Elections, responsabilité, légalité et légitimité : Retour sur la décision du 18 janvier 2021 de la Cour constitutionnelle de RCA [3/5 : PARTIE 2]

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Elections, responsabilité, légalité et légitimité : Retour sur la décision du 18 janvier 2021 de la Cour constitutionnelle de RCA [3/5 : PARTIE 2]

L’ESSENTIEL : L’étude propose un décryptage de l’élection présidentielle du 27 décembre 2020 à partir de la décision du 18 janvier 2021 de la Cour constitutionnelle de République Centrafricaine. Elle fera l’objet ici d’une série de 5 publications. Publication du jour : PARTIE 2 : L’OFFICE DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE EN TANT QUE JUGE ÉLECTORAL…
Jean-François Akandji-Kombé

Jean-François Akandji-Kombé

Agrégé des Universités
Professeur de Droit Public
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Avertissement

Eu égard à son volume, et pour le confort de lecture, la présente étude est publiée en plusieurs temps, selon l’ordre suivant :

Introduction

Partie 1 : La responsabilité des acteurs politiques

Partie 2 : L’office de la Cour constitutionnelle en tant que juge électoral

Partie 3 : Le sens et la portée des élections

Partie IV : Sur la sécurisation du vote & Conclusion.

Le lecteur trouvera l’intégralité de l’étude en téléchargement au format PDF à la fin de cette série, avec la dernière publication.

Résumé de l’étude

À partir de la décision de la Cour constitutionnelle proclamant les résultats définitifs de l’élection présidentielle du 27 décembre 2020 et déclarant M. Faustin Archange TOUADÉRA Président élu, et sans remettre en cause l’autorité juridique de cette décision, la présente étude propose un décryptage de ladite élection. On s’y intéresse aussi bien à la démarche de la Cour en tant que juridiction électorale qu’aux données même de l’élection ; aussi bien aux données de fait qu’aux données juridiques, ainsi qu’au jeu des acteurs. Et ceci est fait à l’aune de l’exigence qui devrait sous-tendre tout processus électoral, à savoir la restitution transparente et fidèle de la volonté, et donc du choix des électeurs. Dans cet esprit, l’étude évoque successivement :

  • Le jeu des acteurs politiques: où il est question des responsabilités qui incombent à ces acteurs et de la manière dont ils s’en sont concrètement acquittés ;  
  • L’office de la Cour constitutionnelle: où il est traité du rôle juridictionnel mais aussi d’observateur des élections qui devrait être celui de cette Cour et de ce qu’il en a été dans les faits ;
  • La question de la signification des élections: où l’on s’attache à la conception de l’élection selon la Cour constitutionnelle et au lien qui est tissé dans cette conception avec le peuple, et quel peuple ;
  • La question de la sécurisation du processus électoral: où l’on constate que la décision de la Cour vient infirmer les thèses officielles.

PARTIE 2 : L’OFFICE DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE EN TANT QUE JUGE ÉLECTORAL

La Cour constitutionnelle de RCA est, cela doit être rappelé, une juridiction à deux faces, à la fois juge de constitutionnalité et juge électoral. En tant que juge de constitutionnalité, il lui revient de veiller à ce que les actes majeurs des institutions de l’État que sont les lois et les décrets[1] soient conformes à la Constitution. Quant à son office en tant que juge électoral, il est précisé par la Constitution elle-même comme étant celui de « veiller à la régularité des consultations électorales » et « d’examiner les réclamations et proclamer les résultats définitifs » (art. 95). Précisant ces dispositions, l’article 119 du Code électoral prévoit que « la Cour veille à la régularité des opérations de vote, de dépouillement, de recensement des suffrages, examine les réclamations et proclame les résultats définitifs de l’élection présidentielle ». Ces termes sont repris par la Loi organique relative à la Cour constitutionnelle, qui y ajoute une précision importante cependant, à savoir que la Cour « veille en outre à la sincérité des scrutins »[2].

On a vu précédemment que la mission ainsi définie par l’article 95 de la Constitution diffère, au plan juridictionnel, de celle du contrôle de constitutionnalité et qu’elle impose à la Haute juridiction des devoirs spécifiques, notamment quant à la motivation de ses décisions. Il convient cependant d’ajouter ces devoirs ne se limitent nullement à cette seule dimension de la motivation. En effet, de l’article 95 il se déduit bien d’autres obligations, qui ont en commun de tendre à assurer la meilleure garantie possible de la crédibilité des élections, en ce compris leur sincérité.

La décision du 18 juin montre que là aussi, des interrogations sont permises quant à la compréhension que la Cour constitutionnelle elle-même semble s’être faite de cette mission.

A- La garantie de la crédibilité des élections en fait

Dans la décision du 18 janvier, il y a un certain nombre de références ou de formulations qui se présentent comme apparemment anodines, mais qui méritent la plus grande attention. Il en va ainsi du visa de décision qui se réfère à des observateurs de la Cour constitutionnelle  Vu les rapports des Observateurs de la Cour constitutionnelle »). Il en va ainsi aussi de la formule selon laquelle « il revient au requérant de rapporter au juge les éléments pouvant lui permettre de procéder aux vérifications nécessaires et pouvant conduire à asseoir son intime conviction » ; ou encore de celle selon laquelle « la Cour ayant procédé à l’examen de tous les procès-verbaux, elle a pu exercer un contrôle sur la sincérité des résultats dans les lieux où le vote a pu avoir lieu et où les procès-verbaux étaient disponibles ».

1- Le positionnement de principe de la Cour à la lumière des textes

L’un des intérêts de ces éléments de la décision du 18 juin réside dans le fait qu’ils posent la Cour constitutionnelle, à juste titre au demeurant, comme institution centrale dans la chaîne du fait électoral, en tant qu’instance de certification des élections, en touchant à différentes facettes déterminantes de son rôle. Dans le même temps ces références et formulations peuvent susciter une curiosité légitime, voire la perplexité. D’aucuns se demanderont par exemple ce que peuvent bien être ces fameux « observateurs de la Cour » et ce qu’a pu être leur rôle dans les récentes élections. On pourra se demander aussi, au vu des éléments précités de la décision, si la Cour ne peut apprécier la crédibilité des élections qu’à l’occasion des contestations et sur la seule base des éléments produits par les requérants, ou bien si elle peut procéder sur d’autres bases.

Ces interrogations rendent nécessaire de poser d’emblée les données de la question : quel est et quel devrait être, eu égard aux textes, le rôle de la Cour constitutionnelle en rapport avec le « terrain » électoral ?

À cet égard il y a lieu de rappeler d’abord que, par application de l’article 95 précité de la Constitution, la Cour intervient en bout de chaîne comme cela s’est vu, en qualité d’instance juridictionnelle, pour trancher les litiges électoraux. Il lui revient aussi, indépendamment de ces litiges, de proclamer les résultats de l’élection, étant précisé que cet acte est, lui aussi, de nature juridictionnelle. La Cour est donc ici juge. Mais n’est-elle que cela ?

Sans doute pas. Et c’est ici qu’il convient d’en revenir aux termes de l’article 95 de la Constitution ainsi qu’à ceux de l’article 119 du Code électoral. C’est que, la mission de « veiller à la régularité des opérations de vote, de dépouillement, de recensement des suffrages »n’implique pas seulement une action juridictionnelle. Elle a aussi pour conséquence d’impliquer la Cour en amont dans le déroulement des opérations électorales : vote, dépouillement, recensement des suffrages, ce à quoi on pourrait ajouter les opérations de transport des urnes et même, pourquoi pas, de saisie des résultats.

C’est précisément à cette fonction que correspondent les « observateurs de la Cour ». Il importe de le souligner, ceux-ci tiennent leur existence et leur mandat des deux textes majeurs que sont la Loi organique sur la Cour constitutionnelle et le Code électoral. Le premier texte prévoit, à son article 16, que « La Cour, pendant les périodes électorales, fait appel à des Magistrats comme Observateurs de la Cour ». Quant au second, il permet de voir que le champ d’action, ou plus exactement le champ d’observation de ces acteurs est fort vaste. Le Code prévoit ainsi que les observateurs peuvent :

  • Assister aux séances d’inscription sur les listes électorales (art. 14);
  • Être, le jour du vote, présents dans les bureaux de vote («faire des entrées et des sorties », art. 61) ;
  • Assister à l’ouverture des urnes et au décompte des bulletins et émargements (art. 81);
  • Être présents au recensement général, par l’ANE, des résultats provisoires (art. 85 et 118);

Bref, comme le résume admirablement l’article 72 du Code électoral, les observateurs « peuvent assister aux opérations électorales », ce qui doit s’entendre a minima, ainsi qu’il ressort de ce même article, en ce sens qu’ils assistent au « diverses opérations de vote, de dépouillement des bulletins et au décompte des voix ».

C’est dire que, à travers les observateurs électoraux, la Cour constitutionnelle a la faculté de suivre le déroulement du processus de bout en bout. Il s’agit là du premier levier, et d’un levier important, permettant à la Haute juridiction de remplir sa mission de veiller à la régularité des opérations électorales.

À bien y réfléchir, cette « observation », dans le présent contexte, est à rattacher aux pouvoirs d’enquête et d’instruction de la Cour constitutionnelle. Car il s’agit bien d’être sur le terrain pour rapporter les éléments permettant à cette juridiction de remplir ses deux autres fonctions selon l’article 95 de la Constitution, à savoir, d’une part, examiner les réclamations et, d’autre part, proclamer les résultats définitifs de l’élection présidentielle[3]. Pour le dire autrement, il s’agit de lui permettre d’apprécier judiciairement in concreto si les documents transmis et les résultats provisoires proclamés par l’ANE sont bien fidèles aux réalités du terrain. On pourrait même considérer que, précisément parce que la fonction d’observateur de la Cour est nécessaire à l’accomplissement de ces missions judiciaires, les personnes nommées en cette qualité devraient aussi pouvoir « observer » d’autres séquences du processus électoral que celles expressément visées par le Code électoral, pour peu que la Cour juge ces séquences déterminantes pour la crédibilité des élections.

Il résulte de l’ensemble de ces éléments que la Cour constitutionnelle n’a nul besoin de s’en remettre aux candidats ou aux partis politiques pour procéder à cette appréciation in concreto des élections. La Cour peut, et a en principe les moyens de remplir cette mission même en l’absence de recours.

Il ne reste qu’à savoir si elle s’est, en pratique, donné ces moyens pour l’élection du 27 décembre.

2- Le positionnement effectif de la Cour à la lumière de la décision du 18 janvier

Il résulte de la décision du 18 juin, notamment du visa mentionné plus haut, que la Cour a effectivement nommé des observateurs pour surveiller ces élections. Dans les faits, il s’est agi pour l’essentiel de magistrats et d’assistants de l’institution. La décision ne renseigne cependant guère sur le point de savoir, d’une part, quelles ont été les zones géographiques couvertes et, d’autre part, quelles séquences des élections ont pu faire l’objet de cette observation.

Ces questions se posaient pourtant avec une acuité toute particulière ici, compte tenu du contexte national de ces élections, caractérisé notamment par le contrôle de plus des deux-tiers du pays par des groupes armés, et donc par des menaces avérées de violence le jour du vote ; par un dispositif électoral peu sûr déployé à-la-va-vite par l’ANE ; par divers problèmes liés à l’enrôlement des électeurs, à la fabrication et la distribution de la carte d’électeur ; à la production et à l’installation du matériel électoral ; ce à quoi il faut ajouter les suspicions généralisées de fraude. Dans un tel contexte dégradé, une observation indépendante sur tout le territoire et à différentes étapes sensibles du processus électoral s’imposait, dans l’optique d’un contrôle effectif et pertinent par la Cour constitutionnel in fine.

Dans les faits, toutefois, il semble que tel n’a pas été le cas. Outre que l’observation électorale de la Cour n’a été établi pour l’essentiel que sur Bangui, elle paraît avoir été cantonnée aux seules opérations de vote. Et encore faut-il remarquer que les observateurs déployés sur Bangui ont été inégalement opérationnels sur le terrain le 27 décembre.

C’est dans ces conditions que la Cour constitutionnelle à procédé aux contrôles, rectifications et redressements de résultats, ainsi qu’aux annulations de scrutin dont rend compte la décision du 18 janvier. En conséquence de quoi elle n’a pu faire autrement que de s’en remettre à la notoriété publique ou à une forme de doctrine de l’irrégularité manifeste, c’est-à-dire à des irrégularités qui apparaissant à première vue comme flagrantes au vu des documents transmis aux juges constitutionnels.

Les exemples suivants devraient permettre de se faire une idée concrète de cette manière d’opérer et de son caractère insatisfaisant.

Sur la place accordée à la « notoriété publique », l’exemple le plus frappant est celui de la prise en compte des violences perpétrées le jour du vote. En la matière, on constate que les contestations fondées sur cet argument ont été, pour la plupart, écartées au motif que les requérants n’apportaient pas la preuve de leurs allégations. On note cependant que la Cour a conclu au caractère fondé de ces allégations dans deux cas, pour deux villes : Bambari et Baoro. Or, il est intéressant de noter qu’elle le fait, non pas sur la base de ses propres observations à travers les « observateurs de la Cour », mais plutôt sur la base de ce qu’elle présente comme des investigations a posteriori, mais qui ne semblent basées que sur l’information publique, via les réseaux sociaux. Ainsi retient-elle, à propos de Baoro, « qu’il est établi que des troubles ont eu lieu, que l’insécurité s’étant généralisée, certains candidats ont dû quitter Baoro craignant pour leur sécurité ». À la question de savoir qui a établi ces faits et par quels moyens, on a la réponse dans la phrase suivante : ce sont « des messages (qui) ont fait état dès le lendemain du vote de ce que du matériel électoral de Baoro avait été brulé et saccagé par les groupes armés ». C’est à partir de ces « données » considérées de notoriété publique considérées comme « établies » que la Cour va conclure « que les résultats de Baoro sont sujets à caution et qu’il y a lieu de les annuler ».

S’agissant de la doctrine de l’irrégularité manifeste, elle est mise en œuvre quasi-systématiquement pour la vérification des documents des bureaux de vote. Il en ressort que ces documents ne seront invalidés que s’il apparaît qu’ils contiennent en eux-mêmes des contradictions ostensibles. Ainsi a procédé la Cour en ce qui concerne par exemple, et à nouveau, Bambari et Baoro.

Le moins que l’on puisse dire est que pareilles méthodes d’évaluation ne permettent pas de s’assurer de la fidélité substantielle des résultats finalement validés avec les données réelles du vote, et ne peuvent dès lors qu’entretenir le doute. On remarque aussi que cette démarche ne peut même pas se prévaloir d’une application générale, d’une égale application à l’échelle du pays. On le voit par exemple avec les allégations de violence. Alors que les « sources » auxquelles la Cour avait décidé de s’en remettre – les réseaux sociaux – fourmillaient d’informations sur des attaques contre les bureaux de vote ou contre le matériel électoral dans d’autres localités du pays, les juges n’en ont pas tenu compte, et ont même été, comme dans le cas de la ville de Satéma (Préfecture de la Basse-Kotto), jusqu’à rejeter les allégations présentées par les requérants. Le résultat est que, à s’en tenir à la décision du 18 janvier, on parviendrait à cette conclusion fantasmagorique qu’il n’y a eu de violence le jour du vote qu’à Bambari et à Baoro !

B- La garantie de la crédibilité des élections en droit

Juge de l’élection présidentielle, la Cour constitutionnelle statue forcément en droit, en ayant pour principales textes de référence la Constitution et le Code électoral. La décision du 18 juin s’inscrit indiscutablement dans ce registre. Le problème est cependant qu’elle ne s’y inscrit pas totalement. En effet, dans cette décision il y a un élément qui, à tout le moins, suscite la perplexité. Il s’agit de la longue tirade consacrée au principe de légitimité. Cette tirade est d’ailleurs à l’origine de l’un des reproches les plus invalidants adressés à la décision du 18 janvier : celle d’être une décision politique.

Il importe, pour pouvoir mesurer la pertinence de ce reproche, de revenir sur le contexte et les termes de cette référence à la légitimité, avant que d’en discuter le bien-fondé dans une perspective juridictionnelle.

1- Le recours à l’argument de légitimité: contexte et termes

Il doit être précisé d’emblée que les considérations exposées par la Cour constitutionnelle relatives à la légitimé dans sa décision du 18 janvier l’ont été en réponse à un des griefs présentés par les requérants, spécialement par le Président du parti URCA, Anicet Georges DOLOGUÉLÉ.

En effet celui-ci invitait la Cour à constater que les résultats du scrutin du 27 décembre ne traduisent pas la volonté de la majorité du peuple et, en conséquence, à dire que le Président déclaré élu par l’ANE n’avait aucune légitimé et que, dans ces conditions, l’élection devait être annulée pour défaut de légitimité du Président déclaré élu. En appui il invoquait l’article 26 de la Constitution, rédigé en ces termes : « La Souveraineté nationale appartient au peuple centrafricain qui l’exerce soit par voie de referendum, soit par l’intermédiaire de ses représentants. Aucune fraction du peuple, ni aucun individu, ne peut s’en attribuer l’exercice, ni l’aliéner. Les institutions éligibles chargées de diriger l’État, tiennent leur pouvoir du peuple par voie d’élections, au suffrage universel direct ou indirect ». Interprétant ces dispositions constitutionnelles, le requérant en proposait expressément une lecture à l’aune de la légitimé. Il en tirait essentiellement un principe selon lequel « la légitimité des dirigeants trouve son fondement dans le choix de la majorité du peuple souverain », ce dont il déduisait que « la frange de la population qui s’exprime lors du vote des Institutions doit être significative pour représenter la volonté populaire ».

La réponse de la Cour à cette argumentation ne s’est pas placée toute entière sur le terrain de la légitimité. Elle se prévaut aussi de différentes autres considérations. Parmi elles il y a les références aux concepts de peuple et de représentation sur lesquelles on reviendra plus loin (à propos du sens et de la portée des élections selon ladite Cour). Pour l’heure, on se bornera à noter qu’une partie essentielle de cette réponse – un considérant – est précisément consacrée à la légitimité. Elle se lit ainsi :

« Considérant que la légitimé et la légalité sont deux concepts différents même s’ils se complètent et se renforcent ;

Que le « concept de légitimé ne concerne pas seulement la dévolution du pouvoir opérée selon le principe désormais incontestable qu’est le suffrage universel, il s’attache aussi à la manière dont le pouvoir est exercé et désigne soit la qualité du pouvoir exercé en accord avec la volonté populaire et conformément à la justice, soit la capacité du pouvoir à assumer ses responsabilités essentielles, il se rapproche alors de l’effectivité du pouvoir » ;

Qu’ainsi si la légitimité s’acquiert par les urnes lors des élections, elle n’est jamais définitivement acquise elle doit être conquise et maintenue au quotidien par l’exercice du pouvoir et la bonne gouvernance ».

2- Discussion: la Cour constitutionnelle, juge de légalité ou de légitimité ?

Une telle référence à la légitimité dans une décision juridictionnelle est de nature, à tout le moins, à semer la confusion. Et ceci d’abord parce qu’on ne sait pas la valeur que la Cour entend donner à ce concept de légitimité. S’agit-il d’une norme de référence, c’est-à-dire d’une base juridique d’évaluation ? S’agit-il simplement d’une incidente de raisonnement ? S’agit-il de dire que la Cour est gardienne de la légitimité ? Ou s’agit-il d’exclure qu’elle puisse l’être ? On ne peut le dire à la lecture de la décision elle-même.

Si l’on prend pour hypothèse que la Cour, par cette référence, a voulu s’instituer juge de la légitimité des gouvernants, la confusion serait plus grande encore. Car, ainsi que les juges constitutionnels le soulignent eux-mêmes, « la légitimé et la légalité sont deux concepts différents ». En effet, l’un – la légalité – est d’essence juridique tandis que l’autre – la légitimité – est d’essence politique. Or, la mission du juge, quel que soit son le domaine de son intervention, ne peut être que de veiller à la légalité et à elle seule, de faire respecter les règles de vie communes telles qu’elles sont consignées dans les instruments juridiques de l’État, des actes administratifs jusqu’à la Constitution en passant par les lois et les traités internationaux.

Certes il pourra être objecté que la frontière par laquelle on prétend ainsi séparer légalité et légitimité est une frontière artificielle ; que l’un ne saurait être dissocié de l’autre ; que la problématique de la légitimité est à l’œuvre dans toute décision judiciaire, que l’on regarde l’auteur de la décision – le juge – ou la décision elle-même ; et que, en tout état de cause, l’un et l’autre sont porteurs de valeurs de légitimation d’un certain ordre socio-politique donné, etc.

Mais pareille objection serait loin de dissiper l’état de confusion évoqué plus haut. La raison principale est qu’elle – cette objection – s’inscrit dans un registre autre que celui de l’action juridictionnelle ; un registre qui est celui du regard porté sur le droit, notamment par les autres sciences humaines et sociales, au premier rang desquels figurent la sociologie et la philosophie. Or la décision judiciaire n’est pas œuvre théorique ou doctrinale ; et elle n’a pas non plus vocation à prendre position sur des « vérités » du point de vue de la science sociologique ou de la science philosophique. Et si elle le fait, ce ne pourra être qu’à ses risques et périls, en s’exposant aux vives controverses qui secouent depuis plus d’un siècle le monde de la Doctrine sur le rapport entre légalité et légitimité en rapport avec les décisions du juge, et singulièrement du juge constitutionnel[4].

Bref, les considérations de légitimité n’ont guère leur place ici, de quelque point de vue que l’on se place. Au mieux, elles sont une distraction préjudiciable et, au pire, un détournement de l’office du juge.

La démarche est d’autant moins justifiable que la référence à la légitimité était superflue dans le cas d’espèce. De fait, le problème posé par le requérant, relativement simple, avait trait à l’impossibilité dans laquelle se sont trouvés un grand nombre de citoyens centrafricains de voter, ou de faire prendre en compte leur vote. Il se ramenait par conséquent, au plan du droit, à la simple et seule question de savoir si le vote du 27 décembre satisfaisait aux conditions constitutionnelles et légales, et plus particulièrement aux conditions d’universalité et d’égalité du suffrage posées par l’article 30 de la Constitution  Le suffrage est toujours universel, égal et secret »). La Cour a fait le choix de ne pas en traiter. Preuve en est qu’à aucun moment elle ne vise ledit article 30 ou s’y réfère. Cela ne peut être que regretté, ne serait-ce que parce que cela a ouvert la voie aux errements du raisonnement relevés précédemment, qui ont exposé et exposent encore la décision du 18 janvier au reproche de « décision politique ». Un reproche, que les décisions de la Cour donnent trop souvent matière à réitérer[5].

Qu’il soit ou non mérité au fond, ce reproche devrait être pris au sérieux, y compris par la Cour elle-même, car il y va de la crédibilité de sa position.

Les juges constitutionnels centrafricains devraient se montrer d’autant plus vigilants que les pressions sont singulièrement fortes. En effet, dans un contexte où peu d’institutions jouent véritablement leur rôle, notamment de contrepoids politique, la tentation peut être grande pour ces juges de se substituer à elles, et donc de déborder le champ du droit. Et, comment ne pas sauter le pas quand ce sont les acteurs politiques eux-mêmes qui y invitent avec force, que ce soit les partis d’opposition dont la tendance manifeste est de délaisser les moyens politiques d’action, à l’Assemblée nationale par exemple, au profit du « tout juridictionnel », ou que ce soit l’Exécutif qui a pris depuis longtemps la mauvaise habitude qu’on connait, d’user de la Cour constitutionnelle comme d’une agence de conseil juridico-politique[6].

Il faut néanmoins résister malgré tout et envers tout. Car les décisions de la Cour ne peuvent gagner en stabilité et en crédibilité qu’en restant sur le terrain du droit. Dans le présent cas, celui de la décision du 18 janvier, une motivation rigoureuse à la manière décrite plus haut aurait été de loin préférable à ces considérations d’un autre ordre.

__________________

[1] La compétence en ce qui concerne les actes administratifs à caractère règlementaire, dont les décrets, est une spécificité centrafricaine. Cf. art. 95 de la Constitution du 30 mars 2016 : « La Cour constitutionnelle est chargée de (…) « juger de la constitutionalité des lois organiques et ordinaires, déjà promulguées ou simplement votées, des règlements ainsi que des Règlements Intérieurs de l’Assemblée Nationale et du Sénat ».

[2] Art. 78 de la loi organique.

[3] Il s’agit là en principe de deux attributions distinctes de la Cour. Certes, rien n’interdit à celle-ci de joindre les deux procédures et donc de vider les contestations et de proclamer les résultats par une seule et même décision. C’est d’ailleurs ainsi que la Cour a pratiqué jusqu’à présent. Mais il n’est pas non plus interdit à la Cour de statuer séparément. Compte tenu du fait que la pratique de jonction des procédures débouche sur des confusions persistantes, il serait peut-être souhaitable dorénavant de séparer le contentieux électoral à proprement parler de la proclamation des résultats.

[4] Il suffira ici d’indiquer que l’origine, dans la doctrine constitutionnaliste internationale, de ce débat, voire de cette controverse relative à la légitimité du juge constitutionnel et à la place de la légitimité dans l’œuvre de ce juge, se trouve dans les travaux se rapportant à la décision de la Cour constitutionnelle allemande grâce à laquelle Hitler et le IIIe Reich sont arrivés « démocratiquement » au pouvoir. Cette controverse a mobilisé les grands noms de la doctrine juridique et philosophique, tels que Hans Kelsen, Carl Schmitt, Hermann Heller, Arnold Brecht et bien d’autres. Elle mobilise encore, bien que sur des bases revisitées, la doctrine moderne. Il ne serait pas nécessairement à l’avantage des juges constitutionnels centrafricains d’inscrire leur approche dans le champ de cette controverse.

[5] Les exemples ne manquent malheureusement pas. On peut ainsi citer l’avis de la Cour relative à une proposition de révision de la Constitution, datée du 5 juin 2020, où on a vu la Haute Juridiction sortir de l’ornière juridique, et préconiser un recours à la concertation dont on chercherait en vain le fondement dans la Constitution (Avis n° 015/CC/20). Dans cet avis on peut lire ce qui suit : « Si les délais constitutionnels et légaux fixant le déroulement du processus électoral ne peuvent être respectés et vont manifestement conduire à un dépassement de la date du 30 mars 2021, il y a lieu, sans procéder à une révision de la Constitution, de recourir à une démarche consensuelle par une concertation nationale effectuée dans un court délai regroupant en un même lieu les différentes entités, notamment : l’exécutif, le législatif, les Partis politiques, la Société civile, les anciens présidents de la République, les anciens chefs d’État, les Institutions de la République (à l’exception de la Cour Constitutionnelle), ceci afin d’aboutir à une solution consensuelle qui puisse encadrer le report des élections et le glissement du calendrier électoral devenu inéluctable, cette concertation devant être organisée par l’Exécutif ».

[6] C’est la raison pour laquelle, traditionnellement, l’équipe de la Présidence de la République ne comprend pas de conseiller juridique, ce qui est encore le cas aujourd’hui. Une telle position, qui comporte un grand risque de collusion entre la Cour et la tête de l’Exécutif est difficilement compatible avec l’indépendance et l’impartialité qui devraient caractériser la justice constitutionnelle, comme les autres formes de justice d’ailleurs.

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