En Centrafrique, les seigneurs de guerre tirent profit de la paix

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Depuis l’accord de Khartoum, signé début février, les chefs de groupes armés se voient octroyer des postes gouvernementaux ou confier la gestion des régions que leurs troupes occupaient.

Drôle de paix. Lundi, le chef de guerre Ali Darassa montait les marches de la mairie de Bambari, dans le centre du pays, pour y être officiellement nommé «conseiller spécial militaire à la Primature», avec «rang de ministre délégué». Pour son intronisation en grande pompe, le leader de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), un groupe rebelle accusé de massacres répétés contre les populations civiles, était entouré du chef du gouvernement, Firmin Ngrebada, et de Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général de l’ONU pour les opérations de maintien de la paix.

Deux ans plus tôt, les miliciens de l’UPC avaient pourtant été chassés de la localité par les Casques bleus : les Nations unies avaient alors déclaré Bambari «ville sans armes» et en avaient fait un symbole de la reconquête de ce pays à la dérive, contrôlé à 80% par des mouvements armés. «En réalité, même à Bambari, les hommes d’Ali Darassa continuaient à prélever des taxes et entretenir une administration parallèle, explique Nathalia Dukhan, auteure de plusieurs rapports sur les milices centrafricaines pour Enough Project. Après une période de confrontation avec d’autres groupes rebelles, ils ont fini par s’associer et mutualiser leurs réseaux de trafics de ressources naturelles et d’armes pour se renforcer.»

Distribution de portefeuilles
En février, un accord de paix – le huitième en six ans – a été signé à Khartoum, au Soudan, entre le gouvernement centrafricain et 14 organisations armées, issues pour la plupart de l’ancienne rébellion Séléka qui avait renversé le président Bozizé en 2013, et des groupes «d’autodéfense» antibalaka qui s’étaient formés pour la combattre. Leur agenda, en 2019, n’a plus grand-chose de politique, ni même de religieux (les ex-Séléka, dont l’UPC, sont majoritairement musulmans, tandis que les antibalaka sont souvent chrétiens ou animistes) bien que les tueries de civils, elles, soient perpétrées selon des lignes communautaires. Paradoxalement, dans l’un des pays les plus démunis au monde, classé 188e sur 189 pour l’indice de développement humain de l’ONU, ce sont les richesses (or, diamant, bois, bétail, faune sauvage…) qui constituent le moteur du conflit.

«Qui prend quoi ? Au-delà de l’accord de Khartoum, il y aura des négociations secrètes dans le sens d’un partage des revenus, assure Nathalia Dukhan. En faisant planer une menace constante sur l’Etat, en multipliant les exactions, en épuisant les forces de maintien de la paix, les groupes armés ont réussi à obtenir ce qu’ils voulaient : des postes de rente et l’impunité pour les crimes de guerre.» Dans la foulée de l’accord, le président Faustin-Archange Touadéra a formé un nouveau gouvernement, le 3 mars, en distribuant des portefeuilles à des chefs rebelles et antibalaka, puis un second le 22 mars, pour contenter des groupes armés qui s’estimaient mal représentés.

Ali Darassa se voit ainsi confier la responsabilité de diriger les «unités spéciales mixtes de sécurité», composées de militaires de l’armée régulière et de ses propres combattants, pour la zone de Bambari. Une reconnaissance du contrôle qu’il exerce de facto sur la région. «Les brigades mixtes sont l’un des points forts de l’accord. Mais il y a toujours des discussions sur la distribution des grades, des postes, des responsabilités», affirme un conseiller gouvernemental issu d’un groupe armé. «Leur acceptation par la population va être compliquée, ajoute Enrica Picco, chercheuse spécialiste de l’Afrique centrale. Imaginez le citoyen de Bambari, qui a vu Ali Darassa chassé par les forces spéciales de l’ONU en 2017, qui a vu des combats dans les rues de sa ville en janvier, qui a été déplacé par les massacres… et qui est invité cette semaine à assister à l’intronisation du même Ali Darassa avec les honneurs ! C’est dur à avaler.»

«Justice du quotidien»
Plus de deux mois après la signature de Khartoum, les affrontements, à Bambari comme dans le reste du pays, connaissent une «accalmie», reconnaît Nathalia Dukhan : «Mais c’est souvent le cas après un accord, qui donne lieu à une redéfinition de l’environnement politico-sécuritaire, avec des alliances qui se redessinent. Hélas, je n’imagine pas cette cohabitation durer très longtemps.»

Pour le moment, les Centrafricains, épuisés par cette lente et interminable guerre civile, y gagnent un répit salutaire. A plus long terme, cette paix peut-elle être durable sans que ses responsables soient jugés ? «Sur la justice, l’accord de Khartoum est une non-décision. D’un côté, le président Touadéra ne pouvait pas accepter l’amnistie, puisqu’il a construit son élection et son image à l’international sur cette rhétorique. De l’autre, les groupes armés n’auraient jamais signé un texte promettant l’impunité zéro, décrypte Enrica Picco. Tout le monde à intérêt à mettre cette question sous le tapis. Les grands procès, certes symboliquement importants, ne changeraient rien à la situation de la population. Ce qu’elle réclame, c’est plutôt une justice du quotidien, de la police : les agriculteurs veulent pouvoir aller aux champs, les éleveurs pousser leurs troupeaux, les commerçants circuler.»

Célian Macé

Crédit photo. Libération, Ali Darassa et ses hommes, à Bambari, le 16 mars. Photo Florent Vergnes. AFP

[https://www.liberation.fr/…/en-centrafrique-les-seigneurs-d…]

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