Centrafrique : M. Doui Yabéla Alexis, ce n’est pas M. Roland Marchal qui a pensé et exécuté « l’opération Barbarossa contre les ennemis de la paix » !

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La première année fut donc celle de la mise en place d’une élite gouvernante qui (ré)apprenait rapidement son métier et surtout se gargarisait de sa légitimité nouvelle. Cependant, la résolution de certaines questions impliquait de faire des choix, d’adopter des orientations liant l’action du gouvernement. Trois problèmes devinrent de plus en plus prégnants.

Le premier tenait au fait que les ministres et leur président hésitaient beaucoup à voyager
en province, que les grands discours étaient prononcés de Bangui et que cette réalité agaçait jusqu’aux Nations unies, qui devaient parfois attendre plusieurs semaines avant d’obtenir qu’un haut cadre du gouvernement vienne inaugurer un projet achevé ou un bâtiment public reconstruit.

Le deuxième avait trait à la situation sécuritaire de plus en plus délicate à Bangui et en
province. Les promesses non tenues ou les attentes déçues ne pouvaient améliorer le climat dans l’ensemble du pays. Paradoxalement, l’opération Sangaris, pour obtenir un calme relatif, avait accepté une dualité de pouvoir permettant à des groupes armés de s’enraciner dans des zones rurales. Faute de calendrier de négociation, faute également de propositions tangibles, ces derniers tentaient, comme ils le feraient souvent les années suivantes, de se réorganiser et de se coordonner, ce qui allait déboucher sur de nouveaux combats fratricides.

Le troisième problème était lié à la dynamique propre à la communauté internationale, notamment à une rivalité accrue, sans doute plus personnelle qu’institutionnelle, entre les représentants de l’Union africaine et ceux des Nations unies. Rien d’extraordinaire à cela mais lorsque la question des négociations avec les groupes armés rebondit, le gouvernement dut s’exprimer.

L’hostilité vis-à-vis de la Séléka était perceptible au sommet de l’Etat, pour des raisons
communautaristes autant que politiques. Le président Touadéra et son Premier ministre étaient diacres dans des Eglises du réveil à l’instar de François Bozizé, et leurs cercles étaient radicalisés sur la question de la place des musulmans au sein de l’appareil d’Etat35. Les propos tenus sur le président de l’Assemblée nationale, l’insubmersible Karim Meckassoua, deuxième personnage de l’Etat, ne laissaient guère d’illusions en ce qui concerne la pacification des esprits : entre compétition politique et acrimonie sociologique, le musulman restait plus que jamais un étranger.

La création d’un parti présidentiel a été une préoccupation dès les premiers mois, mais la
situation politique était délicate. Le président ne disposait pas d’une majorité parlementaire
propre ; il jouissait d’un appui qui permettait à ses 35 députés d’accueillir les indépendants ainsi que les députés des partis alliés. Le contrôle du Parlement où il avait dû accepter la présidence de Karim Meckassoua, élu avec 65 voix sur 127, était une gageure car ce dernier faisait flèche de tout bois pour attester de son rôle dans la république, ce qui agaçait au plus haut point les gouvernants et la direction de la Minusca, qui considéraient l’Assemblée nationale comme une simple chambre d’enregistrement de la volonté du pouvoir exécutif. Comme nous le verrons, il fut finalement bouté de ce poste en octobre 2018, quelques semaines avant la création officielle du parti présidentiel, devenu par la même occasion majoritaire au Parlement.

S’est également posée la question du KNK : comment en recueillir les cadres et l’appui
populaire tout en mettant hors jeu les caciques du régime Bozizé qui n’étaient pas tous disposés à passer sous les fourches caudines du nouveau régime ? Et que faire de la famille Bozizé dont un des fils, Francis, était rentré à Bangui et s’activait dans la communauté gbaya et chez les militaires qu’il avait dirigés pendant des années en tant que vice-ministre de la Défense ?

Cet état des lieux serait incomplet si l’on n’évoquait la montée, très tôt, d’un climat d’intolérance à Bangui et de tensions militarisées dans le reste du pays. Le culte de la personnalité n’avait pas été un fondement du régime Bozizé mais il l’est devenu sous Touadéra. L’absence d’imagination politique ne laisse aucun doute sur la probable consolidation autoritaire du régime, bien au contraire. Le patriotisme a promu le président plus que la nation, qu’on n’avait plus besoin de réconcilier puisque le problème était le fait des allogènes (musulmans) armés par l’étranger. Bien avant l’arrivée du Groupe Wagner, ce discours est devenu prépondérant dans le débat public et a justifié les coups de menton des uns et les arrestations des autres. Un projet autoritaire était clairement en train de prendre forme et la coopération militaire avec la Russie l’a doté de technologies plus modernes, plus efficaces et aussi, on en conviendrait ensuite, plus sanglantes.

Certes, la situation sécuritaire restait précaire, même si grâce à la Minusca et aux diverses
forces de sécurité, la pacification de l’Ouest centrafricain avait progressé. La situation dans l’Est et la partie nord du pays demeurait problématique. Le régime était aussi face à ses propres contradictions. L’un des principaux fauteurs de troubles à Bangui, un chef milicien nommé Nimery Matar (alias « le général Force »), stipendié par le candidat Touadéra, recevait une aide financière mensuelle pour scruter les dynamiques politiques dans le quartier musulman et, on l’imagine sans preuve, minimiser l’action clandestine des opposants ou des mouvements armés. Restaurer l’ordre dans ce quartier ne fut donc pas une sinécure, surtout lorsque les Nations unies étaient à l’œuvre. Il a fallu toute l’incompétence d’un général sénégalais pour transformer son arrestation ou des opérations de simple police en batailles rangées, mais on ne pouvait changer les Nations unies : après le renvoi en août 2015 du représentant spécial, le général Babacar Gaye, pour avoir minimisé les viols commis par des casques bleus, il était impossible à New York de sanctionner un second général sénégalais, même inapte36. Ce furent finalement les mercenaires de Wagner qui pacifièrent le PK5 en utilisant des méthodes plus ou moins orthodoxes quelques semaines plus tard, avant l’été 2018 : l’élimination des plus inflexibles et la transformation des autres en milices auxiliaires du nouvel ordre mis en place avec la Russie.

Pour contrôler Bangui, faire taire les oppositions et magnifier le régime, la présidence
mobilisa plusieurs techniques de contrôle social.

D’abord, les manifestations patriotiques, notamment les fêtes nationales et autres défilés
aux buts officiels, au cours desquels, rémunérés ou non, les fonctionnaires et leurs familles
se pressaient pour rendre hommage au président, plus qu’à la république. Les Banguissois
goutaient généralement ces rassemblements festifs où était étrenné un nouveau pagne ou
un costume offert par leur administration, mais l’humeur changea quand il apparut que les
cadeaux étaient moindres et qu’il fallait en être avant tout pour témoigner de son indifférence aux partis d’opposition.

Ensuite une milice, les Requins de la Centrafrique, composée de jeunes du parti présidentiel et de membres choisis de la garde présidentielle, qui opérait en toute impunité grâce aux renseignements fournis par des membres du Groupe Wagner, arrivés en RCA début 2018 en tant que formateurs russes37. Il faut souligner que la garde présidentielle n’apparaissait pas dans le plan de défense nationale défini en accord avec les bailleurs internationaux, que son recrutement s’était effectué de manière opaque, essentiellement dans le groupe ethnique du président, et que sa formation et l’attribution d’un imposant armement n’avaient respecté aucune des règles fixées en accord avec le régime de sanctions onusiennes acceptées sans grand problème pour les FACA. De plus, cette garde présidentielle dont le but aurait été de protéger les plus hautes autorités de l’Etat et les édifices régaliens étendit rapidement ses fonctions, surveillant les principaux axes routiers, des bâtiments officiels, l’aéroport de Bangui, et installant des barrières où des taxes indues étaient collectées, attestant de l’appétence de certains corps habillés pour le rançonnement de la population. Les Requins de la Centrafrique fut créée au printemps 2019 en réaction aux activités d’une coalition d’associations de la société civile et de partis politiques, E Zingo Biani (Front uni pour la défense de la nation), qui entendait protester contre les accords de paix signés à Khartoum en février 2019 (qu’on analysera plus loin). Composé donc pour l’essentiel de jeunes du parti présidentiel, ce groupe a d’abord été très actif sur les réseaux sociaux, diffusant des messages de haine qui visaient l’opposition. Son
autodissolution a été annoncée en juillet 2019, mais de nombreux témoignages, centrafricains et étrangers, accréditent l’idée que depuis cette date, en coordination avec des éléments choisis de la garde présidentielle et des éléments de Wagner, ses membres ont multiplié les opérations extrajudiciaires (surtout à partir de décembre 2020), enlevant et torturant des militaires de rang divers (en majorité des Gbaya) ou exerçant des menaces physiques contre des activistes de la société civile. Leur impunité est totale, comme le prouve le fait qu’ils circulent à toute heure du jour et de la nuit y compris pendant les couvre-feux, et que les autorités judiciaires n’interfèrent pas dans leurs activités. Ils sont le pendant centrafricain de Wagner, dénient tout lien avec la présidence, même si les noms de plusieurs conseillers ou proches de Touadéra et de cadres du parti présidentiel circulent dans les milieux informés de la société civile centrafricaine et chez les diplomates internationaux. Il faut terrifier l’opposition.

Enfin, une série de mouvements citoyens ont émergé dans la même période, dont la vocation initiale était de faire masse et d’appuyer le parti présidentiel, en particulier lorsque ce dernier ne pouvait officiellement s’exprimer sans provoquer une réaction des alliés dans la région. Parmi eux, citons notamment le Front républicain d’Héritier Doneng, et surtout l’emblématique Plateforme de la galaxie nationale centrafricaine. Cette dernière a moins agi que menacé, davantage invectivé que débattu avec les opposants centrafricains et, évidemment, la France, les Nations unies, etc.38. Le parti présidentiel s’était rapidement révélé incapable de s’en charger puisqu’il servait plutôt d’antichambre aux nominations dans l’appareil d’Etat et de machine électorale. Mais l’extrémisme des positions défendues par ces mouvements citoyens, l’agitation de multiples complots aussi secrets que fantaisistes, l’impunité absolue de ses cadres ont radicalisé la rhétorique et le
comportement de leurs membres, quitte à élargir le bassin de recrutement des Requins. La France et ses diplomates sur place ont évidemment tenté de réagir aux multiples provocations, appels à la haine contre les citoyens français, menaces contre les entreprises hexagonales (peu nombreuses) et les locaux de l’ambassade. Il était pour le moins curieux après les élections de 2021 d’entendre sur les radios locales des responsables gouvernementaux, souvent des conseillers à la présidence ou des individus notoirement proches du président, tenir des propos incendiaires contre la France, à l’opposé des propos officiels lénifiants. Sans doute, compte tenu de l’histoire, était-il difficile d’assimiler simplement le discours centrafricain anti-français dont la genèse et les arguments étaient bien connus (et pas forcément infondés) et une politique russe qui visait plutôt à durcir
et systématiser ces arguments en jouant des mécanismes de la rhétorique panafricaniste,
dont certains membres de l’entourage présidentiel étaient spécialistes39.

La bonhomie du personnage élu en 2016 perdure. Le président Touadéra peut toujours
être cordial, ouvert et sympathique, à l’image d’autres dirigeants de la région. La réalité de
son pouvoir est tout autre. Il est frappant de constater à quel point la peur s’est installée
depuis 2018. Une conversation qui pouvait avoir lieu dans un bar nécessite aujourd’hui
de prendre un rendez-vous dans un endroit discret ; la plaisanterie politique qui était un art de vivre l’Etat s’est tarie à Bangui. Rien de tout cela n’aurait été possible sans le soutien du
Groupe Wagner qui a gagné ses batailles dans la capitale, a su y mettre au pas une dissidence bruyante et a rendu au président une crédibilité avec le contrôle de la plus grande partie du territoire national. Finie la peur d’une fin de régime humiliante où il aurait fallu se calfeutrer chez soi à Boy-Rabe, comme cela s’était produit avant 2018 lors d’affrontements dans Bangui. Mais ces victoires, ces ressources ont été mises au service d’un projet dessiné par Touadéra et ses plus proches conseillers : leur maintien au pouvoir, quoi qu’il en coûte à la population.

A suivre….!!!

Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme

Les Etudes du CERI – n° 268-269 – Roland Marchal – octobre 2023

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