Le contrôle opérationnel du Groupe Wagner
En parallèle de la formation militaire, le Groupe Wagner a également établi une solide influence sur les FACA et sa chaîne de commandement. En novembre 2021, le Service européen pour l’action extérieure a écrit dans une note interne que « la plupart des unités des FACA déployées opèrent sous le commandement ou la supervision directs des mercenaires du GW [Groupe Wagner] ». Cette observation a été confirmée
par de multiples sources militaires et civiles interrogées par The Sentry, dont une source bien informée sur l’appareil sécuritaire qui a déclaré : « Tout le système de sécurité et de défense sont sous les ordres des Russes. Tous les DG [Directeurs généraux] sont aux ordres des Wagner ». Selon de multiples sources bien informées, cet arrangement a été encouragé par l’entourage proche de M. Touadéra, qui a bénéficié de la protection du Groupe Wagner.
Les unités militaires centrafricaines envoyées pour contrer la menace de la CPC sont donc contrôlées par une double chaîne de commandement issue de l’entourage proche de M. Touadéra et des principaux représentants du Groupe Wagner dans le pays. Certaines des sources militaires qui se sont confiées à The Sentry ont confirmé que les ordres et directives militaires passent par la présidence centrafricaine pour les
opérations menées à Bangui, mais que le Groupe Wagner a le contrôle total des unités militaires et des opérations en dehors de Bangui. Évoquant la chaîne de commandement des opérations hors de Bangui, un officier militaire centrafricain a déclaré : « Nous on travaille sous les ordres des Russes et ça vient de là-haut directement. C’est la présidence qui n’a pas confiance à l’armée centrafricaine ». Les 11 sources
militaires et miliciens interrogés par The Sentry ont confirmé que des ordres militaires avaient été donnés par les Russes à l’extérieur de Bangui. The Sentry a contacté le Groupe Wagner qui a refusé de commenter, déclarant que The Sentry « n’est pas un organisme officiel ».
Le Groupe Wagner a également le contrôle exclusif de certaines unités,dont le bataillon d’infanterie territorial (BIT) 7, qui est composé d’anciens membres de groupes d’autodéfense — de jeunes hommes armés qui agissaient comme des criminels — et d’ex-miliciens qui ont été incorporés dans l’armée début 2021 (voir l’annexe 1). Certains des miliciens formés par le Groupe Wagner qui n’ont pas été incorporés dans l’armée auraient été recrutés et financés directement par le Groupe Wagner.
Dans les opérations sur le terrain, les mots d’ordre du Groupe Wagner sont le « nettoyage » et le « ratissage », selon plusieurs sources militaires déployées dans le cadre d’opérations. Des entretiens menés avec des sources militaires centrafricaines ont confirmé que les commandants russes avaient donné l’ordre de « nettoyer » ou de « ratisser » des camps entiers d’éleveurs, des villages, des zones rurales et — surtout— des sites miniers dans tout le pays. Parlant du « nettoyage », toutes les sources militaires et ex-miliciens ont déclaré avoir eu à tuer des communautés entières, y compris des femmes et des enfants. Une source militaire a expliqué : « On tue seulement les villageois, on enterre les corps, ou on [les] jette dans la brousse ».
Tandis que les commandants du Groupe Wagner ont justifié les opérations militaires par la nécessité d’éradiquer la menace de la CPC, un soldat centrafricain fourni des détails. Ce dernier a confié à The Sentry qu’après avoir demandé à un commandant du Groupe Wagner si il devait tuer les femmes et les enfants, « les Russes ont dit il faut aussi les tuer pour terroriser les autres rebelles qui auront peur de venir s’installer dans les villages ». Un ex-milicien déployé dans le cadre d’opérations militaires a expliqué que l’objectif
de la mission était de pourchasser les milices, mais il a ajouté : « on a fait que souffrir la population ». Les membres des forces armées qui ont accepté de témoigner ont déclaré avoir honte des crimes qu’ils ont dû commettre. Pour eux, il ne fait aucun doute que l’intention du Groupe Wagner est de créer la terreur et d’instiller la peur au sein des milices, de la population en général, et des soldats et miliciens placés sous son
commandement.
Bien que de multiples sources interrogées par The Sentry aient confirmé le pouvoir presque illimité du Groupe Wagner en RCA, il est difficile d’obtenir des preuves matérielles de leur responsabilité,165, 166 Parlant des principaux dirigeants du Groupe Wagner, un ancien cadre du MCU proche du Groupe a déclaré qu’ils « écoutent, mais ils ne parlent pas trop publiquement, ils ne veulent aucune trace ». 167 Cela a été confirmé par un membre de la garde présidentielle, qui a confié à The Sentry : « Le mot d’ordre donné par les Russes… ça doit être ni vu ni connu ». 168 Cinq sources militaires ont déclaré que tous les civils rencontrés au cours des opérations militaires sont éliminés pour que l’information ne puisse pas remonter dans les villes. 169 Pour s’assurer de ne laisser aucune trace, un autre soldat qui a participé aux opérations militaires a déclaré que parfois, des fosses communes sont creusées, des corps sont abandonnés dans la nature, et qu’ils déplacent aussi parfois les corps sur quelques kilomètres puis s’en vont.
De même, tout le personnel du Groupe Wagner — à l’exception des principaux dirigeants du Groupe dans le pays — est anonyme, cachant leur visage avec des foulards militaires et des lunettes de soleil, rendant difficile l’identification des commandants menant les opérations sur le terrain. Un rapport interne de l’ONU de 2021 notait : « Les exactions des FACA/forces bilatérales se poursuivent. Wagner manœuvre pour ne jamais être vu sur les photos soit en éliminant systématiquement le photographe soit en confisquant l’appareil photo ». Cette politique de « ne laisser aucune trace » explique en grande partie les difficultés que les lanceurs d’alerte et les journalistes ont rencontrées pour attribuer des crimes documentés à cette armée étrangère de l’ombre.
La terreur comme arme de guerre
En signant un accord de défense avec la Russie en 2018 — quelques mois seulement après que le Groupe Wagner ait établi sa présence dans le pays — M. Touadéra a promis la paix. Au lieu de cela, il a donné le pouvoir au Groupe Wagner, qui a engagé ses combattants aux côtés des FACA et de miliciens dans une vaste campagne de terreur. Les conclusions et l’analyse de The Sentry suggèrent que la violence d’État déployée dans le cadre de la contre-offensive contre la CPC fait référence à un mode opératoire bien établi
qui cherche à utiliser la terreur comme arme de guerre. En utilisant des techniques de guerre psychologique, l’objectif semble être de forcer les miliciens de la CPC et leurs alliés à accepter leur défaite, et l’ensemble de la population à accepter l’autorité de M. Touadéra et du Groupe Wagner.
The Sentry a examiné des rapports internes et publics de l’ONU, des photos et des vidéos et a interrogé des dizaines de témoins centrafricains, dont des victimes, des soldats et des officiers militaires, des miliciens, des membres de l’opposition politique et du régime de M. Touadéra, des membres de la société civile et des experts internationaux. L’utilisation quasi systématique des mots « peur » et « terreur » par les personnes interrogées est à la fois frappante et révélatrice.
Tueries et massacres de masse
Depuis début 2021, The Sentry a mené l’enquête sur les massacres de villages entiers, de camps d’éleveurs et de sites miniers qui ont été partiellement ou complètement rayés de la carte du pays.186, 187, 188 Les 11 membres des FACA et ex-miliciens interrogés par The Sentry ont confirmé qu’ils avaient été déployés avec des mercenaires du Groupe Wagner dans le cadre d’opérations visant à commettre des tueries et des massacres de masse à l’extérieur de Bangui dans l’ouest, le centre et l’est de la RCA. 189 Selon eux, ces missions
militaires sont appelées « opérations de nettoyage » ou « opérations de ratissage ». « Quand on est en mission de ratissage, on tue tout ce qui bouge », raconte un membre de la garde présidentielle. 190 Un ex-milicien de l’UPC a expliqué que « pour les nettoyages, les Russes disent : ce village il y a beaucoup de mercenaires et d’informateurs, donc quand on rentre dans le village il faut faire des massacres pour influencer. On doit massacrer les femmes et les enfants, et les hommes ».
Les meurtres systématiques de civils, y compris de femmes et d’enfants, ont été confirmés par les 11 sources militaires interrogées par The Sentry, ainsi que par des victimes ayant survécu aux attaques. Un membre de la garde présidentielle qui affirme avoir participé à de multiples opérations militaires a déclaré à The Sentry : « Les ordres quand on passait dans les villages, c’était le ratissage, nettoyer tout, sans trace. On tue seulement les villageois ». Les ordres militaires étaient apparemment donnés par les commandants du Groupe Wagner, qui utilisaient souvent des surnoms. Des sources militaires et civiles ont également confirmé qu’en plus de donner des ordres, les combattants du Groupe Wagner commettaient des atrocités.
Les conséquences humaines de ces opérations, associées à l’augmentation des attaques et des exactions commises par les groupes armés affiliés à la CPC, sont désastreuses. Le Secrétaire général de l’ONU a indiqué dans un rapport récent que « La situation humanitaire s’est encore détériorée sous les effets conjugués du conflit, des déplacements, de la hausse des prix des produits de base et de l’insuffisance de l’accès aux services de base. On prévoit qu’en 2023, 3,4 millions de Centrafricains, soit 56 % de la population, auront besoin d’une aide humanitaire… Les violences continuent de provoquer des déplacements sur le plan intérieur : un Centrafricain sur cinq est soit déplacé, soit réfugié ». Cette observation a été confirmée par une étude récente qui a révélé que 5,6 % de la population du pays est décédée en 2022, ce qui est deux fois plus élevé que les estimations pour tout autre pays dans le monde, selon les auteurs.
Le « nettoyage » de civils ciblés sur la base de leur appartenance ethnique
Dans un rapport publié en juin 2022, le Secrétaire général de l’ONU a déploré « le fait que des communautés ethniques et religieuses continuent d’être prises pour cible parce qu’elles sont soupçonnées de collusion avec des groupes armés ». Certaines communautés — les Gbaya, les Peuls et les musulmans en général — ont été particulièrement ciblées par les FACA et les mercenaires du Groupe Wagner. Ces communautés ont été perçues comme affiliées aux trois groupes armés les plus puissants de la CPC : l’UPC, le groupe 3R et les milices anti-Balaka fidèles à M. Bozizé. Tandis que l’UPC et les 3R sont majoritairement composés de combattants peuls, les anti-Balaka proches de M. Bozizé sont des Gbaya. Un ex-milicien de l’UPC engagé par le Groupe Wagner a confirmé : « Les villages attaqués étaient les villages Gbayas, les Peuls, d’autres ethnies. L’ordre, c’était de tuer tout le monde ». Cela a également été confirmé par un ex-milicien 3R engagé par le Groupe Wagner, qui a déclaré : « Quand ils [les mercenaires de Wagner] arrivent, ils font le nettoyage, ni vu ni connu, sans trace, les missions sans trace, on tue même les enfants,
c’est beaucoup les campements de Peuls, en pourchassant les rebelles, ils vont dire que les Peuls sont complices des rebelles, les Russes [Groupe Wagner] massacrent les gens dans les campements ». Les rapports de l’ONU et les conclusions de The Sentry montrent que la communauté peule — vivant dans des zones rurales reculées et des camps d’éleveurs — paie le prix le plus élevé de cette campagne de terreur, avec potentiellement des milliers de personnes tuées au cours des deux dernières années .
Actes de torture et traitements inhumains et dégradants
Des photos et vidéos de 2021 et 2022 examinées par The Sentry, ainsi que des entretiens avec des survivants et des auteurs d’atrocités, révèlent l’usage systématique de la torture — y compris sur des civils— par les mercenaires du Groupe Wagner et les FACA dans le cadre des opérations de « nettoyage ». Un membre de la garde présidentielle a décrit en détail à The Sentry les types de torture qui avaient été utilisés « pour recueillir des informations sur la CPC », tandis qu’un soldat déployé dans le cadre d’opérations militaires a déclaré à The Sentry : « Les éléments russes sont des bandes de gangsters…comme un gang qui terrorise la population. La torture qu’il font… c’est encore pire que les rebelles… ils torturent, ils violent, ils massacrent les gens ». Des techniques d’interrogation et de torture ont été enseignées dans le cadre de la formation militaire dispensée par le Groupe Wagner dans sa base de Berengo, selon 11 membres des forces armées interrogés par The Sentry. Deux sources militaires ont expliqué que ces techniques sont utilisées pour faire parler les gens. Ils ont décrit comment ils arrachaient les ongles, coupaient les doigts et coupaient les jambes. L’un d’eux a même expliqué : « Les tortures, on attache les gens, on met des tuyaux, on verse l’eau dans la bouche, on ouvre le robinet. Parfois, on enlève les ongles avec les pinces pour les forcer à parler. On coupe les mains des gens. Même les oreilles… ».
Violences sexuelles et viols de masse
Évoquant le viol, un ex-milicien recruté par le Groupe Wagner a déclaré : « Quand on fait les massacres…les Russes c’est leur mission principale ». Les conclusions de The Sentry et des rapports de l’ONU ont confirmé la pratique systémique et généralisée de violences sexuelles et de viols par des mercenaires du Groupe Wagner, des membres des FACA et d’anciens miliciens, en particulier dans le cadre d’opérations militaires. La nature systématique et à grande échelle de ces violences suggère que la violence
sexuelle est potentiellement utilisée comme une forme de guerre psychologique pour terrifier et soumettre des communautés entières. Au cours des dizaines d’entretiens menés par The Sentry, l’utilisation du mot « viol » en relation avec les exactions commises dans le cadre d’opérations militaires pro-gouvernementales était d’une fréquence alarmante, et plusieurs victimes d’abus sexuels ont déclaré à The Sentry qu’elles avaient été violées collectivement. Les membres des FACA interrogés par The Sentry ont tous confirmé
la pratique systématique et généralisée du viol contre des hommes, des femmes et des enfants aussi jeunes que 10 ans. Bien que certaines de ces sources militaires aient déclaré ne pas avoir reçu l’ordre de violer, elles ont toutes confirmé qu’il s’agit d’une pratique courante encouragée par les commandants et combattants du Groupe Wagner, qui commettent également de telles exactions. 2Une source militaire a déclaré : « Parfois les Russes prennent les filles par force et les ramènent avec eux… ensuite on entend les
cris… ». Un homme a déclaré à The Sentry : « Moi j’ai été victime de plusieurs cas… j’ai été violé une fois par 4 russes. ». Il a poursuivi en décrivant comment les Russes ont violé ses filles et ses sœurs en réunion à plusieurs reprises, avant d’ajouter : « Jusqu’à présent on ne peut rien dire, on nous oblige à dire que les Russes sont nos alliés ».
La terreur dans les rangs militaires nationaux
L’usage de la terreur ne se limite pas à la population ; elle est également utilisée contre les membres des FACA et les miliciens recrutés comme proxys pour les forcer à exécuter les ordres du Groupe Wagner et les dissuader de deserter. Ce sentiment de terreur était partagé par la plupart des sources militaires interrogées par The Sentry. Un officier militaire a même déclaré à The Sentry : « Si les militaires centrafricains refusent de commettre les forfaits, ils vont se faire tabasser et se faire sanctionner. Ils veulent terroriser la population centrafricaine, même nous les officiers. C’est pour nous terroriser ». Bien que la plupart des sources militaires interrogées aient exprimé des remords et de la honte pour les exactions qu’elles ont commises, neuf d’entre elles ont déclaré n’avoir eu d’autre choix que d’exécuter les ordres. S’ils refusaient d’obéir, ils s’exposaient à des représailles qui, selon eux, consistaient à être exécutés, battus, violés ou torturés ou à voir leurs familles menacées et intimidées. Plusieurs sources militaires ont confirmé le viol
de membres des FACA — hommes et femmes — par des mercenaires du Groupe Wagner dans le cadre de cette culture de la terreur. Illustrant le niveau de tension entre les mercenaires du Groupe Wagner et les membres des FACA, un soldat centrafricain aurait été violé par quatre mercenaires du Groupe Wagner dans la ville de Digui au centre de la RCA en janvier 2023 après avoir résisté à l’exécution d’un ordre ; cela a apparemment conduit à un échange de tirs ayant entraîné la mort de plusieurs mercenaires du Groupe Wagner et membres des forces armées nationales
Pillage et saccage systématiques
Les villages et les camps ciblés par les mercenaires du Groupe Wagner semblent être systématiquement pillés et les maisons sont incendiées, selon des rapports de l’ONU et des témoins interrogés par The Sentry. Six membres des forces pro-gouvernementales ont déclaré avoir reçu des ordres de pillage ou avoir été témoins de scènes de pillage initiées par le Groupe Wagner. « Ils [mercenaires du Groupe Wagner] disaient de brûler les maisons, piller… », se souvient un soldat centrafricain interrogé par The Sentry. L’or, le bétail, les articles ménagers et les appareils électroménagers, ainsi que les motos figuraient parmi les biens régulièrement pillés, selon les entretiens de The Sentry. « Quand on dit comment on va nourrir nos famille ? Ils disent va demander à Touadéra », a déclaré une victime de pillage à The Sentry. Les profits du pillage sont parfois revendus à la population, ce qui est susceptible d’alimenter les tensions entre les communautés. « Ils peuvent prendre chez les chrétiens, ils vendent aux musulmans. Ils peuvent prendre chez les musulmans, et ils vendent chez les chrétiens », a expliqué un membre de la communauté peule. Un milicien recruté par le Groupe Wagner dans le nord-ouest du pays a expliqué à The Sentry comment l’or et le bétail pillés par les mercenaires du Groupe Wagner sont vendus au Cameroun pour lever des fonds.
Source : The Sentry « Architects of Terror »