Centrafrique : les FACA et l’involution des groupes armés : prédation et impossible institutionnalisation

0
188

 

Les représentants de la communauté internationale à Bangui n’étaient pas très rassurés fin
décembre 2015. Certes, la validation d’une nouvelle Constitution demandée par le Forum de Bangui s’était tenue mais dans des conditions de grande violence. Les forces internationales devaient s’activer pour faire passer de nouveaux messages incitant les groupes armés à la patience afin que les élections présidentielle et parlementaire se déroulent le mieux possible. Las, les élections parlementaires furent annulées à cause de leur mauvaise tenue, et entre les deux tours du scrutin présidentiel, les internationaux demandèrent aux deux candidats en lice de poursuivre le programme de la transition, qui restait inachevé. Le gouvernement de transition de Catherine Samba-Panza avait certes accédé au désir français d’organiser des élections le plus vite possible, mais au prix d’un relâchement très net de la mise en œuvre dudit programme. Le candidat Touadéra avait répondu positivement à cette requête, au soulagement de tous. Le problème fut qu’après le second tour, il s’y refusa en arguant de la légitimité acquise par l’élection : un argument imparable et pourtant tellement prévisible…

La question de la négociation avec les groupes armés s’est retrouvée encastrée dans un
ensemble de problématiques plus vaste, la trop fameuse réforme du secteur de la sécurité,
incluant notamment la refondation de l’armée et les nouveaux mandats des forces de sécurité. De très nombreux experts avaient mis en garde dès le début de la transition sur le risque de répéter une démarche pariant sur un programme de DDR dépolitisé déjà tentée de nombreuses fois en RCA avec à terme des échecs retentissants40. Une telle unanimité aurait dû alerter les acteurs diplomatiques. Il n’en fut rien sans doute parce que, comme la justice transitionnelle, le DDR et la refondation de l’armée constituaient des piliers dans la construction intellectuelle de l’interventionnisme libéral. Si abstraitement tout le monde pouvait être d’accord sur un tel agenda, la manière dont il était mis en œuvre dans un contexte politique donné constituait le plus souvent une indication très forte de la réussite ou de l’échec prévisible d’un tel processus.

En Centrafrique (comme au Tchad depuis 1984), ce type de programme avait été mis en
œuvre de nombreuses fois, notamment après les premières émeutes de Bangui en 1996, pour des résultats jugés calamiteux au regard des événements qui avaient suivi. Il fallait donc avant tout comprendre la raison de cet échec, et non se demander, comme je l’ai entendu de la bouche de certains experts onusiens, s’il était possible de faire un copier-coller de certaines parties de rapports écrits pour la Côte d’Ivoire. Une telle évaluation rétrospective n’a jamais été faite, à moins que les Nations unies aient décidé de ne jamais la publier comme cette institution en a l’habitude dès qu’un texte est critique41. On attend également avec impatience que l’armée française publie la sienne puisque son rôle a été cardinal dans ce programme.

Il ne s’agissait pas de nier l’urgence d’un DDR ni d’une refondation de la sécurité en RCA,
mais de ne pas sombrer dans la naïveté du technicien qui oublie la politique et le fait que les recrues appartiennent à des institutions qui ont leur propre histoire, et à un champ politique dans lequel la division des tâches coercitives ne se décline pas seulement en fonction de la loi. Tous les travaux réalisés sur les armées et les milices (djihadistes ou non) rappellent que les appareils étatiques de coercition sont des objets socialement complexes qui interagissent avec d’autres dans leur société et ont des rôles, ou même des fonctions, qui vont bien au-delà du maintien de l’ordre. Le livre de Peer Schouten42, après bien d’autres écrits, ne dit rien d’autre : la reconstruction de l’Etat emprunte des voies qui ne sont pas celles normées par la loi. En République centrafricaine d’ailleurs, certaines organisations non gouvernementales (ONG) se sont intéressées hors de Bangui à des structures plus complexes de médiation de conflits, mais il aurait fallu qu’une autorité valide et systématise ces approches, ce qui ne fut pas fait, par conformisme ou par volonté de rendre aux forces de l’appareil d’Etat un monopole qu’elles n’ont pourtant jamais eu.

En 2014 par exemple des inquiétudes ont été formulées tant au niveau centrafricain
qu’international au sujet des « corps habillés »43. Trois problèmes, entre autres, ont été repérés. D’abord, une culture de harcèlement de la population ordinaire : les contrôles de papiers n’étaient souvent que le prétexte à obtenir des prébendes, ils étaient courants et la bonhomie ne régnait pas pendant l’exercice. Ensuite, la réintégration sans vérification de leur passé récent de ceux qui avaient rejoint les anti-balaka (plus rarement les Séléka) allait de pair avec la disparition d’armes, les vengeances, etc. Enfin, des recrutements avaient eu lieu dans la courte période où la Séléka avait « gouverné » le pays, et la question était de savoir ce qu’il était possible de faire avec les nouvelles recrues, et même si elles seraient acceptées par leurs collègues en poste avant 2013.

L’armée posait plusieurs problèmes. Les conditions dans lesquelles le régime Bozizé s’était
effondré indiquaient que, par défiance, peu d’armes avaient été distribuées : la déroute des
militaires face à la Séléka était d’abord celle du régime. Après 2011, les recrutements s’étaient multipliés surtout en milieu gbaya, ce qui avait donné lieu à des polémiques publiques car nombre de candidats recalés expliquaient avoir payé pour intégrer les FACA. Des contingents (notamment les parachutistes) avaient basculé du côté des anti-balaka à plus de 70 %44 pour des raisons moins liées à une supposée allégeance au régime de Bozizé qu’à leur identité ethnique – gbaya – qui dans l’esprit des Séléka les associait définitivement à un Bozizé avide de revanche et les condamnait à de possibles enlèvements et assassinats. Enfin, pour répondre à certaines attentes de la population – prévenir le retour d’une armée ethnicisée par un régime politique et éviter de faire de Bangui la seule vraie ville de garnison du pays – le projet était de transformer l’armée centrafricaine en armée de garnisons plutôt qu’en force de projection.

Tout cela était fort convaincant intellectuellement mais rappelait un peu trop la grande
théorie qui avait prévalu juste avant la guerre civile dans les bureaux de l’Union européenne à Bangui, avant d’être abandonnée : les pôles de développement45. Le principe était d’obtenir une meilleure intégration nationale, des recrutements à terme diversifiés et une sécurisation plus effective de territoires souvent laissés à l’abandon en répartissant les forces armées dans les régions, toutes propositions qui furent énoncées dans le Plan national de défense de 2016. Une telle réorganisation avait aussi des avantages sur lesquels les autorités ne communiquaient pas, même si elles en étaient absolument conscientes : la probable intégration dans l’armée de combattants musulmans provoquerait sans doute des tensions qu’on pouvait limiter en positionnant les unités dans les régions ou les villes du pays où ils étaient les mieux représentés.

Une telle ambition, qui ne répondait pas forcément aux problèmes posés, imposait de préciser les mandats des différentes forces de sécurité et de clarifier la division des tâches entre elles. Elle supposait aussi un saut qualitatif des conditions offertes aux policiers et aux gendarmes, qui ne se produisit pas si l’on prend pour aune le nombre de barrières qui furent élevées ici et là pour obtenir des compléments de salaire. Mon expérience témoigne de ce que même pendant la période où l’influence internationale a été la plus forte, le rançonnement des chauffeurs de taxi et de mototaxis n’a pas cessé, et que certains policiers nouvellement formés n’étaient même pas capables de citer les décrets ou les lois qui justifiaient l’arrêt d’une voiture et la vérification de l’identité de tous ses passagers en plein jour, en centre-ville. Ils n’existaient souvent pas.

Cette ambition aurait nécessité la mise en place non seulement de contingents aptes au
combat et soumis à la discipline militaire, mais aussi d’une logistique digne de ce nom sur le territoire qui était déjà sous contrôle gouvernemental. Rien de cela n’a été mis en œuvre, ou du moins pas sans sérieux à-coups. Car si les formateurs internationaux ont eu une capacité de contrôle sur les effectifs (en tout cas, sur les nouvelles recrues) et ont obtenu, à force d’obstination, la liste des unités qu’ils étaient censés former, les services généraux relevaient de la responsabilité de l’état-major des armées ou de la direction du ministère : les parents des cadres dirigeants mettaient souvent la main sur les dotations budgétaires, sans forcément fournir aux militaires les services qu’ils avaient payés.

Il est parfaitement compréhensible que le gouvernement Touadéra ait mis l’accent à partir de 2016 sur la reconstruction des FACA, même s’il a laissé de côté plusieurs problèmes importants comme l’allocation des papiers d’identité ou la situation de la justice (nous y reviendrons). La RCA était un pays occupé (légalement) par des forces étrangères (Sangaris, Minusca) et les mouvements armés y étaient fortement enracinés. La force armée représentait pour une grande majorité de la population l’expression d’une souveraineté nationale jusqu’alors malmenée et l’espoir d’une normalité à reconquérir. La mission européenne de formation militaire (EUTM46), comme les militaires français d’ailleurs le reconnaissaient volontiers, ne répondait pas à l’entièreté du problème tant son mandat était limitatif : l’entraînement se passait d’armes ; l’apprentissage du tir était symbolique et surtout l’accompagnement en opération totalement inexistant47.

C’est dans cet entre-deux que les formateurs envoyés par la Russie se sont installés et ont gagné la sympathie d’une opinion publique de plus en plus remontée par la rhétorique populiste nationaliste du régime.

Il faut noter que pendant l’essentiel du premier mandat de Faustin-Archange Touadéra, en
dépit d’une présence russe à partir de 2018, le travail de formation européen a pu se faire sans trop d’anicroches. C’est au moment des élections de 2020 que le régime a radicalisé sa politique de recrutement (en sus de celui de la garde présidentielle) qui a alors complètement échappé à quelque supervision européenne que ce soit. Depuis, il faut du nombre, incorporer des jeunes envoyés après trois semaines de formation militaire en province pour tenir des villages ou des routes reprises aux mouvements armés48. Ces jeunes recrues ne savent pas très bien où elles finiront, mais escomptent surtout être intégrées définitivement dans les FACA, une institution dans laquelle un soldat est rarement pauvre, même si son salaire n’est pas toujours versé régulièrement. Cette situation pose deux problèmes.

Le premier est d’ordre budgétaire : on estimait début 2023 qu’il y avait plus de 16 000 militaires en RCA, soit deux fois plus qu’annoncé dans le budget de 2016. Comment payer ces troupes, leur fournir les camions, l’essence, la fameuse prime générale d’alimentation (qui permet au soldat loin de sa base de se nourrir), les munitions pour qu’ils puissent partir en opération ? Wagner ou la Russie ne pait rien aux Centrafricains. Anicet-Georges Dologuélé, devenu l’un des dirigeants de l’opposition, a fait scandale au Parlement en soulignant que le budget de la Défense se réduisait pratiquement aux salaires et primes, sans fonds alloués au fonctionnement de l’armée.

Le second problème renvoie à l’irrésolution de la crise. Ces jeunes enrôlés aujourd’hui servent souvent d’appoint à des milices recrutées localement par les éléments de Wagner : nous assistons dans des conditions nouvelles à une résurgence des anti-balaka qui pourraient produire les mêmes maux qu’en 2013, 2014 et 2017. Le régime, pour l’heure, peut se réjouir des résultats sur le terrain. Ces recrues finiront tôt ou tard par revenir à Bangui, et pas seulement pour y embrasser leurs familles. Ils trouveront à leurs côtés de nombreux officiers centrafricains qui, dans le cours des campagnes militaires contre les groupes armés, ont été humiliés par les éléments de Wagner.

Il faut également parler des mouvements armés puisqu’ils permettent de tout justifier, et
constituent un défi pour l’établissement d’un régime plus démocratique et stable en République centrafricaine. Lorsque la transition s’est achevée, la communauté internationale les connaissait, elle avait les moyens d’en identifier les chefs ets disposait grâce à la présence des ONG de descriptions élaborées des pratiques quotidiennes de leurs combattants. La Minusca aussi était à la tâche. Si elle n’était pas présente partout, elle avait des bases dans des zones contestées comme Bambari, Kaga-Bandoro, Bria, etc. Ses employés en charge des relations avec ces groupes étaient souvent curieux et espéraient attirer l’attention du microcosme banguissois dans lequel vivait la direction de l’opération onusienne sur la situation qu’ils suivaient, et obtenir une promotion grâce à la conclusion d’un accord de paix49. Tout cela était positif : le problème était que la validation devait venir d’un endroit qui avait tendance à penser que la situation à Bangui valait celle du pays, d’autant que les journalistes disposés à rendre compte de la situation à l’intérieur
du pays, c’est-à-dire au-delà de PK1250, étaient rares.

De ces mouvements, on savait plusieurs choses importantes qu’on a peu utilisées ensuite, sans doute parce que la médiation internationale n’a pas eu le poids politique suffisant pour interpeller efficacement les représentants du gouvernement. Celui-ci n’a pas voulu négocier et lorsqu’il lui a été rappelé qu’il n’avait pas de choix, il a lancé des initiatives concurrentes qu’il s’est efforcé de ne jamais mener à leur terme. L’accord signé à Khartoum en février 2019 a été l’exception. Or comme nous le verrons, cet accord devait plus à l’implication des Russes qui cherchaient à permettre au Groupe Wagner d’élargir ses zones de prospection, qu’à la volonté du président Touadéra qui se fit prier pour le signer. Sa réticence tenait d’abord au nom de l’accord (« accord politique pour la paix et la réconciliation en RCA »), mais elle se nourrissait aussi du fait que le président y perdait l’entière liberté de nommer qui il voulait dans son gouvernement. En ce sens, contrairement à ce qui a été écrit à propos du Sud-Soudan, il n’y a jamais eu constitution en RCA d’une véritable culture de la négociation, ni du côté des rebelles (on peut le comprendre, étant donné les changements rapides de direction), ni du côté du gouvernement, ce qui est plus surprenant. On peut expliquer cela par le fait qu’aucune des parties n’a jamais eu intérêt à trouver une solution négociée : le gouvernement a toujours considéré les groupes armés comme des corps guerriers étrangers sans revendications politiques légitimes, et les groupes armés, conscients de leur marginalité sociale ne pouvaient imaginer une gestion pacifique du pays51.

Arrêtons-nous sur certaines caractéristiques importantes de ces mouvements armés, dont on peut tirer des enseignements pour comprendre le présent. D’abord, ils étaient peu structurés, leurs chaînes de commandement étaient aléatoires (notamment parce que les communications étaient mauvaises) et les combattants n’entretenaient de véritable fidélité qu’à l’égard de leur chef immédiat. Cette réalité variait certes selon les groupes, et leur nature souvent ethnique ne doit pas prêter à une surinterprétation : ils n’étaient pas réellement homogènes et, surtout, ne représentaient pas des communautés. Il n’y avait pas de chef charismatique, pas plus qu’il n’y avait de grades basés sur la seule compétence. Les éléments constitutifs de l’autorité résidaient dans la capacité de nourrir, de fournir des munitions ou des médicaments, autant que dans l’octroi d’un pécule, rarement dans l’expertise militaire. Tous les groupes n’étaient pas identiques, et l’engagement dans un secteur spécifique (contrôle d’une barrière particulièrement rentable, taxation des creuseurs dans une zone riche en pierres…) renforçait la tendance à la division plutôt qu’il n’incitait à une organisation centralisée. Enfin, ils recrutaient régionalement,
essentiellement des membres du ou des groupes ethniquement dominants dans le mouvement armé, ce qui évidemment doit interroger et sur l’état de la région et sur les conséquences d’un débandement sans contrôle des combattants. L’appartenance à des communautés religieuses différentes ne jouait plus systématiquement le rôle clivant qu’elle avait eu en 2013 et 2014. Des accords locaux pouvaient exister entre factions séléka et groupes anti-balaka. D’un autre côté, comme on le vit à Bangassou en mai 2017, des groupes anti-balaka de la périphérie de la capitale pouvaient aller appuyer ailleurs le massacre d’une communauté musulmane. Des deux côtés, de nouvelles alliances opportunistes étaient possibles.

Une autre caractéristique éclairante tient au fait que les capacités de ces groupes à administrer des populations étaient très réduites, ce qui traduisait à la fois une présence proportionnellement faible de cadres civils par rapport aux combattants et le sous-développement plus marqué des zones dont ils étaient issus52. La communauté internationale a toujours eu une vision morale et légaliste de ces mouvements, les considérant fondamentalement comme des acteurs criminels au lieu d’essayer de les transformer en partis politiques. Les groupes armés qui ont précédé la Séléka appelaient souvent à un retour de l’Etat dans les zones qu’ils contrôlaient plus qu’ils ne les administraient. Cette différence doit questionner, alors que l’on voit aujourd’hui les
groupes djihadistes affiner des instruments de gouvernance et prétendre être un gouvernement islamique. En RCA, très peu d’instances ont été créées pour interagir avec la population sur un mode civil. Une composante historique de la Séléka, le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC) de Noureddine Adam, s’y est essayée sans grand résultat53. Si l’on avait à identifier l’échec absolu de ces mouvements armés, c’est sans doute l’élément qu’il faudrait pointer. Ils ont toujours dénoncé un partage inégal des ressources mais ont été incapables d’instaurer une autorité non armée et de produire des biens publics.

Une troisième leçon rétrospective est que ces groupes étaient attachés à des territoires souvent bien plus grands que celui des communautés dans lesquelles ils recrutaient majoritairement, mais ils n’avaient pas d’appétence particulière à étendre les frontières de leur zone, sauf s’il y avait un butin probable. On l’a vu avant l’arrivée de Wagner, et même plus récemment, dans la constitution de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), créée le 7 décembre 2020 à l’aube d’élections très contestées54. Ces groupes ont pu s’allier mais aussi se combattre. Une véritable coordination militaire se révélait pratiquement impossible. Au mieux, chacun combattait chez soi. Cette incapacité a constitué jusqu’à aujourd’hui l’un des paramètres essentiels de la supériorité des mercenaires de Wagner.

Quatrième leçon, ces mouvements avaient des économies politiques fondamentalement
identiques mais ils savaient s’adapter à de nouveaux environnements et imiter les méthodes d’autres groupes : les pratiques de prédation en RCA ont toujours constitué un répertoire d’actions enrichi par l’observation de ce qui se faisait dans le pays, mais aussi au Darfour et au Tchad. Le succès de l’orpaillage a été régional, pas centrafricain. Cette guerre civile a mis en exergue l’importance du bétail comme ressource nationale en RCA. Initialement, seul l’UPC constituée majoritairement de Peulhs – qui eux-mêmes avaient souvent perdu leurs troupeaux lors de sécheresses et épizooties dans la région – taxait les grands troupeaux, mais cette pratique s’est diffusée au moment même où l’UPC s’intéressait davantage au minier, ses combattants étant contraint de quitter Bambari, déclarée ville sans armes55. Le groupe rebelle 3 R (pour « retour, réclamation et réhabilitation ») et l’UPC, qui s’étaient initialement présentés comme les grands défenseurs des Peulhs, ont montré, à l’instar de nombreux escadrons anti-balaka, qu’il était parfaitement possible de se retourner contre sa propre communauté.

Enfin, la cinquième leçon concerne les réseaux d’internationalisation de ces groupes :
ils n’étaient pas essentiellement différents de ceux du gouvernement et de ses futurs alliés
de Wagner, même s’ils étaient plus fortement inscrits au Tchad et au Soudan. Les rapports
publiés sur Wagner ou sur les mouvements armés montrent bien le rôle joué par Dubaï
dans la contrebande de l’or et du diamant, l’inadaptation du processus de Kimberley pour
sanctionner lesdits « diamants de sang »56. En fait, à comparer les circuits gouvernementaux et des groupes armés, il reste une différence toujours mentionnée par l’opposition sans que des preuves solides aient été fournies : c’est le rôle de l’ambassade et du consulat de RCA en Belgique dans la vente de diamants…

La compréhension de ces cinq points aurait permis de voir d’emblée qu’un accord par le haut avait très peu de chances d’aboutir et qu’il fallait renoncer aux déclarations de bonne volonté signées par les protagonistes de ces trafics. La dépolitisation de ces groupes était réelle et une alternative était de considérer les responsabilités sociales que ces mouvements remplissaient consciemment ou moins consciemment. Il n’était pas faux de les décrire comme des bandes de pilleurs et de meurtriers, comme l’a fait le gouvernement et certains dirigeants de l’opposition civile, mais cela laissait de côté les arguments à partir desquels il était possible d’agir pour construire un nouvel ordre qui ne soit pas une simple démission de l’Etat ni la guerre à outrance. Il aurait aussi fallu se poser une question triviale : quel pouvait être l’intérêt des combattants à déposer les armes et à se soumettre à nouveau à un ordre républicain ? Rien de rhétorique dans une telle interrogation, qui aurait souligné l’absence de tout investissement de l’Etat dans ces zones depuis des années, bien avant le début de la guerre civile.

Alors que les médiations menées par la communauté de Sant’Egidio d’un côté et l’Union
africaine de l’autre avançaient chacune à son rythme, certains dans le système onusien ont
estimé à raison qu’il fallait revenir au local et donner une chance à des pacifications de voisinage. Au moins, les acteurs concernés étaient-ils présents et l’effet des discussions avait-il un impact sur la sécurité de la population. De nombreux accords dits de réconciliation furent ainsi conclus, souvent pour quelques semaines ou quelques mois. Ils rencontrèrent sans surprise des difficultés. D’une part, il était facile à des acteurs qui n’en étaient pas signataires d’interférer et de provoquer de nouveaux incidents violents. D’autre part, ces accords de paix locaux devenant un enjeu de crédibilité, les Nations unies (ou leurs représentants locaux, il n’est pas aisé de savoir) incitèrent à raccourcir la durée des négociations et à conclure le plus rapidement possible, sans donner du temps au temps pour faire murir la discussion, car la direction de la Minusca s’impatientait57.

L’accord de Khartoum en février 2019 a représenté un véritable tournant dans le conflit,
un peu comme l’accord de Nairobi qui au printemps 2016 avait sonné la fin d’une opposition systémique entre anti-balaka et Séléka et annoncé le retour possible des deux anciens présidents François Bozizé et Michel Djotodia sur la scène banguissoise. Il faut cependant prendre la mesure de ce qui s’est passé à Khartoum. D’abord, les Nations unies et l’Union africaine se sont réveillées sur le tard pour empêcher qu’un accord soit conclu sans elles par la seule Russie. L’ambassade russe à Bangui n’avait pas démérité : elle avait fait savoir dès 2018 que Moscou entendait rejoindre le processus de négociation organisé par l’Union africaine (et la CEEAC), à quoi il avait été opposé un refus poli. La médiation africaine n’allant nulle part, la diplomatie russe appuyée par Omar el-Béchir jeta tout son poids dans l’organisation de la réunion de Khartoum. C’est à l’issue de l’accord signé dans la capitale soudanaise que Firmin Ngrébada fut nommé Premier ministre, grâce au rôle essentiel qu’il y avait joué et au soutien des Russes de Wagner qui avaient obtenu des principaux chefs des groupes armés de proposer son nom pour le poste. Ngrébada avait conduit la délégation gouvernementale en qualité de chef de cabinet du président Touadéra contre le Premier ministre de l’époque, Simplice Mathieu Sarandji, qui était hostile aux négociations de Khartoum et privilégiait la confrontation militaire avec les groupes
armés. Khartoum fut pour une partie des invités un vrai marché de dupes. Tenus à l’écart dans leurs hôtels, les représentants des partis politiques, du Parlement et de la société civile purent savourer leurs jus de fruit en attendant le débriefing quasi quotidien de Firmin Ngrébada. De l’argent avait changé de mains pour obtenir la présence d’une représentation importante des directions des mouvements armés. Le renfort d’un vice-ministre des Affaires étrangères russe clarifia les enjeux pour le dirigeant soudanais, personnellement très impliqué, et pour certains signataires. Mais ces aspects importants ne disaient rien sur le fond et sur la capacité de changer un texte d’accord en un véritable processus politique de pacification : certes, l’argent est un ingrédient indispensable de la paix le plus souvent, mais il faut davantage58.

Cependant, cet accord posait problème au président Touadéra et, même si certains n’agissaient pas de bonne foi, aux représentants d’une partie de la société civile banguissoise, car il était en complète contradiction avec la rhétorique dominante à Bangui et au sein du gouvernement (cela n’en faisait pas pour autant un bon accord) : pour eux, les groupes armés n’avaient aucune légitimité et ne devaient en aucun cas intégrer le gouvernement ou l’appareil d’Etat. Cette hostilité radicale permit à la présidence de changer l’esprit sinon la lettre de l’accord, et les signataires appartenant aux groupes armés, tout à la perspective de conclure de juteux contrats avec des firmes liées à Wagner, ne s’intéressèrent qu’aux aspects les plus pécuniaires de l’accord : les nominations dans l’appareil d’Etat, dans différents comités supposés gérer la mise en œuvre de l’accord et la commission de DDR, en un mot tout ce que le président Touadéra aurait pu faire en 2016 et avait alors refusé. Par exemple, Maxime Mokom qui commandait le principal groupe d’anti-balaka entérina le nombre farfelu de combattants des 3 R à démobiliser pour
accroître encore les siens…

Ces petits arrangements se succédèrent jusqu’au moment où il fallut convenir que le président Touadéra reprenait le contrôle de l’accord, qu’il en limiterait l’application au maximum et que les Wagner bien installés maintenant dans certaines zones rebelles n’en auraient cure. La création de la CPC en décembre 2020 témoigna ainsi autant de l’insatisfaction suscitée par l’application d’un accord mal ficelé que de la peur de voir cet accord passer aux oubliettes une fois le nouveau mandat présidentiel acquis. La rébellion devait reprendre pour contrecarrer ce scénario. La présidence de la République joua également d’autres cartes, poussant les représentants de certains groupes armés dûment stipendiés à recommencer les combats pour affaiblir les mouvements les plus critiques à l’égard du président Touadéra. Certains, notamment actifs dans la région frontalière avec le Soudan et le Tchad, s’impliquèrent dans ce jeu dangereux59. Comme quoi, la ligne rouge une fois de plus ne passait pas entre le gouvernement et les groupes armés.

A suivre….!!!!

Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme

Source : Les Etudes du CERI – n° 268-269 – Roland Marchal – octobre 2023

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici