En Centrafrique, le pari risqué des mercenaires russes

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Depuis plusieurs jours, les spéculations vont bon train : le Mali, aux mains des militaires depuis un coup d’État contre Ibrahim Boubacar Keita il y a un an, est-il sur le point de passer un accord avec la société militaire privée Wagner ? Et si oui, quelles seraient les conséquences si ce partenariat se concrétisait ? Cette nébuleuse russe, qui n’existe pas officiellement mais dont les ramifications conduisent au Kremlin, est omniprésente en Centrafrique depuis une entrevue décisive entre le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le président centrafricain, Faustin Archange Touadera (FAT), à Sotchi, en octobre 2017. Ce dernier cherchait alors à rééquiper et à former les Forces armées centrafricaines (Faca). L’installation massive de mercenaires supplétifs de Moscou est intervenue dans un contexte bien particulier, où se mêlaient insécurité persistante et montée d’un mécontentement contre les partenaires traditionnels du pays, à commencer par l’ancienne puissance coloniale, tant dans la population qu’au sein du pouvoir – soit précisément ce que l’on peut constater aujourd’hui au Mali.

La Centrafrique se trouve à l’époque dans une situation explosive, contrairement à ce que laissent penser certains discours. La France par exemple, se félicite de l’élection, en 2016, de Faustin Archange Touadera (un professeur de mathématiques qui fut Premier ministre de François Bozizé de 2008 à 2013), sifflant officiellement la fin de trois années de transition chaotique suite au coup d’État de 2013 mené par la Séléka de Michel Djotodia contre François Bozizé. Mais 80 % du pays demeure aux mains des groupes armés. Ils pillent. Ils massacrent1. Et ils menacent régulièrement de fondre sur Bangui, la capitale. Le moral des troupes est au plus bas : l’armée centrafricaine, qui n’avait pas pu résister aux rebelles de la Séléka, est laminée par plusieurs années de guerre civile et rendue exsangue par quatre ans d’embargo sur les armes. Des militaires ont par ailleurs rejoint des groupes armés, avant de verser dans le banditisme.

Certains ex-chefs rebelles ont eu la possibilité de se faire élire et de siéger dans les instances politiques du pays. Mais cela n’a pas eu l’effet escompté, ainsi que l’illustre le cas emblématique du commandant anti-balaka Alfred Yekatom, alias « Rambo » : éphémère député, il a fini par sortir son arme et tirer en pleine séance parlementaire. Arrêté, déchu de son immunité, il a finalement été extradé vers la Cour pénale internationale (CPI) en novembre 2018.

Les discours de façade ne résistent pas aux faits : ils ne remplissent pas l’assiette des Centrafricains, ni ne permettent aux milliers de déplacés de retourner dans leurs villages en toute sécurité. Ces derniers survivent dans des bidonvilles banguissois aux mains de mafias locales.

Scandales en série

La France et l’ONU cristallisent les mécontentements. L’ancienne puissance coloniale, qui a lancé l’opération Sangaris en décembre 2013 pour mettre fin aux violences des groupes armées et, aux dires de ses représentants, « pour sauver des vies », a mauvaise presse après une série de scandales qui ont durablement écorné son image. En 2015, une quinzaine de militaires français déployés dans le cadre de Sangaris ont été accusés de viols, sur des mineurs notamment. Dans un rapport d’enquête onusien, six garçons de 7 à 13 ans détaillent le chantage auquel ils auraient été confrontés : de la nourriture contre des fellations2. Mais l’affaire débouche en 2018 sur un non-lieu malgré les investigations circonstanciées des Nations unis. Cet épilogue judiciaire a suscité un sentiment d’impunité, alors que la France a été accusée d’avoir volontairement bâclé l’enquête.

Paris est également fragilisé par une affaire impliquant l’un de ses fleurons industriels : le groupe nucléaire Areva (devenu Orano) est accusé de pratiques néocoloniales, d’atteinte à l’environnement et à la santé de ses travailleurs et des populations locales. Des salariés de la société avaient réalisé des prospections dans la mine d’uranium de Bakouma, sans protection et dans des conditions déplorables. Cette mine, qui n’a finalement jamais été exploitée, avait été laissée en friche, à la portée de tous. Bakouma avait été acquise en 2007 lors du rachat de la société canadienne UraMin. Cette opération financière désastreuse vaudra au groupe une enquête judiciaire pour escroquerie3.

En outre, à la suite de multiples scandales internes (gestion des visas, accusations de harcèlement…), la chancellerie a connu jusqu’à aujourd’hui une succession inhabituelle d’ambassadeurs : cinq depuis 2013 – soit un ambassadeur tous les 18 mois en moyenne, contre trois à quatre ans en général. Une telle instabilité a pu accélérer l’éloignement de la diplomatie française du pouvoir centrafricain, et dégrader sa capacité d’analyse. C’est peut-être l’une des explications (mais certainement pas la seule) qui a conduit les responsables français à manquer de discernement lors de plusieurs événements cruciaux qui ont abouti à l’arrivée des mercenaires russes.

Retrait précipité

En octobre 2016, malgré l’appel du président Touadéra à sa reconduction, Paris retire dans la précipitation l’opération Sangaris. Dans la foulée, la formation des Faca est confiée à la Mission de formation de l’Union européenne (EUTM). La sécurité, tout comme la poursuite du plan « Désarmement, Démobilisation et Réintégration » (DDR), incombent aux Casques bleus, arrivés dès 2014. Mais le cadre de la mission de la Minusca apparaît inadapté à la situation : cantonnés au maintien de la paix – « dans un pays en guerre, ça n’a pas de sens », s’étonnait un diplomate à l’époque -, les soldats onusiens sont souvent témoins d’exactions mais ne peuvent pas intervenir, sauf s’ils sont eux-mêmes attaqués. En 2018, après un massacre à Alindao ayant fait une soixantaine de morts, le cardinal Dieudonné Nzapalainga accuse : « Certaines forces, au lieu de protéger la population, l’abandonnent à son destin. » On entend les mêmes critiques au Mali à l’égard de la Minusma, dont les Casques bleus sont accusés de se protéger eux-mêmes plus que les populations civiles. La mission onusienne à Bangui a en outre elle aussi été fragilisée par plusieurs scandales. Le 15 septembre dernier, l’ONU a ordonné le retrait de l’ensemble des 450 Casques bleus gabonais après des accusations d’abus sexuels sur cinq filles dans le centre du pays.

Afin d’équiper les Faca, Touadéra se tourne naturellement vers la France après son élection. Il est reçu par François Hollande en mars 2017. Le président français échoue à lui vendre ses fusils Famas (beaucoup trop chers). Le dossier est récupéré quelques mois plus tard par les équipes d’Emmanuel Macron, tout juste élu. Paris propose de défendre à l’ONU le transfert d’armes saisies par la France dans le golfe d’Aden : 1 500 fusils d’assaut, 100 lance-roquettes, 49 mitrailleuses et 20 mortiers. La Russie, légaliste de circonstance, s’y oppose et demande l’application du droit international, à savoir la destruction du lot. Paris conseille alors à Touadéra d’aller plaider sa cause directement auprès de Moscou.

Lors de leur entretien à Sotchi, en octobre 2017, Lavrov propose à Touadéra un autre deal : des armes neuves et l’expertise d’instructeurs, le tout gratuitement et sous l’égide de l’ONU. Au Conseil de sécurité, le 15 décembre 2017, la mesure ne trouve aucune opposition, sinon un cadre établissant le nombre d’instructeurs et le nombre d’armes – garde-fous qui seront vite outrepassés. Dans la foulée, des mouvements conséquents de troupes aux couleurs russes en provenance du Soudan voisin sont repérés sur place. L’information est remontée mais à Paris, elle est mise sous le tapis. Le groupe Wagner, piloté par Evgueny Prigogine, un proche de Vladimir Poutine, est fortement ancré à Khartoum. Il dispose notamment d’un accès illimité à Port-Soudan, sur la mer Rouge.

Les vides militaire, diplomatique et économique laissés par la France ont aussitôt été comblés par le rouleau compresseur russe, tout heureux de pouvoir marcher sur les plate-bandes françaises avec un blanc-seing de l’ONU. Cette présence est concrétisée par l’apparition de mercenaires dans l’entourage du président Touadéra. Ils officient en tant qu’agents de Sewa sécurité services, une société de sécurité de droit local enregistrée par un Russe proche de Prigogine – son dirigeant, Jean Mexin Atazi Yeke, dément toutefois tout lien avec Wagner4. Une autre société russe de droit local, minière cette fois, est créée au même moment : Lobaye Invest Sarlu s’est vue attribuée des concessions dans le sud-ouest du pays. Suivront d’autres sociétés (toutes reliées à Prigogine) et d’autres contrats miniers.

La fin d’une époque

Au cœur du pouvoir s’est installé un conseiller défense lié aux services secrets russes, Valery Zakharov. La France, qui a longtemps placé un homme à elle au plus près des présidents successifs de la Centrafrique5, à tel point que Bangui était considéré comme un haut-lieu de la Françafrique, est hors jeu. De l’aveu même d’un proche de Touadéra interrogé en 2019, « l’agent français [traditionnellement un agent de la Direction générale de la sécurité extérieure, NDLR] n’a quasiment plus accès au président ».

Au fil des mois, le nombre des mercenaires de Wagner augmente. Les chiffres varient entre 800 et 2 000 selon les sources. En décembre 2018, la France a tenté une opération de rattrapage en livrant les fusils d’assaut saisis un an plus tôt en mer Rouge et en promettant une aide de 24 millions d’euros. En vain : une propagande anti-française, élaborée par des conseillers en communication venus de Moscou et formés dans les usines à troll6 de Wagner, est abondamment relayée sur les réseaux sociaux par des organisations et des médias centrafricains financés par la Russie. Poussée dans ses retranchements, la France finit par suspendre sa coopération et ses décaissements en mai 2021. Dans les colonnes de l’hebdomadaire français Le Journal du Dimanche, Macron dénonce « un président Touadéra qui est aujourd’hui l’otage du groupe Wagner ». La rupture est consommée.

Malgré les enquêtes circonstanciées de journaux ou d’ONG, et les accusations de l’ONU (via le Groupe de travail sur la question de l’utilisation des mercenaires), le Kremlin a toujours réfuté toute connexion avec des sociétés militaires privées et des sociétés de sécurité (les deux sont interdites en Russie), allant jusqu’à nier l’existence de Wagner. D’abord repérée dans le Donbass (Ukraine), puis en Syrie, où les atrocités commises par certains de ces mercenaires, filmées et diffusées sur internet, sont dans le viseur de la justice internationale, sa présence est aujourd’hui confirmée en Libye, au Soudan et donc en Centrafrique.

La présence de Wagner – dont les combattants sont de plusieurs nationalités, notamment syrienne – implique des contreparties contractuelles, tacites… ou subies. Un tel partenariat a en effet des conséquences économiques, diplomatiques et sécuritaires que n’avait peut-être pas mesuré Touadéra. L’arrêt de la coopération française a été l’une d’elles. Les dérives des mercenaires en sont une autre.

Viols, pillages, exactions

Dans une « lettre d’allégation » rendue publique en juin 20217, le Groupe de travail sur la question de l’utilisation des mercenaires documente un certain nombre d’exactions sur des civils, imputées à l’armée centrafricaine et aux « instructeurs » étrangers8. Dans un rapport daté du 25 juin 2021, le Groupe d’experts du Conseil de sécurité sur la République centrafricaine détaille des « meurtres indiscriminés », des « pillages et vols généralisés ».

Une autre enquête de Radio France international (RFI), publiée en mai 2021, établit le même constat : une utilisation excessive de la force et de nombreuses victimes innocentes. RFI parle de viols, d’actes de torture, d’arrestations arbitraires et de disparitions. Les 15 et 16 février 2021 notamment, à Bambari, dans le centre du pays, dix-sept personnes ont été tuées, et trente-six autres blessées (parmi lesquelles des femmes et des enfants), lors de combats qui ont opposé des rebelles aux mercenaires de Wagner et aux Faca. La Minusca, qui a fini par prendre ses distances, a promis des enquêtes, et les bailleurs internationaux sont de plus en plus rétifs. Bangui pourrait payer très cher son alliance avec Wagner.

Par ailleurs, la révélation des tarifs qui auraient été évoqués dans les négociations entre Wagner et le Mali, à savoir plus de 9 millions d’euros par mois, à de quoi interroger : comment la Centrafrique, l’un des pays les plus pauvres du monde9 peut-il honorer une telle facture, à supposer qu’elle soit de cet ordre ? La contrepartie minière est évidente. Même si le pays a vu sa production de gemmes chuter depuis dix ans, passant, selon les chiffres officiels, de 350 000 carats en 2012 à 13 000 carats en 202010, les sociétés liées à Wagner semblent avoir mis la main sur une partie de cette production. Plusieurs réunions ont eu lieu en Russie entre des membres du gouvernement centrafricain et des experts russes du secteur diamantaire. Des mines d’or et de diamants ont été attribuées à au moins deux sociétés liées à des intérêts russes, Lobaye Invest Sarlu, évoquée plus haut, et Midas Resources.

La méthode est connue : en Syrie, le groupe se servait sur les recettes des champs de pétrole qu’il sécurisait. Selon plusieurs sources sur place, les hommes de Wagner contrôleraient aussi les douanes. En juin dernier, le Fonds monétaire international (FMI) a demandé des explications à Bangui sur un accord signé avec une mission économique russe et dont les agents ont été dépêchés dans les services douaniers. Des revenus seraient en partie détournés pour payer les mercenaires.

Un contrôle relatif

Reste la question centrale – celle pour laquelle Touadéra a fait appel aux Russes : peuvent-ils ramener une paix durable dans le pays ? Le 6 février 2019, avait été annoncé en grandes pompes un accord signé à Khartoum entre quatorze groupes rebelles et le gouvernement centrafricain, sous la houlette du conseiller russe Valery Zakharov. De nombreux observateurs estiment que cet accord n’était que de l’esbroufe, certains groupes ayant été payés pour signer. Un an plus tard, à l’occasion de l’élection présidentielle qui a abouti à la réélection de Touadéra, le pays a de nouveau basculé dans la violence.

En janvier 2021, la Coalition des patriotes pour le changement (CPC, regroupant les 3R, l’UPC, le MPC, le FPRC, et des Anti-balaka) s’est dangereusement approchée de Bangui. Casques bleus, miliaires rwandais (Kigali et Bangui ont signé un accord bilatéral de coopération militaire) et « instructeurs » russes ont repoussé l’assaut de cette rébellion à la tête de laquelle se trouve l’ancien président Bozizé. Depuis, les combats n’ont jamais cessé dans le pays. Le porte-parole de la CPC, Serge Bozanga, affirme que les combattants de la coalition sont « toujours présents sur le terrain, à Bangassou, Alindao, Kabo et près de la frontière tchadienne, mais aussi sur l’axe Garoua-Bangui et la frontière camerounaise ». De fait, même si l’armée centrafricaine et les mercenaires ont gagné du terrain, leur efficacité est loin de faire l’unanimité.

Pour Roland Marchal, chercheur au CERI de Sciences-Po Paris et au CNRS, si Wagner a repris le contrôle de certains centre-villes en Centrafrique, « les Russes sont comme les Français [NDLR : au Mali], ils contrôlent le territoire à condition d’y être. Dès qu’ils partent, les groupes armés reviennent ». Au Mozambique, où les hommes de Wagner, appelés à la rescousse par le gouvernement, ont combattu les Shebab, un mouvement djihadiste dans la région du Cabo Delgado, le groupe a subi un échec cuisant. Les autorités mozambicaines se sont finalement tournées vers le Rwanda, qui a envoyé ses soldats à son tour.

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