Comment les Chinois mènent la conquête de l’Afrique

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ENQUÊTE L’argent chinois coule à flots sur le continent africain, ce qui ne manque pas d’alarmer les institutions internationales et les pays occidentaux. D’autant plus au regard de l’opacité et des pratiques de la Chine.

 

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Parmi les grands projets financés par la Chine en Afrique, la ligne ferroviaire entre Nairobi et le port de Mombasa au Kenya a coûté 4 milliards de dollars

Ben Curtis/AP/SIPA

Par Richard HIAULT

Publié le 19/02 à 07h35

Sur la place Tiananmen, face à la Cité interdite, d’immenses parterres de fleurs jaunes et violettes s’étalent devant le Grand Hall du Peuple. A Pékin, ce 3 septembre 2018, l’immense structure de béton, lieu traditionnel de rassemblement des élus du Parti communiste chinois, accueille pour deux jours le Forum Chine-Afrique. A l’intérieur, l’immense hémicycle rassemble des milliers de délégués des deux continents venus écouter le discours d’ouverture du président chinois, Xi Jinping.

Les leaders africains sont tous là, excepté le monarque du Swaziland. Le Sud-Africain Cyril Ramaphosa, l’Ivoirien Alassane Ouattara, le Nigérien Mahamadou Issoufou, le Kenyan Uhuru Kenyatta ou encore le Sénégalais Macky Sall et le président du Rwanda, Paul Kagame, ont été reçus en grande pompe à leur descente d’avion, à l’aéroport de Pékin. Inauguré en 2000,  le Forum Chine-Afrique en est déjà à sa huitième édition. Les 53 leaders africains écoutent solennellement Xi Jinping leur vanter la grande famille sino-africaine et se réjouissent des milliards de dollars d’investissements qu’il leur promet.

Le discours de Xi Jinping aux Africains

Pékin met sur la table 60 milliards de dollars de plus pour le développement économique des Etats africains. De cette somme globale, 15 milliards de dollars financeront des programmes « d’aide gratuite et de prêts sans intérêts », souligne Xi Jinping. La précision est d’importance quand la Chine, premier partenaire commercial de l’Afrique, est accusée d’entraîner à nouveau l’Afrique sur la voie du surendettement.

Surendettement, le retour

Les dirigeants occidentaux, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les ONG montent d’ailleurs au créneau. Durant les années 1980 et 1990, les politiques d’effacement de dettes engagées par les pays riches, sous l’égide des deux institutions multilatérales, ont permis des progrès substantiels : d’un ratio de près de 100 % du PIB, l’endettement des pays les plus pauvres avait été ramené à 30 % en 2013.

Or nous sommes revenus à 50 % en 2017, a alerté en janvier dernier la Banque mondialeLe FMI pointe quant à lui le fait que 40 % des pays à faible revenu (24 sur 60) , africains essentiellement, présentent un degré élevé de surendettement. L’Afrique risque de tomber de Charybde en Scylla. Et le coupable n’est autre cette fois que la Chine, source croissante de financement pour l’Afrique, dont les méthodes s’avèrent pour le moins douteuses.

La Chine ne fait pas partie du Club de Paris ni du Comité d’aide au développement de l’OCDE. Il est difficile de savoir très précisément ce qu’elle réalise réellement en Afrique

En matière de statistiques, les chiffres avancés par le FMI et la Banque mondiale ne peuvent rendre compte de l’exacte situation. « La Chine ne fait pas partie du Club de Paris ni du Comité d’aide au développement de l’OCDE. Il est difficile de savoir très précisément ce qu’elle réalise réellement en Afrique. Bien souvent, Pékin se retranche derrière le secret d’Etat pour ne pas divulguer ces chiffres », observe Bradley Parks, directeur exécutif de AidData. Ce centre de recherche, basé au sein du Collège de William et Mary, en Virginie (Etats-Unis), a pourtant élaboré une vaste  base de données sur les financements à l’étranger de la Chine sur la période 2000-2014 .

L'Afrique est au coeur des projets d'investissements chinois à l'étranger.
L’Afrique est au coeur des projets d’investissements chinois à l’étranger. AidData

« Nous avons rassemblé les statistiques officielles du FMI, de la Banque mondiale, analysé leurs rapports économiques sur chaque pays, consulté les sites Web des différents gouvernements, analysé les prospectus publiés lors d’une émission obligataire d’un pays ou d’une entreprise », détaille-t-il. Au total, sur la période analysée, les financements chinois en faveur de l’Afrique ont atteint, selon AidData, 121,6 milliards de dollars – contre une aide américaine de 106,7 milliards de dollars. La Johns Hopkins University, via son  projet de recherche Cari (China Africa Research Initiative), avance même le chiffre de 143 milliards de dollars de prêts des institutions publiques et des banques chinoises aux gouvernements africains entre 2000 et 2007.

Aide ou prêts ?

En Afrique subsaharienne, recense AidData, la Chine a notamment financé un boulevard périphérique de 320 millions de dollars autour d’Addis-Abeba, une ligne ferroviaire à 3 milliards de dollars entre Addis-Abeba et le port balnéaire de Doraleh, à Djibouti, une autre ligne à 4 milliards de dollars entre Nairobi et le port de Mombasa ou encore une route à 600 millions de dollars entre Port-Gentil et Libreville, au Gabon. L’argent chinois coule à flots mais pas pour des raisons d’aide publique au développement.

La ligne ferroviaire Nairobi-Mombasa

« Seulement 43 % des financements chinois peuvent être définis comme une aide au développement sur la base des paramètres de l’OCDE. Le reste constitue des prêts commerciaux qui ont peu à voir avec une quelconque aide au développement », remarque Bradley Parks. Ainsi, les emprunteurs africains doivent souvent rembourser leurs dettes chinoises en moyenne plus rapidement (16 ans) que les prêts obtenus auprès de l’AID, une des filiales de la Banque mondiale (38 ans). « La Chine n’octroie pas d’aide publique au développement, car elle se considère elle-même comme étant un pays en développement. Elle contribue au développement de l’Afrique », explique Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’Iris et auteur de « Chindiafrique. La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain ».

La Chine utilise des pots-de-vin, des accords opaques et l’utilisation stratégique de la dette pour tenir les Etats d’Afrique captifs de ses souhaits et de ses demandes

Les prêts de la Chine à l’Afrique ont avant tout des motivations commerciales, voire stratégiques, et s’insèrent bien souvent dans le vaste projet de Pékin des nouvelles routes de la soie. Leur stratégie va même au-delà, selon l’administration américaine. « De manière délibérée et agressive, ils ciblent leurs investissements dans la région pour obtenir un avantage concurrentiel sur les Etats-Unis, a fustigé John Bolton, conseiller à la Sécurité nationale du président Trump. La Chine recourt à des pots-de-vin, des accords opaques et l’utilisation stratégique de la dette pour tenir les Etats d’Afrique captifs de ses souhaits et de ses demandes », a-t-il même dénoncé dans son  discours à la Heritage Foundation, en décembre dernier.

Corruption et clauses secrètes

L’analyse dans le détail de ces financements montre que ces prêts sont pour la plupart destinés à des projets construits par des sociétés d’Etat chinoises. En outre, « les projets financés sont assez souvent localisés sur les territoires d’où est originaire le chef de l’Etat en exercice. Une nouvelle étude publiée par AidData montre une corruption locale plus répandue autour des sites de projets chinois actifs  », observe Bradley Parks. Le cas du Kenya en est une parfaite illustration (…)

Corruption au Kenya

En mai 2017, en présence du président, Uhuru Kenyatta, le pays n’est pas peu fier d’inaugurer une nouvelle ligne de chemin de fer réalisée et financée par Pékin. Pour ce projet, il a obtenu deux prêts de la Chine de 1,6 milliard de dollars chacun. L’un est un prêt concessionnel classique avec un faible taux (2 %) sur 13 ans, dont une période de grâce de 7 ans. Le second, lui, est un prêt commercial avec un intérêt plus élevé et lié au marché interbancaire londonien. La ligne relie la capitale, Nairobi, au port de Mombasa en quatre heures. De couleur crémeuse, chapeautés d’un toit orange, les wagons peuvent transporter plus de 1.200 passagers quotidiennement dans un sens et dans l’autre.

Près d’un an plus tard, en août dernier, le directeur de l’Agence foncière nationale, Mohammed Abdalla Swazuri, et le directeur de la Compagnie ferroviaire nationale, Kenya Railways, Atanas Kariuki Maina, sont arrêtés. Soupçonnés de corruption, ils auraient alloué des terrains publics à des personnes avant de les indemniser pour ces mêmes terrains lorsque ceux-ci ont été utilisés pour la construction de la ligne de train. Quelques semaines plus tard, sept responsables de la China Road and Bridge Corporation (CRBC), le constructeur de la ligne, sont arrêtés à leur tour pour avoir corrompu les enquêteurs kényans justement chargés de l’affaire de corruption dévoilée en août.

La Chine ne manque pas aussi d’assurer ses arrières. Bien souvent ses contrats contiennent des clauses plus ou moins secrètes de garanties qui lui livreraient des gisements de matières premières ou des infrastructures si l’Etat africain concerné vient à faire défaut sur les prêts que lui a fournis Pékin. Au Kenya, par exemple, la Chine prendrait le contrôle du port de Mombasa si Nairobi ne peut rembourser les emprunts finançant sa ligne de chemin de fer entre la capitale et le port. En Zambie, comme le relate John Bolton, où le gouvernement est endetté à hauteur de 8 milliards de dollars auprès de la Chine, cette dernière pourrait, selon l’opposition, prendre le contrôle de l’EDF local, Zesco, si le gouvernement zambien venait lui aussi à faire défaut sur sa dette auprès de la Chine.

« Françafrique » version chinoise

La Chine avec ses pratiques douteuses est-elle donc la nouvelle malédiction de l’Afrique ? « Les Chinois ne font que répliquer ce qu’a fait la France avec la Françafrique ou les Etats-Unis avec l’Amérique du Sud. On ne peut pas les excuser, mais il ne faut pas pour autant en faire des boucs émissaires », avance Jean-Joseph Boillot. Les milliards de dollars déversés par la Chine sur le continent noir ont permis de soutenir la croissance. « La Chine a permis de générer une croissance endogène des pays africains. Grâce à elle, l’Afrique s’est sortie de sa trop forte dépendance à ses matières premières », ajoute le chercheur. Que ce soit le formidable développement de la téléphonie mobile, la révolution des transports et la construction d’infrastructures désenclavant une partie de leur territoire, les pays africains le doivent en grande partie à la Chine.

Les leaders africains ne manquent d’ailleurs pas de vanter les avantages de l’argent chinois. Déjà en 2008, le président sénégalais de l’époque, Abdoulaye Wade, dans le « Financial Times » avait souligné que « la Chine a aidé les nations africaines à construire des projets d’infrastructure en un temps record… un contrat qu’il faudrait cinq ans pour discuter, négocier et signer avec la Banque mondiale prend trois mois avec les autorités chinoises ».

Les Chinois vont vite et sont pressés. Cela tombe bien, les Africains aussi

« Les Chinois vont vite et sont pressés. Cela tombe bien, les Africains aussi », témoigne Jean-Joseph Boillot. « Tout ce que nous faisons avec la Chine – j’insiste là-dessus – est parfaitement maîtrisé, y compris le volet financier, le volet de la dette »  a assuré Macky Sall , le président du Sénégal, en septembre à Pékin.

C’est là le signe que les leaders africains sont plus enclins à surveiller d’un peu plus près les projets que leur vend Pékin. En novembre dernier, la Côte d’Ivoire a ainsi annoncé la mise en place d’un comité de suivi des financements chinois. Il aura la charge d’ausculter la conduite d’une quinzaine de projets financés par l’empire du Milieu.

Comme les nations occidentales par le passé, La Chine n’est pas à l’abri de désillusions sur des projets dont la rentabilité n’est pas forcément assurée. Cette puissance a cependant une vision à long terme qui ne correspond pas toujours aux impératifs plus court-termistes des Etats occidentaux ou des institutions multilatérales. La Chine continuera sans nul doute de tisser sa toile sur le continent africain et d’y étendre son influence.

Richard Hiault

Les Echos

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