Centrafrique : l’histoire secrète du renvoi des casques bleus gabonais

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A première vue, l’établissement n’a rien pour déclencher une crise diplomatique majeure. Il s’agit d’un débit de boissons exigu. Jusqu’à l’année dernière, ce lieu était le point de rencontre de tous les voyageurs qui, épuisés par le chaos des pistes centrafricaines, faisaient une halte à Alindao, à près de 500 km à l’est de Bangui. Situé à proximité de la gare routière, l’établissement était connu pour disposer d’électricité jusque tard dans la nuit, mais également pour accueillir des jeunes femmes qui se prostituaient. C’est pourtant dans ce bar perdu au milieu de la brousse que s’est nouée l’affaire qui a fini par conduire à l’expulsion de tous les soldats gabonais de Centrafrique.

Quand, le 15 septembre, le ministère de la défense gabonais est obligé de reconnaître, par communiqué, que « ces dernières semaines, des faits d’une particulière gravité, contraires à l’éthique militaire et à l’honneur des armées, commis par certains éléments des bataillons gabonais […] ont été rapportés », il fait indirectement référence aux activités du bar. Au moins dès 2020, les casques bleus gabonais ont commencé à fréquenter l’établissement, situé à proximité de leur base. Au fil des mois, ils vont contribuer à sa réputation : selon les constatations des enquêteurs des Nations unies envoyés sur place au mois d’août 2021, l’électricité qui alimentait ce lieu était détournée des générateurs de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca). Contactée, la présidence gabonaise ne nie pas le câblage, mais affirme qu’il préexistait à l’arrivée des Gabonais, et a donc été installé par un autre contingent.

Des soldats isolés

Le débit de boissons était situé à proximité de la base temporaire de la Minusca (Tempory Operational base, TOB), et géré par des notables de la ville. Il avait été installé en 2018, après les massacres commis à Alindao par des groupes armés qui avaient laissé plus de 120 morts. C’est à la suite de ces affrontements que le contingent gabonais avait été positionné dans la ville, en renfort. Sa mission principale était de protéger les camionneurs à l’approche d’Alindao. La zone était en effet contrôlée par l’un des groupes armés les plus puissants du pays, l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), qui s’adonne à de nombreux braquages et rackets.

A l’origine temporaire, le campement des casques bleus va s’organiser et devenir plus pérenne. C’est l’Etat gabonais – via son ministère de la défense -, et non la Minusca, qui en finance la construction ainsi que l’entretien. Cependant, Libreville ne réalise que des investissements limités dans les infrastructures et les conditions de vie restent très sommaires pour les soldats : pas de loisirs, pas de Wi-Fi. Les militaires sont isolés. Un vol en provenance de Bangui ne vient les approvisionner qu’une fois par mois. Surtout, au gré des rotations, ce sont toujours les mêmes soldats qui reviennent. Avec le temps, ils commencent à fréquenter le débit de boissons situé à côté de leur base, ainsi que les femmes qui s’y prostituent.

La population d’Alindao réagit diversement aux activités nocturnes des casques bleus, mais certains habitants profitent de l’opportunité économique. Les habitudes des militaires gabonais sont rapidement connues des travailleurs humanitaires qui opéraient sur place. Un rapport du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) publié en janvier 2020 fait, mezzo voce, état de six violations commises par les casques bleus sur des civils dans le département de la Basse-Kotto, dont Alindao est le chef-lieu. Mais ces signalements passent inaperçus, car recensés dans des termes extrêmement abscons. Une violation par des casques bleus est ainsi répertoriée sous l’appellation « INS ».

La pression de Guterres

Il faut attendre le premier signalement en avril 2021 d’une habituée du débit de boissons, qui dépose une plainte contre un militaire au sujet du non-versement d’une pension alimentaire, pour que la Minusca déclenche une enquête interne. Au bout de quelques mois, la mission récolte cinq témoignages. Les premiers éléments sont considérés comme assez graves pour remonter directement à New York, dans les services du secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, Jean-Pierre Lacroix. Dans les qualifications du droit international, les faits s’apparentent à de l’exploitation sexuelle sur personnes vulnérables, ce qui oblige Lacroix à signaler l’affaire au secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Depuis la mise en place de la Minusca en 2015, de nombreuses affaires d’abus sexuels de la part des casques bleus ont sérieusement abîmé la réputation de la mission auprès de la population. En 2016, le contingent gabonais avait déjà été accusé. Soucieux de montrer que l’ONU ne tolère pas ces comportements, Guterres veut taper fort.

Le 7 septembre, il demande au Gabon de désigner un enquêteur national sous cinq jours ouvrables, qui aura 90 jours pour rendre ses conclusions. A Libreville, c’est la sidération. Le ministre de la défense Michael Moussa Adamo est pris de court. Ne pouvant fournir les réponses demandées par l’ONU dans le temps imparti, il assiste, impuissant, à l’annonce de la demande de rapatriement du contingent gabonais par l’ONU le 15 septembre.

Libreville tente d’instiller le doute

Très vite, Libreville riposte et pointe le peu d’éléments apportés par l’ONU à l’appui de ses accusations. Des enquêteurs de l’armée gabonaise se rendent à Bangui du 19 au 28 septembre, mais les services de la Minusca refusent de leur faire rencontrer les victimes, afin de préserver leur anonymat. Au mieux, ils peuvent écouter les enregistrements audio des auditions.

Dans une conférence de presse datant du 7 octobre, le porte-parole de la présidence, Jessye Ella Ekogha, présente les conclusions gabonaises : « Aucune des accusations d’agressions sexuelles qui ont été portées ne sont fondées » [sic]. Invité par le chef d’Etat Ali Bongo à Libreville le 11 octobre, son homologue centrafricain Faustin-Archange Touadéra prend ses distances avec les conclusions de la Minusca et demande « les éléments précis pour apprécier [l’affaire]« .

Le 12 octobre, le chef du bureau régional des Nations unies pour l’Afrique centrale, le Guinéen François Louncény Fall, s’entretient à Libreville avec Ali Bongo et ses conseillers à ce sujet. Michael Moussa Adamo s’envole le lendemain à New York pour rencontrer Guterres (AI du 15/10/21).

Image dégradée et perte financière

Si la contre-offensive est aussi forte, c’est que l’affaire constitue un enjeu réputationnel pour le Gabon. Elle éclate deux mois avant l’entrée du pays au Conseil de sécurité de l’ONU pour deux ans. Le chef de la délégation gabonaise, Michel Xavier Biang, prépare d’ores et déjà une résolution portant sur les droits des femmes (AI du 07/01/22). Le Gabon revendique en effet depuis plusieurs années une diplomatie féministe, notamment sous l’impulsion de la première dame Sylvia Bongo, particulièrement active à ce sujet sur les réseaux sociaux.

Mais l’enjeu est aussi financier pour le Gabon. Les missions de maintien de la paix constituent une manne non négligeable pour l’armée gabonaise. Selon les règles définies par l’ONU, pour chaque soldat déployé, l’armée gabonaise touche 1 430 $ par mois de compensation, auxquels il faut ajouter le remboursement du matériel. Selon nos estimations, la perte financière pour le bataillon de 450 hommes s’élève à 10 millions de dollars par an. Une telle affaire va placer le Gabon au ban des missions de maintien de la paix pour de nombreuses années.

La Cemac s’efface dans le conflit centrafricain

Avec le départ du Gabon, c’est un autre pays membre de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) qui voit ses troupes quitter la République centrafricaine. En 2017, 630 soldats congolais avaient été rapatriés pour des faits similaires. Il ne reste plus désormais que le Cameroun.

En 2002, c’était pourtant la Cemac qui avait lancé la première mission de maintien de la paix internationale en Centrafrique, la Fomuc (Force multinationale en Centrafrique). Celle-ci avait été remplacée en 2008 par la Micopax (Mission de consolidation de la paix en Centrafrique), lancée sous l’égide de la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (CEEAC), mais composée uniquement sur le terrain des troupes gabonaises, congolaises, équato-guinéennes, tchadiennes et camerounaises. En 2013, quand l’Union africaine prend le relais avec la Misca (Mission internationale de soutien à la Centrafrique), la composante « force » est alors dirigée par le général congolais Jean-Marie Michel Mokoko.

La perte d’influence du voisinage proche et des partenaires historiques de la Centrafrique se voit jusqu’à Alindao. Depuis trois mois, c’est le contingent rwandais, nouvel allié de Bangui, qui remplace les Gabonais. Ces derniers ont laissé derrière eux leur matériel, mais les nouveaux occupants de la base n’ont pas demandé à le récupérer. Libreville devra donc travailler à son rapatriement dans les prochains mois.

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