Centrafrique : trois reporters russes assassinés et beaucoup de questions

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Orkhan Djemal, Alexandre Rastorgouïev et Kirill Radtchenko ont été tués au nord de Bangui. Les autorités locales incriminent l’ex-Seleka, une coalition de groupes rebelles, mais des zones d’ombre persistent.

Le reporter de guerre Orkhan Djemal, le documentariste Alexandre Rastorgouïev et le caméraman Kirill Radtchenko ont été assassinés dans la nuit de lundi à mardi, sur une route de Centrafrique. C’est la première fois que des journalistes occidentaux trouvent la mort dans ce pays considéré comme l’un des plus dangereux au monde, depuis la disparition de la photoreporter française, Camille Lepage, en 2014.

Les trois journalistes indépendants russes étaient partis pour le compte du Centre de gestion des investigations (TsUR), un média en ligne appartenant à Mikhaïl Khodorkovski, l’oligarque déchu devenu un détracteur du Kremlin. Leur objectif était d’enquêter sur les activités de la société privée militaire russe, Wagner, dont les mercenaires ont combattu en Ukraine et en Syrie.

Fin 2017, Moscou avait obtenu une dérogation auprès du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’embargo concernant la vente d’arme à la Centrafrique ainsi que l’autorisation de lancer un programme d’entraînement des Forces armées centrafricaines (FACA). En mars, cinq officiers ont été envoyés pour former l’armée centrafricaine, ainsi que 170 «instructeurs civils», terme qui pourrait désigner des mercenaires.

Un pays en guerre permanente

Selon Anastasia Gorchkova, rédactrice en chef adjointe de TsUR, le lendemain de leur arrivée, les trois reporters se sont vu refuser l’entrée d’une base d’entraînement russe, à Berengo, l’ancien palais impérial, au sud-ouest de Bangui, sous prétexte qu’ils n’avaient pas d’accréditation officielle des autorités centrafricaines. Le même jour, des policiers les ont coincés à côté de leur hôtel et exigé un pot-de-vin pour «usage illicite» de matériel photo et vidéo.

Lundi, les journalistes ont pris la route en direction de Bambari, à 400 kilomètres au nord-est de la capitale, pour y retrouver un conseiller de l’ONU qui devait leur servir de fixeur (guide et interprète). Ils avaient sur eux plus de 8 000 dollars, et du matériel coûteux. A cause des nombreux barrages sur les routes d’un pays en guerre permanente, le trajet devait durer près de trente-six heures.

Vers 22 heures, ayant parcouru la moitié du chemin, ils sont tombés dans une embuscade aux alentours de Sibut, une zone disputée par plusieurs groupes armés. Leur véhicule se dirigeait alors vers le nord en direction de Dékoa, et non pas de Bambari. Les journalistes auraient été tués sur place. Le chauffeur, recommandé par le fixeur, a réussi à s’échapper et a pu relater les événements. Les autorités locales se sont empressées de signaler «neuf ravisseurs enturbannés» qui ne parlaient «ni le français ni le sango», la langue nationale, et qui auraient confisqué le véhicule des journalistes avant de les exécuter par balle.

Il s’agirait de combattants de l’ex-Seleka (coalition de groupes rebelles qui s’était emparée du pouvoir en renversant le président François Bozizé en 2013 et a été chassée en 2014), assurent les fonctionnaires, repris par les agences russes. La police locale a, quant à elle, rapidement avancé la version du braquage, tout en précisant que les journalistes avaient été prévenus qu’ils étaient sur le point de quitter la zone contrôlée par le pouvoir, et qu’il était dangereux de circuler la nuit tombée. Mais un troisième acteur est également présent dans la région : l’incontrôlable milice anti-balaka, formée à l’origine pour lutter contre les brigands coupeurs de route.

«Question ouverte»

Le ministère des Affaires étrangères russe (MAE), qui s’est engagé à rapatrier les corps, n’était pas au courant de la mission. Les journalistes auraient obtenu des visas de tourisme et n’ont pas prévenu l’ambassade à leur arrivée. Sur sa page Facebook, la porte-parole du MAE, Maria Zakharova, a qualifié «de sottises» les insinuations selon lesquelles la mort des journalistes pourrait avoir un lien avec l’objet de leur enquête :«Vu où les corps ont été retrouvés, ils n’étaient pas du tout en train d’avancer dans la direction où travaillent les instructeurs», dont la présence en Centrafrique «n’a rien de sensationnel», écrit-elle. «Ce qu’ils faisaient réellement en Centrafrique, quels étaient leurs objectifs et leur mission, reste une question ouverte».

La communauté des journalistes russes qui enterre trop souvent les siens ces dernières années, est bouleversée par la perte de trois collègues d’exception. Et par les zones d’ombre qui entourent leur disparition. L’intrépide Orkhan Djemal, né en 1966, est une légende du journalisme de guerre.

Il a couvert le conflit avec la Géorgie en 2008, a été gravement blessé en Libye en 2011, ce qui ne l’a pas empêché de partir dans le Donbass dès 2014. Alexandre Rostorgouev, 47 ans, considéré comme l’un des documentaristes les plus saillants de sa génération, a réalisé, entre autres, un projet sur les leaders de la contestation anti-Kremlin entre 2011 et 2012. Le chef-opérateur Kirill Radtchenko, 33 ans, le moins connu des trois, avait travaillé en Syrie en 2016 et participé à un projet multimédia sur l’élection présidentielle en Tchétchénie, en 2018. 

Veronika Dorman

LIBERATION

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