Centrafrique : « Lorsque l’autorité centrale ne fait plus peur, alors là, ça devient totalement ingérable », dixit Onanga Anyanga

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Parfait Onanga-Anyanga, le chef de la Minusca, l’opération de maintien de la paix de l’ONU en Centrafrique, a reçu «Libération» à Bangui et répond aux critiques qui visent les Casques bleus sur place.

Les missions de paix des Nations unies en Afrique sont souvent sur la sellette. En république démocratique du Congo (RDC), la publication de documents confidentiels, les «Congo files», révèle comment l’ONU aurait cherché à cacher la vérité sur l’assassinat de deux ses employés dans la région du Kasaï en mars 2017. Dans le pays voisin, la Centrafrique, la Minusca, la mission de paix sur place depuis 2014, fait elle aussi l’objet de véhémentes critiques qui dénoncent la passivité récurrente des casques bleus face à l’augmentation des affrontements meurtriers dans le pays.

Certes, ces accusations sont nettement moins graves que celles qui se font jour en RDC. Mais en Centrafrique, elles placent la Minusca dans une position d’autant plus délicate, qu’au-delà d’une impuissance réelle face à certaines tueries, de nombreuses fake news relayées sur les réseaux sociaux locaux renforcent l’hostilité contre les Casques bleus.

Le jour où Libération a rencontré le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies sur place, le Gabonais Parfait Onanga-Anyanga, son bureau publiait un communiqué dénonçant une rumeur de collusion entre la Minusca et la France pour favoriser le chaos dans le pays. En poste depuis 2015, Parfait Onanga-Anyanga revient sur cette inflation de rumeurs explosives et détaille le rôle des Casque bleus dans le pays.

Une nouvelle rumeur sur une collusion entre la Minusca et la France pour favoriser le chaos a obligé la mission de l’ONU à sortir de son silence pour la démentir. Comment expliquer vous cette multiplication de fake news dans ce pays ?

On a un vrai problème, avec une presse locale qui fait parfois preuve d’une inventivité fascinante et dangereuse. Mais désormais, avec les réseaux sociaux, c’est chaque citoyen qui a entre ses mains des outils de désinformation. Il suffit d’appuyer sur un bouton et la rumeur se diffuse de façon exponentielle. Elle s’enracine toujours, devient plus destructive, là où la société est déjà fragmentée comme c’est le cas dans ce pays.

Or le vrai défi c’est de savoir si on veut changer la fatalité de l’histoire. Les Centrafricains eux-mêmes font le constat d’un bilan catastrophique : un pays qui a fait faillite depuis soixante ans, où l’Etat ne dispose toujours pas du monopole de la violence légitime, ne peut toujours pas déployer son administration et répondre aux besoins les plus élémentaires de ses populations. Au-delà du défi de la sécurité, on se trouve aussi face à une pauvreté abjecte. L’un des objectifs des Nations unies ici, c’est justement d’accompagner la reconstruction de l’Etat.

Elle semble encore loin d’être accomplie… Et les efforts de la Minusca sont peu visibles.

Ici, nous n’avons pas, comme ce fut le cas dans le passé, au Cambodge ou au Timor oriental, des pouvoirs exécutifs pour remettre le pays sur pied avant de le confier à des autorités légitimes. Dans ce pays, la violence a été telle en 2014, que le Conseil de sécurité a voulu d’abord mettre un couvercle pour arrêter l’hémorragie. Ensuite, nous avons rétabli les autorités à travers notamment des élections crédibles, sans régler, c’est vrai, les questions fondamentales.

A savoir la sécurité et les besoins de base. Nous sommes dans une situation où l’ONU reconnaît qu’il y a un Etat souverain, même si c’est une souveraineté affaiblie, confisquée par des seigneurs de guerre qui tiennent les deux tiers du territoire et ont parfois des capacités plus fortes que celles de l’autorité centrale.

Mais cette souveraineté limitée laisse le gouvernement et la Minusca impuissants face aux tueries récurrentes comme à Alindao au sud-est du pays, le 15 novembre… Comment expliquer cet échec ?

Le désastre produit à Alindao, c’est une frustration partagée. A Alindao, ce qui m’horrifie, c’est l’instrumentalisation d’une minorité musulmane qu’on envoie comme une déferlante sur une population déplacée. Tout ça à cause de la mort de trois personnes ? Tout meurtre est condamnable, mais dans ce cas précis on a une réaction disproportionnée avec, au final, une soixantaine de morts, un site incendié, la profanation des lieux de culte et même des corps des victimes décédées.

On a atteint les profondeurs d’une horreur qui ne vise pas simplement à se défaire de l’autre mais à le déshumaniser. Au-delà de la violence de l’attaque, le résultat c’est la fracture qui s’installe désormais : comment peut-on rétablir le vivre ensemble, après un tel carnage ?

Ça n’explique pas la passivité des Casques bleus pendant ce drame, qui a choqué beaucoup de Centrafricains.

Mais qu’est-ce qu’on avait à Alindao ?

Un poste militaire temporaire, installé près du site de déplacés. Avec 40 Casques bleus pour une ville de 30 000 habitants. C’est de la dissuasion. Mais lorsque toute une communauté instrumentalisée se lance dans la bataille, et bien je suis désolé, mais ces Casques bleus qui ne sont pas des victimes expiatoires, vont se retrouver, par réflexe naturel, contraints de se protéger eux-mêmes. Il ne faut pas oublier que nous travaillons en flux tendus sur un territoire vaste comme la France et la Belgique réunies, sans véritable réseau routier. Une force de 12 000 hommes, ça peut sembler énorme.

Ici, ça équivaut à un Casque bleu pour 10 km2, et pour 400 Centrafricains. Rien que la région du sud-est du pays, c’est l’équivalent de la Tunisie, avec seulement 150 hommes. Et c’est bien pour cette raison que le Conseil de sécurité avait accordé en novembre 2017, une augmentation de troupes à hauteur de 900 soldats supplémentaires. Un an plus tard, nous n’avons pas encore la totalité de ces troupes. Nous attendons toujours 350 Népalais.

Donc, c’est facile de crier au loup et de faire le constat d’échec de la Minusca. Je ne le discute pas, je dis simplement que la tâche est difficile dans une configuration très compliquée. Personne en revanche, ne nous remercie, ne reconnaît nos succès, à Bangassou, à Bambari, lorsque nous allons sauver des populations. Au fond, nous sommes le bouc émissaire idéal. On est dans une situation impossible et on attend de nous des miracles.

Or la réponse n’est pas que militaire ou sécuritaire. Il faut aussi redonner au politique toute sa place. Et là, c’est d’abord la responsabilité du gouvernement. Il faut occuper le terrain, nous savons très bien où sont les zones de tensions. Il faut aussi dire aux Centrafricains : «Arrêtez de vous massacrer, c’est une décision que vous pouvez prendre d’embrasser la paix.»

Les Centrafricains ont-ils les moyens de ce sursaut ?

Souvent, ceux qui s’offusquent de nos limites, ne cherchent pas à porter un message de paix, ce qu’ils veulent c’est la vengeance. Ce qui se passe à Alindao comme dans d’autres localités frappées par les violences, correspond d’abord à des dynamiques locales. Mais lorsque l’autorité centrale ne fait plus peur, lorsque les populations pensent pouvoir se faire justice elles-mêmes et vont comme à Sosso-Nakombo [au sud-ouest du pays, ndlr], début octobre, saccager un centre de gendarmerie pour s’en prendre violemment à trois Chinois, qui seront découpés en petits morceaux, alors là, ça devient totalement ingérable.

Il aurait certainement fallu que nous ayons le double de nos capacités actuelles, mais nous faisons avec ce que nous avons. C’est déjà une mission dotée d’un milliard de dollars, ce n’est pas rien ! Moi je ne suis pas là pour dire aux Etats membres, faisons toujours plus. Je dis aux Centrafricains : «Faisons avec l’outil que nous avons.» Le moment venu, nos forces joueront leur rôle pour accompagner une résolution politique de la crise, y compris par la coercition militaire.

Sauf que votre mandat n’a pu être renouvelé ce mois-ci au Conseil de sécurité. Ce mandat en attente de renouvellement n’est-il pas aujourd’hui affaibli ?

Non, il y avait déjà eu un report technique semblable, de trois mois, en 2017. Nous ne sommes pas affaiblis. Ce qui a toujours fait notre succès dans ce pays c’est l’unité des membres du Conseil de sécurité.

Mais est-ce encore le cas, alors que la Russie semble avoir des exigences nouvelles pour affirmer son rôle en Centrafrique ?

Je ne nie pas que les acteurs aient parfois des divergences. A un certain moment, nous avions une proposition de processus de paix proposée par la Russie, qui a pu sembler concurrente à celle mise en place par l’Union africaine. La question a été réglée à New York, le 27 septembre, et désormais tout le monde valide le processus initié par l’Union africaine.

Il faut laisser aux Etats membres le temps d’harmoniser leurs points de vue. J’ai bon espoir que ce sera fait avant le 15 décembre, la nouvelle date du renouvellement du mandat. De toute façon, il n’y a pas de place ici pour une compétition entre grands acteurs de la communauté internationale. Aucun Etat ne peut apporter, seul, la réponse aux défis de la Centrafrique, on ne peut que mutualiser les efforts.

Par Maria Malagardis, envoyée spéciale à Bangui (Centrafrique).

LIBERATION

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