général Pierre de Villiers. Et la mission est à haut risque. En témoigne son bilan : 2 morts, 120 blessés et une image écornée par des soupçons d’exactions relayés par des ONG militantes ; saisie, la Justice française a enquêté et classé la plupart des dossiers. « La force de l’ancienne puissance coloniale était un bouc émissaire idéal. A peine étions-nous arrivés qu’on voulait nous voir partir. Quand ce fut le cas, on nous a aussitôt accablés : nous abandonnions le pays à son sort… », confie un des colonels de Sangaris. En contrepartie, Paris négocie à Bruxelles la mise en place d’EUTM RCA, sur le modèle de celle qui opère au Mali (EUTM Mali).

La nomination d’un commandant français à la tête de EUTM-RCA signe au grand jour le retour en force de Paris en Centrafrique. Sous le couvert de Bruxelles : on espère ainsi tuer dans l’œuf toute polémique et limiter l’investissement financier et humain consenti

La nomination d’un commandant français à la tête de EUTM-RCA signe au grand jour le retour en force de Paris en Centrafrique. Sous le couvert de Bruxelles : on espère ainsi tuer dans l’œuf toute polémique et limiter l’investissement financier et humain consenti. En août, l’Elysée a nommé un ambassadeur aguerri à Bangui : Eric Gérard, un Saint-Cyrien, ancien du GIGN. Un autre général français au profil très opérationnel, Franck Chatelus, vient d’être désigné chef d’état-major de la Minusca, la force des Nations Unies pour stabilisation de la RCA. Un poste clé pour cette force de 12 500 hommes à l’efficacité très controversée : 80 % du territoire est toujours aux mains des bandes armées.

Le général Peltier, qui rend compte à Bruxelles, s’appuiera sur eux pour remplir ses deux missions. D’une part : accélérer la formation des quatre bataillons opérationnels des Faca (moins de 10 000 hommes au total). Seul le bataillon amphibie, qui sécurise le fleuve Oubangui, est à peu près sur pied, grâce en particulier au renfort d’une poignée de formateurs en provenance des Eléments français du Gabon (EFG), le contingent permanent dédié à la coopération en Afrique centrale. Pour l’épauler dans ce défi, l’effectif français de EUTM passe d’environ 80 à 140 hommes, la moitié de la mission européenne.

D’autre part : conseiller l’équipe du président Faustin-Archange Touadera sur tous les aspects sécuritaires. L’objectif est de réussir à déployer les bataillons dans les provinces afin de rétablir la sécurité et l’autorité de l’Etat d’ici la tenue du prochain scrutin présidentiel, programmé en 2020. Un pari. Paris est tout particulièrement inquiet pour la sécurité de la zone des trois frontières, dans le nord-ouest du pays, à la jonction entre la RCA, le Cameroun et le Tchad, en raison de l’agressivité des milices musulmanes radicales de l’ethnie peule – celle-là même qui s’est réveillée en 2015 au Mali et donne du fil à retordre à la force Barkhane.

300 soldats détachés auprès d’EUTM et de la Minusca, le réarmement par des pros des postes clés et même un budget revu à la hausse pour l’antenne locale de l’Agence française de développement : le réengagement de la France en RCA constitue un revirement stratégique. Acté par Emmanuel Macron en personne en novembre, il est motivé par l’influence grandissante de la Russie à Bangui. C’est au début de l’année 2018 que Moscou prend pied dans ce pré carré historique de la France, à la faveur de circonstances favorables. Pour des raisons de coût, mais aussi des tractations compliquées au conseil de sécurité de l’ONU, Paris passe la main à Moscou pour approvisionner en armes les Faca – le plus légalement du monde : elle favorise l’aménagement d’une entorse à l’embargo sur les livraisons d’armes à la RCA décrété par l’ONU.

Parrains russes. Le Kremlin saisit dans la foulée la main tendue du président Touadera. Il est en quête de parrains pour asseoir son fragile pouvoir. En août suivant, un accord bilatéral de défense est signé entre les deux pays, dont personne ne connaît le détail. Un an et demi plus tard, on recense près de 500 « conseillers » russes sur place ; quelques militaires mais surtout des civils affiliés à la société militaire privée Wagner, d’Evgueni Prigogine, un proche du maître du Kremlin. Une partie s’est installée à Bérengo, dans le palais abandonné de l’empereur Bokassa. L’ONU reconnaît officiellement leur contribution à la formation des Faca. Plusieurs milliers de soldats seraient passés entre leurs mains. Ceux qui se sont déployés en province avec l’aide des conseillers de Wagner. Leur efficacité n’a pas sauté aux yeux des observateurs.

La « mission » russe ne s’est pas contentée d’investir la sphère de la sécurité. Via des sociétés satellites, elle se déploie dans l’économie. Elle prend des parts dans des entreprises d’exploitation forestière et acquiert des concessions dans des mines d’or, d’uranium, de diamant

Les Russes ont aussi évincé les casques bleus rwandais qui assuraient la sécurité de Touadera. Sa nouvelle garde prétorienne est dirigée par Valeri Zakharov. Réputé proche des « services » russes, il a hérité du titre de conseiller à la sécurité de la présidence en matière de sécurité nationale. Il était celui qui gérait le canal Bangui-Moscou jusqu’à l’arrivée, en début d’année, d’un nouvel ambassadeur russe. Moscou a envoyé un nouveau signal fort en nommant Vladimir Titorenko, 60 ans. Arabophone, anglophone et francophone, ce « poids lourd » au CV officiel rempli de trous a été en poste en Irak, en Algérie, au Qatar…

La « mission » russe ne s’est pas contentée d’investir la sphère de la sécurité. Via des sociétés satellites, elle se déploie dans l’économie. Elle prend des parts dans des entreprises d’exploitation forestière et acquiert des concessions dans des mines d’or, d’uranium, de diamant. Wagner aurait envisagé de sortir du pays 30 millions de carats d’ici 2021. En dix-huit mois, ses hommes en auraient écoulé seulement une centaine. Les gisements étant alluvionnaires et enclavés, ils ne rentreraient pas dans leur frais : « Ils perdent de l’argent et font du trafic pour compenser ; ils exportent du bois précieux et importent du pétrole de Syrie ».

Enfin, les Russes s’activent dans les médias locaux, où ils s’emploient à dénigrer l’image de la France, se plaint-on à Paris. Des intérêts financiers russes seraient derrière la création à Bangui de Vision 4 TV, première chaîne privée du pays, une émanation du groupe camerounais de médias de l’homme d’affaires Jean-Pierre Amougou Belinga ; dans ce pays, la Russie est proche de plusieurs ministres du gouvernement, à commencer par Laurent Esso, le garde des Sceaux. Du Cameroun à la République démocratique du Congo, en passant par la Tanzanie ou le Bostwana, la Russie aurait signé une vingtaine d’accords de défense et/ou de sécurité sur le continent africain.

Débarquée opportunément à Bangui, la Russie y jouerait désormais gros. Elle tenterait de s’y rétablir après être tombée en disgrâce, en début d’année, au Soudan voisin, l’une de ses bases historiques en Afrique. Un coup d’Etat militaire a évincé son fidèle allié Omar El Béchir, qui détenait le pouvoir depuis presque trente ans. Prochain rendez-vous : la présidentielle centrafricaine en 2020.

https://www.lopinion.fr  Mériadec Raffray 08 juillet 2019 à 12h48

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