Elections en Afrique: le pari risqué du boycott

0
935

PAR JUSTINE BRABANT
LE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2020

La stratégie du boycott des élections, choisie par l’opposition lors de la dernière présidentielle en Côte d’Ivoire et largement pratiquée en Afrique subsaharienne, semble le plus souvent déboucher sur de lourdes défaites. Elle a pourtant sa logique.

À première vue, cela ressemble nettement à un fiasco. Le « boycott actif » de l’élection présidentielle ivoirienne décrété par une coalition d’opposants n’a pas permis de faire annuler le scrutin, comme ils l’espéraient. Au contraire, il a ouvert un boulevard au président sortant Alassane Ouattara, réélu avec 94 % des voix selon la commission
électorale indépendante. Quant aux chefs des partis initiateurs du boycott, ils sont désormais arrêtés, menacés de poursuites pénales et leurs domiciles encerclés par les forces de l’ordre.

Ce n’est pas la première fois qu’un parti, ou une coalition de partis d’opposition africains, choisit de se retirer d’une course électorale : législatives de 2020 en Guinée et au Cameroun, de 2019 au Bénin, de 2018 au Togo, de 2015 au Burundi ; présidentielle de 2016 à Zanzibar, de 2016 au Niger (lors du second tour)…

Le continent n’a pas le monopole des boycotts, mais on y a recourt plus souvent qu’ailleurs. La politiste américaine Emily Beaulieu (université du Kentucky, États- Unis) a répertorié, pour chaque élection tenue dans le monde entre 1975 et 2006, celles qui avaient été partiellement ou intégralement boycottées par des partis d’opposition.
Un rapide calcul à partir de sa base de données permet de constater que dans plus de la moitié des cas, il s’agissait d’États africains (sur 765 élections au total, 82 ont connu des boycotts, dont 45 se déroulaient sur le continent – 37 en Afrique subsaharienne et 8 au
Maghreb).

Parmi les raisons le plus souvent invoquées pour justifier ce choix stratégique : dénoncer des instances électorales jugées partiales, une candidature illégale (un président se représentant pour un troisième mandat en dépit de la Constitution de son pays, par exemple) ou le sort d’opposants emprisonnés et empêchés de concourir. Si ces
arguments sont évidemment légitimes, le choix de les faire entendre par la voix du boycott interroge : y a-t-il réellement quelque chose à y gagner, hormis une défaite cuisante qui laissera un boulevard au gouvernement sortant pour poursuivre sa politique?

« Le boycott des élections législatives est presque toujours un désastre, non seulement pour les partis concernés mais plus largement pour la démocratie », juge le professeur Nic Cheeseman, politiste à l’Université de Birmingham (Royaume-Uni). Au-delà d’une défaite à court terme dans les urnes, ces formations d’opposition « se retrouvent sans représentants au Parlement, et donc ne peuvent plus compter sur les salaires de ces derniers pour se financer. À long terme, cela les affaiblit considérablement », relève ce spécialiste des élections sur le continent. Très peu de partis politiques africains disposant de financement propre, ils comptent en effet sur la fortune personnelle de leurs candidats – qui font campagne sur leurs propres deniers, puis sur leurs salaires une fois élus.

Nic Cheeseman cite à l’appui un exemple historique de boycott ayant conduit à la catastrophe : « En Zambie, le United National Independence Party (UNIP) ne s’est jamais remis de sa décision de ne pas participer aux élections de 1996. C’était pourtant le parti au pouvoir jusque 1991 : mais le boycott l’a décimé. » Depuis le début des années 2000, l’UNIP a repris le chemin des urnes mais il est de fait devenu une formation microscopique : au cours des trois dernières élections présidentielles, son candidat n’a jamais dépassé la barre de 1% des votes.

Comment, alors, expliquer que le boycott reste une option si prisée de la classe politique du continent ? « Il faut en fait distinguer les élections parlementaires des présidentielles. Dans ce dernier cas, il peut y avoir un vrai intérêt à refuser de participer au scrutin »,
analyse Nic Cheeseman. Le politiste identifie trois arguments principaux.

D’abord, « cela fait économiser énormément d’argent ». Car concourir à une élection présidentielle coûte cher. Au Bénin, les candidats à la fonction suprême doivent débourser 380 000 euros de « caution » rien que pour pouvoir s’inscrire (le magazine Jeune Afriquea
compilé les montants des différentes cautions exigées par pays). Il faut y ajouter… tout le reste : impressions de matériel électoral, déplacements, locations de salles de meeting… Au total, les postulants et postulantes au job de chef d’un État africain doivent aligner de 500000 à « plusieurs dizaines de millions » de dollars (comme au Nigeria) pour pouvoir se présenter, estime Cheeseman.

Deuxième bonne raison de boycotter une présidentielle : éviter une défaite annoncée. « Vous pouvez affirmer que si vous aviez participé vous auriez gagné – mais que vous ne l’avez pas fait parce qu’il fallait dénoncer ce système corrompu. C’est toujours mieux pour conserver une forme de crédibilité vis-à-vis de votre base que d’essuyer une lourde défaite », observe le politiste, qui relève donc que le boycott est parfois « une bonne idée pour un dirigeant qui sait qu’il ne va de toute façon pas faire un très bon score » (par manque de popularité, mais aussi par exemple parce qu’il anticipe une possible fraude).

Troisième raison d’opter pour ce mode d’action : « Délégitimer l’élection et donc générer de la pression internationale sur le vainqueur. » Ce fut le cas au Kenya en octobre 2017 lorsque Raila Odinga boycotta le scrutin : la victoire avec 98 % des voix de son
adversaire, le président sortant Uhuru Kenyatta, fut largement rapportée dans la presse comme une victoire vide de sens (en France, Le Monde dénonçait un « score affligeant » et une « légitimité de paille »).

Depuis, Raila Odinga a été investi d’importantes responsabilités par le président Kenyatta – certains voient même en lui un vice-président officieux, rôle que ne lui aurait a priori pas permis d’occuper une défaite « classique » à la présidentielle.

La politiste Emily Beaulieu est allée jusqu’à mesurer l’influence des réactions internationales sur l’issue d’un boycott. Après avoir analysé l’évolution politique de dizaines de pays où ce mode d’action a été choisi, elle en conclut que « lorsque les boycotts électoraux reçoivent un soutien international, la probabilité que des réformes
démocratiques [réforme de la commission électorale pour plus d’indépendance, etc. – ndlr] soient adoptées augmente ; mais lorsque le boycott reçoit un soutien essentiellement national, la probabilité d’un retour de bâton autoritaire est plus forte » (la chercheuse détaille sa méthodologie dans son livre Electoral Protest and Democracy in
the Developing World, Cambridge University Press, 2014).

À ces trois « bonnes » raisons de boycotter une présidentielle, il convient sans doute d’ajouter une quatrième, qu’illustre bien la situation actuelle en Côte d’Ivoire : le boycott est aussi l’un des outils à disposition des opposants qui voudraient jouer la stratégie du
blocage voire du chaos. Pour les adversaires du président Ouattara (dont la constitutionnalité de la candidature a fait l’objet de débats), le boycott n’était sans doute qu’une des manières de parvenir à d’autres fins, plus radicales : report du scrutin, manifestations monstres, blocages voire renversement du pouvoir.

L’hypothèse est avancée par le politiste Richard Banégas, professeur à Sciences Po Paris et chercheur rattaché au Centre de recherches internationales (CERI). « La coalition d’opposants espérait peut- être un scénario similaire aux grandes manifestations contre les troisièmes mandats d’Alpha Condé en Guinée en 2019 et de Blaise Compaoré au Burkina Faso en 2014 », analyse le chercheur. Le président burkinabé, qui souhaitait réviser la Constitution pour pouvoir concourir à un troisième mandat, avait été poussé à la démission par des manifestations et émeutes.

« Au-delà de l’élection elle-même, “boycott actif”, dans l’histoire politique ivoirienne, cela renvoie à une stratégie émeutière qui a déjà eu cours dans les années 1990, à l’initiative notamment de la Fesci, le puissant syndicat étudiant. Guillaume Soro, ex-secrétaire général de la Fesci devenu chef de la rébellion avant d’accéder au pouvoir avec
Ouattara, avait d’ailleurs bien dit qu’il n’y aurait pas d’élection, qu’ils allaient tout bloquer », rappelle Richard Banégas. La coalition d’opposants n’y est pas parvenue. « D’abord parce que le message était brouillé – ils ont décrété un boycott mais se sont présentés quand même –, analyse le politiste, ensuite parce que la société civile en Côte d’Ivoire est plutôt faible et ne mobilise pas au-delà des réseaux partisans, enfin parce que la population craint la capacité répressive du pouvoir ivoirien et est lasse des années de crise et de guerre. »

Mais la question du boycott est sans doute plus intéressante encore de ce qu’elle dit des systèmes politiques où on l’applique. Sur le continent africain, elle semble surtout révéler, en creux, comment les questions d’argent structurent – voire sclérosent – la vie électorale et partisane.

Non seulement concourir à une présidentielle en Afrique coûte cher, mais les chances de la gagner sont finalement assez rares pour les partis qui ne sont pas déjà au pouvoir. Le politiste Nic Cheeseman a calculé que de 1990 à 2010, plus de 80 % des présidents africains qui se représentaient à l’issue de leur mandat étaient réélus. Un hommage
à leur gestion exemplaire ? Plutôt une question de ressources. La force du système clientéliste qu’ils ont pu mettre en place en étant à la tête de l’État crée une forme de « prime au sortant », explique- t-il notamment dans cet article. Pour leurs adversaires potentiels, la perspective d’avoir 80 % de chance de perdre rend le boycott somme
toute raisonnable.

« Dans notre pays, pour pouvoir s’assurer qu’il n’y a pas de fraude, il faut pouvoir envoyer des représentants dans 25 000 bureaux de vote. Nous n’en avions pas les moyens. » L’avocate camerounaise Michèle Ndoki est bien placée pour savoir ce que signifie concrètement cette « prime au sortant ». C’est notamment pour protester contre un système électoral qu’il estime verrouillé que son parti, le Mouvement pour la
renaissance du Cameroun (MRC), a décidé de boycotter les élections législatives de février 2020. « Nous ne pouvions pas dépêcher 25 000 personnes dans des endroits parfois très difficiles d’accès, et s’assurer qu’ils aient les moyens de communication pour établir rapidement notre propre décompte. Mais le parti au pouvoir, lui, peut mobiliser la
police, utiliser la voiture du préfet pour déposer son représentant…

Cela change tout », détaille la cadre du MRC, qui plaide notamment pour des aides publiques plus importantes aux partis politiques afin de pouvoir supporter ces frais.

À ceux qui verraient dans le boycott un outil commode pour les partis mal engagés dans la course aux urnes, l’avocate tient à répondre : « Dire que le boycott est une stratégie de dépit est injuste. Le dépit, dans notre contexte, ce serait de prendre les quelques voix que le pouvoir voudrait bien nous offrir – car il a besoin de faire du saupoudrage de voix, il sait bien qu’il ne peut pas gagner avec 99 % des voix, que cela ne serait pas crédible. Le dépit voudrait que nous prenions ce qu’on nous donne et que nous nous taisions ; nous faisons exactement l’inverse. »

Lu Pour Vous

La rédaction

 

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici