POLITIQUE
Wagner : Poutine négocie l’après-Prigojine avec Touadéra
La mort d’Evgueni Prigojine, financier du groupe de mercenaires russes, a obligé le Kremlin à intervenir en Centrafrique et à dessiner les contours d’un nouveau Wagner. Mais cela ne se fait pas sans certaines réticences locales, tant les intérêts des uns et des autres sont énormes. Coulisses.
Depuis le 23 août, date du décès d’Evgueni Prigojine dans le crash de son avion, l’avenir du groupe Wagner est sur toutes les lèvres, en particulier à Bangui. Le président Faustin-Archange Touadéra n’a en effet pas hésité à rendre un hommage public au défunt patron des mercenaires russes, devenu ses dernières années un allié et un partenaire de poids des autorités centrafricaines. Mais le chef de l’État cherche surtout à savoir si sa politique d’alliance avec la Russie est, ou non, menacée.
Dans le viseur de Moscou
Le 2 septembre, il a ainsi reçu au palais présidentiel à Bangui le vice-ministre de la Défense russe, Iounous-bek Evkourov – lequel a aussi effectué en août et en septembre des séjours au Mali, au Burkina Faso et en Libye. Au menu des discussions : l’avenir de Wagner et de ses hommes. Selon nos informations, le Russe a confirmé à son interlocuteur l’ambition du Kremlin après la mort d’Evgueni Prigojine : renouveler les cadres de Wagner et assurer une mainmise claire sur le groupe.
À LIRE
Quand Prigojine partait à la conquête de l’Afrique pour Poutine
Le ministère de la Défense russe estime en effet nécessaire de remplacer les ex-lieutenants de Prigojine, jugés potentiellement trop attachés à leur ancien patron, lequel s’était rebellé contre l’armée en juin 2023 au point de lancer ses hommes sur la route de Moscou. Les principaux cadres de Wagner à Bangui, Vitali Perfilev et Dmitri Sytyi, sont donc officiellement dans le viseur de Moscou, ce qui a été confirmé à FaustinArchange Touadéra.
Mais le président centrafricain a fait savoir à son interlocuteur en treillis qu’il ne souhaitait pas que le dispositif en place à Bangui change de manière trop radicale. Selon nos sources, il a notamment plaidé pour un maintien de son homme de confiance, Dmitri Sytyi, lequel supervise toutes les opérations civiles du groupe Wagner en Centrafrique – de la propagande sur les réseaux sociaux à l’exploitation et l’exportation des matières premières.
Sytyi, le propagandiste…
Malgré la mort d’Evgueni Prigojine le 23 août, Dmitri Sytyi reste en effet le principal interlocuteur des autorités centrafricaines au quotidien. Proche de nombre de membres du gouvernement mais surtout du président Touadéra lui-même, il conseille le pouvoir en matière de politique et de communication, et il s’est particulièrement impliqué lors du référendum constitutionnel du 30 juillet dernier, qui devrait permettre au chef de l’État de briguer, à terme, un nouveau mandat.
À LIRE
Wagner en Centrafrique : Dmitri Sytyi, bras droit de Prigojine, de retour à Bangui
Dmitri Sytyi a, par exemple, permis la mise à disposition d’un avion de Wagner pour les activités de mobilisation des membres du gouvernement et des cadres du Mouvement cœurs unis (MCU, parti au pouvoir) dans les régions éloignées de Bangui. Arnaud Djoubaye
Abazène (Justice), Évariste Ngamana (vice-président de l’Assemblée nationale) ou Hassan Bouba (Agriculture) en ont notamment bénéficié.
Proche de la Maison russe de Bangui mais aussi de l’ambassadeur de Russie en Centrafrique, Alexandre Bikantov, Dmitri Sytyi, parfaitement francophone, avait été victime en décembre 2022 d’une attaque au colis piégé qui l’avait écarté de Bangui quelques temps. Il était cependant revenu en terres centrafricaines en avril 2023, à la demande des autorités et du président Touadéra, avant de reprendre aussitôt ses activités.
… et le chef d’entreprise
Dmitri Sytyi continue surtout de gérer le réseau d’entreprises créées par Wagner à Bangui pour exploiter les matières premières du pays, du bois à l’or, en passant par le café. Il collabore pour cela avec plusieurs lieutenants, dont Roman Zoukov, patron de Beagrica. Cette société récemment enregistrée à Bangui est spécialisée dans le café, qui est torréfié dans la banlieue de Douala et exporté du port camerounais vers la Turquie.
Deux autres hommes travaillent avec Dmitri Sytyi : Nikolaï et Kirill. Ceux-ci s’occupent, entre autres, de Wood International, spécialisé dans l’export de bois vers l’Asie – en particulier vers la Malaisie. Wood International a été créée au début de l’année 2023, tandis que Bois rouge, la société jusqu’ici utilisée pour exporter les grumes, a fait l’objet de plusieurs enquêtes et sanctions des autorités européennes et américaines.
À LIRE
Comment Wagner se finance : enquête sur l’eldorado d’Evgueni Prigojine en Centrafrique et au Cameroun
L’exploitation et l’exportation de l’or – en particulier de la mine de Ndassima – se poursuivent elles aussi à grande échelle. Toutefois, et à la suite des enquêtes publiées dans la presse, notamment dans Jeune Afrique –, la sécurité a été renforcée autour des installations ces derniers mois. Les téléphones des employés et des chauffeurs sont désormais confisqués dès leur départ de Bangui vers le site aurifère.
En revanche, les importations ou les exportations du groupe sont perturbées depuis le début du mois de septembre. Selon nos informations, le Cameroun a en effet récemment décidé – sans doute sous pression des États-Unis – de bloquer les marchandises en provenance ou à destination de la Russie. Dans son bras de fer avec Moscou, et pour contrecarrer les activités de Wagner, Washington met depuis plusieurs mois la pression sur Bangui afin qu’elle s’éloigne de ses alliés russes.
Vers un retour de Zakharov ?
« Depuis quelques semaines, Wagner a des problèmes d’approvisionnement en matériel et des soucis financiers », résume un spécialiste du groupe à Bangui, qui explique également que les effectifs des mercenaires ont considérablement chuté dès le mois d’août, et surtout depuis la mort de Prigojine. Les hommes de Wagner seraient aujourd’hui entre 500 et 600, majoritairement cantonnés au camp Garde, à Bangui, où ils disposent d’un dépôt de carburant.
Wagner a abandonné ou dégarni nombre de positions dans les régions de Kabo, Berberati ou Carnot. S’ils restent actifs à Berengo, leur exquartier général, à Ndassima, Boda, Ndélé ou Birao, cette présence est avant tout liée à leurs intérêts dans les commerces d’or et de
diamants. Ils peuvent également s’appuyer sur des supplétifs centrafricains, recrutés par leur partenaire Hassan Bouba dans les rangs de son ancien groupe armé, l’Unité pour la paix en Centrafrique.
À LIRE
Les « Africains » de Wagner : combattants, propagandistes, ingénieurs… Les lieutenants d’Evgueni Prigojine
« Touadéra est attaché à Sytyi car c’est lui qui gère les entreprises et le tissu économique de Wagner, dans lesquels le pouvoir a évidemment des intérêts personnels », résume notre source. Si Dmitri Sytyi pourrait donc être maintenu à Bangui de façon pragmatique, les jours de Vitali Perfilev en Centrafrique semblent, eux, comptés. Moins important aux yeux du président, celui-ci pourrait, selon certaines indiscrétions, être remplacé par Valery Zakharov.
Bien connu des Banguissois, ce dernier a été conseiller de Faustin-Archange Touadéra jusqu’en 2021 avant de regagner la Russie. Formera-t-il de nouveau un tandem avec Dmitri Sytyi – qui a été son bras droit et traducteur –, sous l’œil vigilant du Kremlin ? Moscou a en tout cas confié à ses renseignements militaires, le redouté GRU, le soin de surveiller la reprise en main de l’ancien appareil d’Evgueni Prigojine en Afrique.
Comme au Mali, au Burkina Faso et en Libye, le vice-ministre de la Défense russe, Iounous-bek Evkourov a en effet été accompagné à Bangui début septembre par le général Andreï Averyanov. Pilier du GRU – et patron de l’unité 29 155, liée à de multiples assassinats et campagnes d’ingérence à l’étranger –, il est soupçonné d’avoir organisé la disparition d’Evgueni Prigojine le 23 août. Ce général est aujourd’hui considéré comme un potentiel « repreneur » du groupe Wagner.
Jeune Afrique