Centrafrique : le Tribunal administratif de Bangui, gardien de l’État de Droit

0
492

Jean-François Akandji-Kombé

Jean-François Akandji-Kombé

Agrégé des Universités
Professeur de Droit Public
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

À PROPOS DE L’ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ DU 25 MAI 2021 DANS L’AFFAIRE ZINGAS

En bref : l’essentiel de l’ordonnance, en substance

  1. L’état d’urgence n’est pas synonyme d’État sans droit ni libertés; le juge doit pouvoir exercer un contrôle minimum sur les actes de l’administration. Tout administré doit pouvoir saisir le juge administratif par la voie de l’urgence en cas d’atteinte à une liberté fondamentale constitutionnellement protégée.
  2. Une mesure d’interdiction de quitter le territoire, assortie d’une confiscation des documents de voyage, en tant qu’elle porte atteinte à une liberté individuelle protégée par la Constitution, lorsqu’elle est de surcroît prononcée contre un député jouissant de l’immunité parlementaire, constitue une «voie de fait», c’est-à-dire une violation grossière du droit par l’administration.
  3. Il ne peut être porté atteinte à la liberté individuelle de quiconque (perquisition, arrestation, détention) que sur la base d’une décision d’un juge [nota bene: le Procureur de la République n’a pas cette qualité]
  4. Le juge de l’urgence saisi a le pouvoir d’enjoindre à l’administration de faire cesser l’atteinte à une liberté fondamentale en prescrivant les mesures précises à prendre à cet effet.

Plan de l’étude

I. Considérations générales – II. L’affaire Zingas et les questions juridiques posées – III. «L’ordonnance Anibie » et sa portée juridique

I – Considérations générales

« Considérant que l’état d’urgence ne saurait être un état vide de droits et que le juge administratif dispose de pouvoirs en matière de violations ou d’atteintes manifestement illégales portées aux libertés individuelles garanties par la Constitution. Que les décisions administratives individuelles prises dans le cadre de l’état d’urgence font l’objet d’un contrôle minimum par le juge administratif ».

On ne pouvait rêver position plus ferme pour la sauvegarde de l’État de droit par temps périlleux que celle que vient ainsi de prendre le Tribunal administratif de Bangui le 25 mai 2021, par une ordonnance de référé rendue par son Président, M. Georges Jean Michel ANIBIE, dans l’affaire ZINGAS.

Traditionnellement, lorsqu’il est question de l’État de Droit, que l’on songe à la sauvegarde de celui-ci ou à son épanouissement, c’est plutôt la figure du juge constitutionnel qui s’impose, et pour cause. L’État de Droit ne se définit-il pas essentiellement aujourd’hui par le règne de la Constitution ; ce règne impliquant par ailleurs le primat des droits et libertés, dès lors que ceux-ci sont au cœur des lois fondamentales modernes des États démocratiques ?

Cette focalisation sur le constitutionnel et le juge constitutionnel, pour ne pas dire ce tropisme, ne vient certes pas de nulle part, tant il est vrai que dans les États où le concept et l’institution de l’État de droit sont nés et se sont épanouis, la juridiction constitutionnelle a joué un rôle majeur, souvent décisif.

Il reste que, comme il devrait en aller pour toute focalisation, il convient de se méfier aussi de celle-ci, car elle laisse forcément dans l’ombre d’autres acteurs, et non des moindres. C’est le cas de la juridiction administrative.

Quoiqu’il en soit, force est de constater que, en République Centrafricaine, c’est cette juridiction, dans sa composante Tribunal administratif (TA) de Bangui, qui se signale dans les faits comme la gardienne intrépide de l’État de Droit, comme on peut l’apercevoir encore avec l’ordonnance précitée du 25 mai 2021.

Le mot « intrépide » n’est pas employé ici pour faire littérature. Il en faut de l’intrépidité, voire plus que de la témérité pour rendre pareille décision dans la République Centrafricaine d’aujourd’hui. Un État dans lequel le mépris du droit est érigé en système sous façade de discours démocratique. Au point que, entre autres manifestations, le Procureur vedette du pays, M. Eric TAMBO, véritable Shérif de ce nouveau Far West, pouvait déclarer sans sourciller qu’en temps d’état d’urgence, point n’était besoin de mandat d’un juge pour perquisitionner ou pour arrêter. Au point où le Président du Tribunal administratif s’est vu convoquer séance tenante, pour explication, dès la publication de l’ordonnance précitée par le Ministre de la Justice, magistrat de carrière pourtant, mais aussi chef d’un des puissants groupes armés qui écument le pays. Au point où le même Ministre a, dans un premier temps, fait connaître sa ferme intention de s’opposer à l’exécution de cette décision du juge administratif, avant de se rétracter. Bref, prendre pareille décision, en ces temps-ci et à ce point du globe, ce n’est pas seulement risquer sa carrière. C’est accepter de risquer sa vie. Cela mérite respect. Cela est aussi de nature à retisser confiance dans les institutions publiques de ce pays. L’ordonnance du 25 mai est méritoire aussi de ce point de vue à la fois humain et institutionnel. Cela méritait d’être souligné.

Pour autant, on retiendra surtout ici que cette décision n’est pas moins remarquable du strict point de vue juridique. Remarquable et exemplaire aussi, exemplaire à tous points de vue. Forme impeccable, formulations à la fois claires, précises et sobres, et raisonnement juridique des plus rigoureux : on est incontestablement en face d’une grande décision, qui aura une place méritée dans le Recueil des grandes décisions de la juridiction administrative de RCA que j’appelle de mes vœux.

Mais trêve de considérations générales. Allons au fait et donc d’abord à l’affaire : l’affaire ZINGAS.

II – L’affaire Zingas et les questions juridiques posées

Monsieur Aurélien Simplice KONGBELET ZINGAS est un député centrafricain et, en tant que tel, membre du Parlement de l’Union africaine, dit aussi Parlement Panafricain, où il préside la Commission Santé, Affaires sociales et Travail. Député de la 6e législature (2016-2021), il s’est vu réélu en 2021 et participe ainsi de l’actuel 7e législature. Il importe de signaler que M. ZINGAS est une personnalité politique bien connue en RCA ; qu’il s’inscrit, avec son parti Kelemba, dans l’opposition démocratique, en participant activement à la Coalition de l’opposition démocratique – COD 2020 – mise en place à l’approche des échéances électorales 2020-2021 et dont les rapports conflictuels avec le pouvoir en place étaient et restent de notoriété publique.

Du fait de sa position, et du franc parler qui le caractérise, M. ZINGAS a été régulièrement menacé et maintes fois inquiété, son domicile ayant été perquisitionné à plusieurs reprises.

Le 21 avril 2021, soit quelques semaines avant la fin de la 6e Législature, et dans un contexte d’état d’urgence déclaré depuis le 21 janvier 2021, M. ZINGAS devait, avec trois autres leaders de l’opposition démocratique, tous Députés – MM. MECKASSOUA, DOLOGUÉLÉ et ZIGUÉLÉ –, faire l’objet d’une demande de levée de leur immunité parlementaire aux fins de poursuite pénale pour les crimes d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État, d’association de malfaiteurs, de rébellion, de complot, de participation ou adhésion à des mouvements de désordre ou de rébellion contre l’autorité de l’État, de destruction volontaire de biens et de complicité. Cette procédure de levée d’immunité n’a pas, à ce jour, prospéré. Autrement dit, ils jouissent toujours de leur immunité.

Entretemps M. ZINGAS avait à se déplacer pour participer à une session du Parlement Panafricain en Afrique du Sud. Conformément aux procédures parlementaires, il demanda et obtint du nouveau Président de l’Assemblée Nationale une autorisation, en forme d’ordre de mission. Or, M. ZINGAS sera interdit par les services aéroportuaires de sortir du territoire, avec confiscation des documents de voyage à la clé, sur la base d’un message porté du Procureur de la République.

C’est dans ces conditions que, le 20 mai 2021, M. ZINGAS saisit le Tribunal administratif en référé. La question juridique posée était alors double. Primo, la mesure prise à l’encontre de M. ZINGAS porte-t-elle une atteinte grave à une liberté protégée de l’intéressé ? Deuxio, dans l’affirmative, les pouvoirs administratifs tirés de l’état d’urgence seraient-ils de nature à « couvrir » une telle atteinte ? La réponse du juge est, dans l’ordonnance du 25 mai, positive à la première branche de la question, et négative à sa seconde branche.

Cette réponse appelle les observations suivantes en droit.

III – « L’ordonnance Anibie » et sa portée juridique

Àtitre liminaire, il convient de relever qu’en conséquence de ce que les décisions prises à l’encontre de M. ZINGAS sont jugées illégales, le TA a ordonné la levée de l’interdiction de quitter le territoire qui frappait celui-ci, ainsi que la restitution de ses documents de voyage.

La question intéressante est alors de savoir comment le Tribunal en est arrivé à cette décision, sur la base de quel raisonnement et en mobilisant quels outils juridiques.

À ce propos, il convient de garder présent à l’esprit que le droit administratif centrafricain est pour l’essentiel, en son état actuel, un droit transposé du droit français, et qu’en règle générale les juges centrafricains suivent les circonvolutions de la jurisprudence des juridictions administratives françaises. On doit cependant noter, pour s’en réjouir, qu’il arrive que le juge centrafricain s’emploie à adapter les solutions juridiques françaises aux circonstances locales, construisant ainsi des problématiques juridiques proprement centrafricaines. C’est le cas ici, et il convient d’y être à tout le moins attentif.

Au plan juridique, l’intérêt de l’ordonnance commentée se situe sur deux plans : celui du fondement juridique de l’action du requérant et du contrôle du juge, d’une part, et celui des effets de l’état d’urgence sur les pouvoirs de l’administration et du juge, d’autre part.

FONDEMENT DE LA REQUÊTE ET DU CONTRÔLE JURIDICTIONNEL.

Dans le cas d’espèce, le requérant avait saisi le Tribunal dans le cadre d’un référé, donc en tant que juge de l’urgence, et alléguait d’une violation manifeste des « libertés individuelles » qu’il tient de la Constitution, dont la liberté d’aller et venir[1].

À cet égard il y a lieu de remarquer que le Tribunal analyse cette requête comme étant formellement un « référé-liberté ». Les termes généraux de la loi de 1996 instituant une procédure d’urgence devant le juge administratif[2] sont ainsi interprétés comme ouvrant la voie tout à la fois au référé-suspension, procédure tendant à la suspension (provisoire) de l’exécution d’un acte administratif, et au référé-liberté, procédure visant spécifiquement à la sauvegarde des droits et libertés. Cette interprétation ne peut être qu’approuvée eu égard au libellé très général des cas d’ouverture du référé dans l’article 24 de cette loi[3]. Au demeurant, cet article 24 se référant à « tous les cas d’urgence », l’on peut aisément soutenir qu’il fait figure de fondement pour toutes les figures de l’urgence possibles devant le Tribunal administratif.

Ce positionnement a ceci d’intéressant en l’espèce qu’il donne un relief particulier au raisonnement tenu quant au cadre juridique de l’intervention du juge.  On note en effet que, alors qu’il a, comme on vient de le voir, inscrit formellement son intervention dans le cadre du référé-liberté, le Tribunal, plutôt que de s’en tenir à la démarche classique dans ce type de référé, va placer le litige expressément et sans équivoque sur le terrain de la voie de fait. Il juge en effet que « que les mesures faisant interdiction au requérant de quitter le territoire national, puis la confiscation de ses documents de voyages par le Commissaire de Police de l’Aéroport international de Bangui-M’poko, sur la base du Message porté n° 008/TGI/PP/21 du Procureur de la République, sont constitutives de voie de fait ».

Cette qualification est tout sauf anodine, et ceci pour deux raisons principalement.

La première raison est qu’elle n’est pas un passage obligé dans le cadre du référé-liberté, en ce sens que le juge n’a pas nécessairement à constater une voie de fait pour faire droit à une requête dans ce contexte procédural. En effet, saisi d’un tel référé, il lui suffit en principe de constater, en plus de l’urgence, que se trouve bien en cause une liberté individuelle, et qu’il a bien été porté à celle-ci une atteinte grave. Il était, en l’espèce, aisé de parvenir à une telle conclusion. D’abord, et comme le juge du référé le souligne lui-même, la principale liberté mise en cause par les mesures ayant frappé M. ZINGAS, à savoir la liberté d’aller et venir, est bel et bien une liberté individuelle constitutionnellement protégée. Ensuite, il était dans le cas d’espèce difficilement contestable non seulement que cette liberté était violée, mais aussi qu’elle l’avait été d’une manière particulièrement caractéristique qui frise sa négation. Quoiqu’il en soit, un tel constat aurait sans doute suffi pour que le juge déploie le pouvoir qui est le sien de « prendre toutes mesures utiles », et donc pour qu’il adresse à l’administration les injonctions qu’elle lui a faite (lever la mesure d’interdiction, restituer les documents de voyage).

La deuxième raison pour laquelle cette qualification doit retenir l’attention tient précisément à ce que recouvre la notion de « voie de fait ». Pour faire simple, on a là affaire à une expression qui traditionnellement désigne les violations particulièrement grossières du droit par l’administration. C’est d’ailleurs bien en sens que le TA l’emploie puisque, selon lui, « la voie de fait administrative est constituée, lorsque dans l’accomplissement d’une activité matérielle d’exécution, l’administration commet une irrégularité grossière, portant atteinte à une liberté fondamentale qui est constitutionnellement protégée ». On notera, en passant, que cette définition, à quelques éléments près sur lesquels il n’est pas utile de s’appesantir ici, rejoint substantiellement celles consacrées ailleurs[4]. Elle est d’autant plus remarquable ici qu’elle vise des mesures prises par l’administration pour faire suite au commandement d’un Procureur de la République. D’où il suit logiquement, implicitement mais nécessairement, que pour le TA c’est l’ordre même émanant de ce Procureur qui est ainsi entaché d’irrégularité grossière.

À ce point du raisonnement, on se dit nécessairement que, pour en arriver là, il fallait que les circonstances soient bien extraordinaires. Et, de fait, l’étaient. L’élément qui, a titre principal, a fait pencher la balance de justice est sans nul doute l’immunité parlementaire de l’intéressé. Le juge du référé y insiste au demeurant, et à juste titre. En effet, l’administration aurait du savoir et, a fortiori, un Procureur de la République devrait savoir que la seule demande de levée de l’immunité d’un parlementaire ne suffit pas pour anéantir la protection dont celui-ci bénéficie à raison de cette immunité, protection d’autant plus nécessaire dans un régime qui se veut démocratique. Empêcher un parlementaire de circuler, qui plus est pour participer à une activité liée à son mandat revient ainsi, selon le juge du référé, à entraver l’exercice de ses fonctions.

On se doit d’ajouter que ce raisonnement du Tribunal est complété par une incidente a priori anodin, mais qui pourra être de grande conséquence même hors du cercle des parlementaires, à savoir que l’exercice des droits fondamentaux ne peut être restreint que par une décision de justice. On pourrait considérer que cela va sans dire dans un État de droit où prévaut la présomption d’innocence, et ce d’ailleurs en vertu de la Constitution. Sans doute. Mais cela ne coute rien non plus de le rappeler, et donc de rappeler à des autorités politico-administratives, et même à un Procureur de la République, qui ont tous une certaine tendance à se croire omnipotents – selon la fameuse maxime du « tu me connais ? » qui a cours sous ces cieux – les limites de leurs pouvoirs.[5]

EFFETS DE L’ÉTAT D’URGENCE SUR LES POUVOIRS DE L’ADMINISTRATION ET DU JUGE.

Le deuxième plan où l’ordonnance du 25 mai se fait remarquer, plutôt positivement, est celui de l’incidence de l’état d’urgence qui a cours en République Centrafricaine depuis de 21 janvier 2021. De quel pouvoir dispose l’administration dans ce contexte et quels en sont les limites, si tant est qu’il y ait des limites ?

Il n’est pas inutile d’indiquer que ces questions ont été posées au juge des référés dans un contexte où dans l’esprit quasi-général des pouvoirs publics prévaut l’idée que l’état d’urgence permet tout à l’autorité. En atteste d’ailleurs un slogan lancé par le Conseiller spécial du Président de la République et devenu viral depuis : en langue nationale « win na win », ce qui signifie littéralement « le fer, rien que le fer », que l’on peut aussi traduire comme « la politique de pure force ». Ledit slogan vient conforter une certaine idée erronée de la démocratie, largement propagée par et sur les médias publics en Centrafrique – et pas seulement – depuis l’élection présidentielle, selon laquelle le suffrage universel confèrerait tous pouvoirs au Président élu, celui-ci pouvant décider de tout discrétionnairement.

Bien entendu, en principe, l’idée de pouvoirs accrus aux mains des autorités publiques n’est pas en elle-même étrangère à l’État de droit sous le régime de l’état d’urgence, tout comme sous les autres régimes d’exception ou de crise du reste. Mieux, cette idée est même consubstantielle à ces régimes. En effet, il s’agit, à travers ces derniers, de donner les moyens nécessaires aux pouvoirs publics pour protéger l’ordre public et le bien commun face à des périls graves. Il est entendu aussi qu’un tel accroissement des pouvoirs ne peut aller sans conséquence pour l’exercice des libertés et la jouissance des droits. Il reste cependant que, loin des croyances qui ont cours dans les cercles du pouvoir à Bangui, dans un État qui se veut de droit, ces pouvoirs ne sauraient être sans bornes et la protection de l’ordre public ne saurait justifier une remise en cause pure et simple des libertés.

Tout est donc question de balance.

C’est précisément à cet exercice de mise en balance que le juge des référés de Bangui s’est livré dans l’affaire ZINGAS. Et il s’y est livré avec une rare intelligence et un sens de la mesure qui mérite d’être relevé.

Sans doute ce juge affirme-t-il, ou plutôt rappelle-t-il, ce par quoi le présent article s’ouvre, à savoir que « l’état d’urgence ne saurait être un état vide de droits », et donc que l’obligation de respecter les droits et les libertés continue à s’imposer aux pouvoirs publics.

Mais il le fait après avoir rappelé fortement les exigences de l’ordre public, qu’il considère comme nécessairement plus fortes par temps de crise. Le considérant suivant de l’ordonnance est à cet égard sans ambiguïté :

« Considérant que, si l’État de droit est un équilibre entre le respect des droits fondamentaux et le sauvegarde de l’ordre public, l’état d’urgence est, le déséquilibre revendiqué au profit de la sauvegarde de l’ordre public. Ainsi, des décisions administratives qui seraient en temps normal illégales, peuvent devenir légales en circonstances d’état d’urgence, parce qu’elles apparaissent alors nécessaires, pour assurer l’ordre public et la bonne marche des services publics. Au contenu de la légalité normale, se trouve ainsi substituée une légalité d’exception. Des mesures qui eussent été normalement illégales pour incompétence, vices de formes, aux titres de circonstances exceptionnelles, deviennent légitimes ».

La question ne peut alors manquer de se poser. Comment concilier des principes qui tirent ainsi dans deux sens opposés ?

La réponse à cette question, et la solution au problème qu’il renferme, réside traditionnellement dans l’aménagement des pouvoirs du juge. Et c’est précisément la voie choisie par le TA. La solution que celui-ci fait prévaloir est alors celle d’une restriction du contrôle du juge sur l’administration. Le contrôle exercé par ce juge dans ces circonstances particulières ne sera plus qu’un « contrôle minimum », limité à un seul élément de la décision ou de l’action administrative, à savoir son motif, le principe étant, ainsi qu’il est précisé dans l’ordonnance, que ce motif ne doit pas être « étranger au but recherché par l’état d’urgence qui est le maintien de l’ordre public et le fonctionnement normal des institutions ».

Il n’y a pas plus orthodoxe comme solution.

Compte tenu de la teneur de l’ordonnance, il semble raisonnable de conclure que le contrôle ainsi décrit s’entend de deux opérations.  En effet, d’un côté, il renvoie à l’hypothèse du contrôle du détournement de pouvoir, où il s’agit d’empêcher qu’un pouvoir administratif soit exercé dans un but privé ou qu’il poursuivre un intérêt public différent de celui pour lequel il a été conféré. De l’autre, il fait penser au contrôle de nécessité, où il s’agit de vérifier que la mesure prise était absolument nécessaire pour prévenir des troubles à l’ordre public ou pour assurer le fonctionnement normal des institutions.

Quoiqu’il en soit, force est de constater que le TA exclut qu’il puisse être présenté utilement devant lui, dans le cadre du référé-liberté, des moyens tirés de l’incompétence, du vice de forme ou de procédure, ou encore de la violation directe de la loi. Si on y ajoute que les seules mesures susceptibles de se voir appliquer cette jurisprudence sont, selon le juge des référés, « les mesures individuelles restrictives de libertés individuelles », on se trouve bien en face d’une limitation drastique par le juge des référés lui-même de son propre pouvoir de contrôle, étant précisé qu’une telle limitation a pour corollaire une large liberté laissée à l’administration. Une telle liberté, si elle était poussée à ses extrémités, ferait à n’en pas douter basculer dans un État de pur arbitraire, l’antithèse par excellence de l’État de droit.

***

Comme on le voit, le juge administratif, qui plus est celui qu’on désigne parfois dédaigneusement comme « le petit juge » s’avère être celui-là même qui a résolu de tenir la position de gardien de l’État de droit protecteur des libertés constitutionnelles. Ainsi va la démocratie, comme une culture qui se construit pas à pas, dans la tourmente, et où l’apport des « petits » peut s’avérer déterminant pour l’établissement de l’essentiel, c’est-à-dire des fondations. Nul doute que « l’ordonnance Anibie » est de cet acabit-là. Le Conseil d’État de RCA, s’il venait à être saisi d’un recours contre lui, gagnerait à ne pas perdre ceci de vue.

[1] Art. 5 de la Constit. de 2016 : « la liberté de la personne est inviolable; la liberté d’aller et venir, de résidence et d’établissement sur toute l’étendue du territoire sont garanties à tous dans les conditions fixées par la loi ».

[2] Loi n° 96.006 du 13 janvier 1996 portant organisation et fonctionnement des tribunaux administratifs.

[3] Selon l’article 24 de cette loi, la procédure d’urgence est ouverte aux requêtes tendant, notamment, à « ordonner toute mesures utiles sans faire préjudice au principal et faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative »

[4] En ce sens, voir les définitions traditionnelle (ancienne) et contemporaine dans le droit administratif français. Pour ce qui est de l’ancienne, synthétisant la jurisprudence, la doctrine la définissait ainsi : « Il y a voie de fait lorsque dans l’accomplissement d’une activité matérielle d’exécution, l’administration commet une irrégularité grossière, portant atteinte au droit de propriété ou à une liberté publique », A. De Laubadère, JC Venezia, Y. Gaudemet, Traité de Droit administratif, T.1, 12e édition, 1992, p. 360. Dorénavant, c’est la définition suivante qui prévaut : Tribunal des conflits, 17 juin 2013, Bergoend c/ Sté ERDF Annecy-Léman, n° 3911, Recueil Lebon 370 : « il n’y a voie de fait de la part de l’administration que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ». Pour un point approfondi sur le sujet, voir J. Moreau : « Voie de fait », in Répertoire du contentieux administratif, sept. 2016.

[5] En rapport avec la théorie de la voie de fait, il y a un point de compétence qui pourrait être soulevé par les tenants des traditions révolues, à savoir que, une fois constatée la voie de fait, le juge administratif aurait du décliner sa compétence, et renvoyer l’affaire au juge judiciaire, seul habilité à faire cesser et à réparer les conséquences dommageables des mesures ou agissements constitutifs de la voie de fait. Reste que précisément cet état du droit, qui correspond à un temps où le juge administratif n’avait pas de pouvoir d’injonction à l’égard de l’administration, est révolu, et ce dans pratiquement tout l’espace francophone. Pour la consécration en France de la compétence du juge administratif de référé-liberté en matière de voie de fait, voir Conseil d’État, ord. du 23 janv. 2013, req. n° 365262.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici