Cryptomonnaies : de l’arnaqueur à l’influenceur, enquête sur les acteurs de la blockchain africaine

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Cryptomonnaies : de l’arnaqueur à l’influenceur, enquête sur les acteurs de la blockchain africaine

« Les aventuriers de la crypto » (1/3). Sur le continent, l’engouement pour ce mode de
paiement alternatif attise de nombreuses convoitises. Immersion dans l’univers des pionniers des cryptomonnaies africaines.

Quentin Velluet 8 août 2022 à 11:25

Après avoir adopté le bitcoin comme monnaie officielle en avril 2022, la Centrafrique a officiellement lancé le 3 juillet le « projet sango », son nouveau système monétaire numérique. De g. à dr., Émile Parfait Simb, Sébastien Gouspillou et les frères Cajee. © Montage JA : Simb Group ; M. Ruaud/ANDBZ/ABACA ; DR

En donnant, en avril, un cours légal aux cryptomonnaies sur son territoire, puis en lançant dans la foulée Sango Coin, sa propre monnaie numérique, la République centrafricaine, premier pays d’Afrique et deuxième au monde après le Salvador à avoir franchi ce
cap, a brusquement propulsé le continent sous tous les projecteurs. Analystes et commentateurs interrogeant la pertinence de ce choix dans un pays où seule une infime partie (11 %) de la population a accès à internet et, surtout, dans une période où les cours des cryptomonnaies, notamment du bitcoin, connaissent une chute vertigineuse.

Il n’empêche que Faustin-Archange Touadéra (FAT), le président centrafricain, et ses conseillers ont, par cette décision, aussi controversée soit-elle, confirmé une tendance bien engagée depuis quelques années : le très fort intérêt des Africains pour les cryptomonnaies. Émancipées du système monétaire géré par les banques centrales contre lequel elles se sont construites, ces devises numériques séduisent en Afrique.

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Et cela n’a rien d’étonnant quand on sait que, sur le continent, notamment dans les pays qui utilisent le franc CFA, la monnaie est un sujet hautement clivant et que le système financier traditionnel n’a pas réussi à y gagner la confiance des populations. Ainsi, selon
Global Crypto Adoption Index, en 2021, six économies africaines – le Kenya (5e), le Nigeria (6e), le Togo (9e), l’Afrique du Sud (16e), le Ghana (17e) et la Tanzanie (19e) – faisaient partie du top 20 mondial des pays à plus forte adoption de cryptomonnaies.

les régulateurs des marchés financiers peinent à agir car ces sociétés n’ont pas d’existence légale
Binance, la plus importante plateforme d’échanges de cryptomonnaies au monde, a bien compris le potentiel africain. Après s’être ouvert à plusieurs monnaies du continent, dont le franc CFA, et avoir lancé une filiale en Ouganda, le groupe créé en 2017 est aussi devenu, au début de 2022, l’un des sponsors de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), le plus grand événement sportif continental, qui a réuni plus de 300 millions de téléspectateurs – soit
autant d’utilisateurs potentiels. Et pour bien assurer sa présence sur le continent, le patron de Binance, le Sino-Canadien Changpeng Zhao y a effectué début juillet son premier voyage, se rendant successivement en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Maroc.

Essor de sociétés peu scrupuleuses

Mais cet engouement des Africains pour les cryptomonnaies favorise également, en l’absence d’une réglementation claire et stricte, l’essor de sociétés peu scrupuleuses spécialisées dans des arnaques en tout genre. Ainsi, quelque 300 000 personnes ont fait les frais de Liyeplimal (« la pauvreté est finie » en langue bassa du Cameroun) et de Global Investment Trading SA, des sociétés actives dans les cryptomonnaies fondées par Émile Parfait Simb. Ainsi que l’a récemment révélé Jeune Afrique, ce Camerounais de 39 ans, ancien enseignant en informatique désormais en cavale, est poursuivi pour avoir subtilisé plusieurs milliards de francs CFA à ses clients, à travers une pyramide de Ponzi. Dans ce schéma bien connu du crime financier où il promettait aux investisseurs d’importants bénéfices (400 % par an) en jouant sur le marché des changes, les sommes collectées servaient à payer les intérêts. Le 5 juillet, un collectif d’une centaine de souscripteurs de quinze nationalités différentes,estimant son préjudice à 5,2 milliards de F CFA (7,94 millions d’euros), a déposé une plainte au parquet de Paris.

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« Dans les pays qui n’ont pas encadré l’utilisation des cryptomonnaies, notamment pour ce qui relève de la lutte contre le blanchiment d’argent, les régulateurs des marchés financiers peinent à agir car ces sociétés n’ont pas d’existence légale », explique Yoann Lhonneur, directeur associé de Devlhon Consulting, un cabinet spécialisé dans la finance. En RD Congo, des dizaines de milliers de Congolais ont connu le même sort que les clients de Liyeplimal et de Global Investment Trading SA. Ici, le cauchemar se nomme MyGoldRev, une pseudo-société d’investissement américaine dirigée par un certain Connor Robert et promue dans le pays par Serge Kasanda Ntumba, que le procureur général de Kinshasa-Matete recherche depuis plus d’un an. Via des vidéos sur les réseaux sociaux et de faux événements promotionnels dans les rues de Kinshasa, MyGoldRev promettait à ses clients d’investir dans de l’or à travers un portefeuille en cryptomonnaie.

Avec un investissement de 20 dollars minimum et des ordres passés simplement sur les applications WhatsApp ou Telegram, l’entreprise promettait des rendements quotidiens compris entre 2% et 3,5 %. Les épargnants n’avaient nul besoin « d’apprendre les stratégies et les principes de l’investissement en ligne », indiquait un formulaire toujours disponible sur internet fourni par la société. Si l’on ignore la somme totale détournée par l’arnaqueur présumé, dont on ne sait quasiment rien, certaines des victimes affirment avoir perdu plus de 2 000 dollars. Les locaux kinois de l’entreprise ont été mis sous
scellés en octobre 2020.

Une arnaque à 3,6 milliards de dollars

Ces deux affaires ne sont cependant pas les plus grosses arnaques aux cryptomonnaies qu’ait connues le continent. À peine sortis de l’adolescence, les frères Cajee, de nationalité sud-africaine, sont eux soupçonnés d’avoir dérobé 3,6 milliards de dollars à des investisseurs désireux d’acquérir des bitcoins.

En avril 2021, alors que le cours de la monnaie numérique dépasse 60 000 dollars (il atteindra son plus haut niveau en novembre de la même année, à 68 991 dollars), le cadet, Ameer, aujourd’hui âgé de 19 ans, envoie un e-mail aux souscripteurs d’Africrypt, sa plateforme d’achat, pour les informer que celle-ci a été victime d’un piratage. Le jeune homme leur demande de rester discrets le temps que les fonds soient récupérés. Rapidement, tous les comptes des clients sont gelés, et les deux frères disparaissent sans laisser d’adresse. Par l’intermédiaire de leur avocat, ils nient s’être enfuis avec les fonds, soutenant que leur plateforme aurait été piratée.

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Une mystérieuse société basée à Dubaï, Pennython Project Management, dont on ne connaît pas les actionnaires, a depuis dédommagé en partie certains utilisateurs d’Africrypt, indiquant être intéressé par la technologie développée par les deux frères Cajee. Au
début de janvier, les autorités sud-africaines ont néanmoins ouvert une enquête à la suite d’une plainte déposée par un collectif de victimes à l’encontre des deux jeunes entrepreneurs, lesquels affirment par la voix de leur avocat avoir quitté leur pays en raison de nombreuses menaces de mort. Personne n’a officiellement retrouvé leur trace à ce jour.

Lobbyistes à la manœuvre

Au-delà des sociétés de cryptomonnaies véreuses, nombreux sont les influenceurs et lobbyistes qui participent à la diffusion de la technologie auprès des dirigeants africains et tentent de peser sur les réglementations futures. Parmi eux, le Français Sébastien Gouspillou, résident nantais, est l’un des plus actifs et se présente comme le chantre de la transition écologique financée par le bitcoin.

Son idée : racheter les surplus d’électricité produits par les compagnies hydroélectriques ou géothermiques de pays en développement afin de financer un réseau de serveurs capables de « miner du bitcoin », c’est-à-dire de vérifier et de gérer des milliers de transactions cryptées par mois.

Lagarde qui critique la crypto, c’est comme le patron de la Wells Fargo qui critique l’automobile »

Tout en apportant de nouveaux revenus aux sociétés locales, cette capacité informatique est ensuite revendue à de riches clients souhaitant disposer d’une rente en bitcoins. BigBlock Datacenter, la société qu’il a fondée et qu’il préside, dispose ainsi de « fermes de
minage » en Russie, au Kazakhstan, mais aussi au Kenya, où il a signé un contrat avec la société nationale KenGen. Même chose avec Virunga Energies, dans la région du Nord-Kivu, en RD Congo, un pays où l’administration est pourtant récalcitrante quand il s’agit de bitcoin. « Il y a un consensus au niveau du ministère des Finances et de la Banque centrale : prudence… », confie un conseiller ministériel congolais.

En discussion avec les autorités gabonaises, Sébastien Gouspillou, lui, n’évolue pas dans le flou réglementaire des plateformes d’investissement en cryptomonnaie. Mais son modèle est-il viable ? L’entrepreneur de 52 ans, qui a déménagé sa société en Suisse afin
d’y lever des fonds, affirme en tout cas avoir déjà réussi à réunir 5 millions d’euros en capital-risque dans un tour de table qu’il espère boucler à 15 millions d’euros au total.

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Dans le prolongement de son discours écologique et pro-développement, celui qui assure échanger avec une quinzaine de pays adresse régulièrement des critiques cinglantes contre les institutions de Bretton Woods et les banques centrales lors d’interviews ou de posts publiés sur les réseaux sociaux. « Lagarde qui critique la crypto, c’est comme le patron de la Wells Fargo qui critique l’automobile. Le bilan de la BCE [Banque centrale européenne] est catastrophique, mais madame Lagarde n’a que ça à faire de s’épancher sur les cryptos qui n’ont aucun intérêt. Elle vous enfume, ça a l’air de fonctionner », s’est-il dernièrement emporté sur LinkedIn, en référence à une récente sortie de la directrice de l’institution financière.

Mission centrafricaine

Une rhétorique à laquelle est sensible une frange de la classe dirigeante africaine. Le « bitcoiner » français a ainsi réussi à convaincre le gouvernement centrafricain. Ce dernier n’était déjà pas insensible à la question, grâce notamment au travail de lobbying du
controversé Émile Parfait Simb et à l’insistance de Pascal Bida Koyagbélé, ministre conseiller chargé des Grands Travaux, proche du président Faustin Archange Touadéra et du vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov. Fervent défenseur de la
cryptomonnaie dans son pays, ce dernier est allé jusqu’à démarcher personnellement la start-up nigériane Mara pour bénéficier des conseils de son fondateur, Chi Nnadi.

C’est par le biais de l’ex-député socialiste français Jean-Marie Cambacérès que l’aventurier français des bitcoins est parvenu à rencontrer, en mai, le président centrafricain. Et c’est Alfred Tainga Poloko, le président du Conseil économique et social de Centrafrique, qui s’est chargé d’organiser cette rencontre. Sébastien Gouspillou a ainsi piloté une mission ayant donné lieu à une liste de recommandations pour la légalisation des cryptomonnaies dans le
pays. Ce travail, assure-t-il, aurait été effectué à titre gracieux, afin d’asseoir la réputation de son entreprise.

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Autour de Sébastien Gouspillou – qui n’a pas souhaité répondre aux sollicitations de Jeune Afrique –, on retrouve dans cette mission centrafricaine : Nicolas Burtey et Noor Elbawab, fondateurs de Galoy, une start-up qui développe un portefeuille et des solutions de
paiement via le bitcoin. L’influenceur Richard Détente, qui gère une chaîne consacrée à la cryptomonnaie sur YouTube, était présent, ainsi que Samson Mow, entrepreneur et architecte canadien de l’émission d’obligations salvadorienne en bitcoins. Jean-Christophe
Busnel, organisateur de la conférence Surfin’Bitcoin, faisait aussi partie du voyage, tout comme David Oren, fondateur de Solarly, une jeune pousse belge qui installe des stations solaires en Afrique. Ce groupe d’amis effectue également – toujours à ses frais – des
missions de conseil auprès du président salvadorien, Nayib Bukele, tout en développant, avec plus ou moins de succès, ses propres affaires.

Jeune Afrique

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