Centrafrique : la gouvernance démocratique de la justice, facteur de stabilité

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Bangui, le 28Mai 2021

LEÇON: N°3

La gouvernance démocratique de la justice, facteur de stabilité

Par: Jean Marc UNSEULCORPS, magistrat hors hiérarchie, ayant revêtu l’anonymat, au nom du corporatisme et de la solidarité judiciaire en Centrafrique

Excellence Monsieur TOUADERA Faustin Archange,Président de la république, Chef de l’Etat, je jure de respecter les décisions de Justice ! Et, j’ordonne à tous de respecter les décisions de la Justice. Ainsi, la justice sera désormais rendue!

Félicitation au Président TOUADERA, très mal entouré, mais qui suit nos leçons pour mieux gouverner!

Monsieur le Président,

Je vais commencer  cette leçon par un questionnement: AU NOM DE QUI, AU NOM DE QUOI JUGENT LES Magistrats?

LA JUSTICE CENTRAFRICAINE AUJOURD’HUI

De la Justice, on attend qu’elle rassure. Le juge doit rassurer par sa décision et garantir la stabilité des institutions nationales et le respect de l’Etat de Droit. Le plus souvent, la justice inquiète l’entourage du président de la république. C’est tout simplement parce que, chargée de régler les conflits et les contentieux qui nous déchirent, elle nous renvoie l’image des dysfonctionnements de notre Etat et notre société. Il y a pire, lorsque l’image que nous renvoie la Justice est celle de ses propres dérèglements, celle de l’ingérence politique, celle de la manipulation, comme nous l’avons constaté dans l’affaire Aurélien Simplice ZINGAS et autres. Pour cette leçon qui traite de l’épineuse question de la bonne administration de la justice et du respect scrupuleux des lois et règlements de la République, comme gage de stabilité, vous avez pris la décision de vous plier et faire plier votre entourage à respecter les décisions de justice, une Première fois depuis six (6) ans. Toutes nos sincères Félicitations à vous !

En effet, depuis que nos leçons vous parviennent sous une forme quelconque, vous avez compris que l’une des solutions aux multiples conflits, générateurs de la crise que vit le pays depuis quelques années, est à rechercher dans la question de la source de ce pouvoir exceptionnel. Les réponses interpellent toutes les sciences sociales (anthropologie, histoire, sociologie, philosophie, sciences politiques et sciences juridiques…), à partir desquelles se sont construites de multiples théories de la justification du pouvoir de juger, que l’on retrouve dans une littérature juridique considérable sous la rubrique de la « légitimité des juges ». Mais la légitimité n’épuise pas la question du « pouvoir de juger ». Comment celui qui en est investi l’exercetil ? Quels sont les contrôles possibles sur son exercice ? Sur quoi se fonde l’autorité de ses décisions de justice ? La réponse tient tout autant à des facteurs culturels qu’à des principes juridiques.

Monsieur le Président,

Vous devez avoir la culture de respecter les décisions de justice et être un modèle, étant le premier magistrat et président du conseil supérieur de la magistrature, au regard des dispositions de la constitution du 30 mars 2016, sur laquelle vous avez prêté serment.

Pouvoir juger, c’est d’abord avoir été fait juge. Telle est l’interrogation première de celui qui, accusé d’avoir enfreint une règle sociale ou causé dommage à autrui, comparaît devant l’autre qui décide de la sanction. La puissance divine ? Le Monarque ? L’État ? Le corps électoral ? Le peuple ?

Monsieur le Président,

Selon les époques et les sociétés, la source du pouvoir des juges est diverse, magique, religieuse, politique, populaire… De la source de ce pouvoir dépendent non seulement la reconnaissance de la validité du jugement mais encore le contrôle auquel est soumis son auteur. Et de la nature autocratique ou démocratique du juge découle la méthode de jugement.

Juger au nom du peuple Centrafricain

Aujourd’hui, la source du pouvoir de juger est politique. Est juge celui que la constitution désigne comme tel, dont elle délimite la compétence et dont elle fixe le statut ; c’est elle aussi qui consacre les principes fondamentaux qui encadrent le procès. Ce n’est plus le roi, ni un président de la République, ni un ministre de la Justice, ni la hiérarchie dans ladministration juridictionnelle ou judiciaire qui, comme sous l’Ancien régime, incarnent la source de justice, mais plutôt le peuple souverain au nom de qui justice est rendue.

Monsieur le Président,

La justice est une composante de la démocratie. Les choix opérés sous votre deuxième mandat rendentils compte de l’ancrage démocratique dans la justice en Centrafrique? La réponse, que l’on se gardera bien de donner ici, dépend d’une multitude de facteurs : l’existence d’un pouvoir judiciaire et son indépendance, la division des ordres de juridiction et leur contrôle réciproque, l’intervention de l’exécutif sur la carrière des juges et la gestion des juridictions, l’effectivité des organes de protection de l’indépendance des juges, le poids du corporatisme, les principes fondamentaux qui gouvernent le procès… Deux éléments semblent toutefois devoir être spécialement retenus pour mesurer la réalité d’une démocratie judiciaire : l’accès des citoyens à la Justice et le contrôle qu’ils exercent sur son fonctionnement.

MÉNAGER L’ACCÈS DES CITOYENS À LA JUSTICE

Monsieur le Président,

L’accès à la Justice est garanti aussi bien par notre Constitution du 30 mars 2016 que par toutes les Conventions internationales traitant des Droits de l’Homme. Il impose d’assortir chaque droit d’une procédure effective de mise en œuvre et de la suppression de tout obstacle ou discrimination procédurale ou financière au libre exercice de ce recours. Toute personne qui le demande doit donc pouvoir saisir une juridiction pour faire statuer sur un droit qu’elle revendique.

Monsieur le Président,

La responsabilité qui incombe à l’État Centrafricain dont vous êtes le garant est de créer par la loi les voies nécessaires et de les rendre aussi libres et accessibles que possible. La mission des juges est d’en assurer l’utilité. Lorsqu’il s’agit des droits fondamentaux, l’État doit permettre à toute personne d’en faire sanctionner, par des procédures appropriées, la violation par le législateur autant que par le pouvoir exécutif. C’est ce droit que vient précisément de consacrer la réforme constitutionnelle du 30 Mars 2016. En matière pénale ou administrative, l’accès à la Justice implique la possibilité de faire contrôler par l’autorité judiciaire et administrative toute privation de liberté. Chaque personne arrêtée, retenue ou détenue dans un lieu quelconque doit pouvoir en faire contrôler le motif par un juge.

En Centrafrique, on y ajoute la possibilité, pour les victimes, d’obtenir réparation de leur préjudice dans le cadre même du procès criminel. Mais il peut s’agir de faire reconnaître tout autre droit. La Justice est un mode de régulation de la vie en société qui s’est peu à peu substitué à l’administration. C’est la certitude d’être contraint par un juge au respect de la loi qui détermine les acteurs publics et privés à s’y plier. L’accès à la Justice comprend encore le droit de faire vérifier la validité du jugement par un juge supérieur et celui de faire exécuter le jugement lorsqu’il ne peut plus être contesté. L’obligation positive de l’État s’étend donc de la saisine de la juridiction à l’exécution de la sentence.

En définitive, à la faveur de la publicité du procès, la Justice est donc un lieu public d’expression, de défense et de satisfaction des droits et libertés de toute nature, subjectifs ou objectifs, individuels ou collectifs, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. De ce fait, c’est un instrument essentiel de la démocratie. Le niveau de satisfaction de cette exigence détermine la performance du système juridictionnel. L’évaluation à laquelle la justice procède, porte sur l’organisation des juridictions, leur répartition sur le territoire, l’efficacité des procédures, leur adaptation aux cas d’urgence et aux publics vulnérables, l’accueil et l’information du public, le coût du procès à la charge de l’État et de l’usager, la rémunération des auxiliaires de justice, les modalités d’une aide publique et l’existence d’une assurance judiciaire privée.

Monsieur le Président,

Il est impératif d’intégrer dans votre politique des prochaines années, la nécessité de créer un fonds pour l’accès à la Justice qui dépend très précisément de la volonté des politiques publiques de le mettre en œuvre. On croise ici les thèmes de discussion sur la réforme de l’aide légale en RCA, le réaménagement de la carte judiciaire, l’adaptation de la justice de proximité et la réforme de la procédure pénale et administrative. La démocratie judiciaire dépend par conséquent de l’organisation institutionnelle de la Justice.

Monsieur le Président,  de ce qui précède, vous devez renforcer le contrôle des citoyens sur la Justice !

Après avoir évalué le rendement de l’accès à la justice dans un rapport entre coût et bénéfice, autant d’un point de vue social que privé, les études ont prouvé et montré que pour s’adapter à l’augmentation des contentieux, les systèmes judiciaires associent de plus en plus les citoyens à l’activité judiciaire et révèlent la part prise par le secteur privé associatif, syndical, universitaire, assurantiel dans le mode de financement des procès. La conséquence de cette implication devrait être le contrôle du public sur l’exercice de la justice. Le prolongement de l’accès serait l’ouverture, la transparence de l’institution judiciaire et l’obligation de rendre compte de son fonctionnement. Les harangues aux Parlements d’Ancien régime montrent que c’est envers le roi que les juges étaient responsables de l’usage du pouvoir qui leur était par lui délégué ; c’est au peuple qu’ils devraient aujourd’hui en référer.

En Centrafrique, les principes de cette gouvernance seraient en grande partie à créer. Un autre aspect, tout aussi essentiel, de la gouvernance démocratique de la Justice est le contrôle du public sur le comportement des juges. L’affaire du Député Zingas a parfaitement montré l’urgence de ce besoin social. Une réponse partielle a été donnée par votre décision dordonner à tous le respect des jugements rendus par la justice. Ainsi tous vos proches se trouvent aussi dans la situation d’une recherche de l’efficacité, et du respect des mécanismes de mise en œuvre de leur responsabilité professionnelle.

Juger en Centrafrique en appliquant la loi

Si la doctrine révolutionnaire a profondément transformé la source du pouvoir du juge, elle en a aussi strictement limité la mission. Le juge se borne à appliquer la loi. Le pouvoir de juger se justifie alors par l’application respectueuse de la loi, expression souveraine de la volonté générale. La loi seule est source de jugement. Si la formulation du principe est simple, sa mise en œuvre est conflictuelle. Appliquer la loi, c’est nécessairement choisir celle qui est apte à trancher le litige et c’est aussi l’interpréter.

Or, dans l’application de la loi, le juge a conquis un pouvoir d’interprétation que lui conteste une conception stricte de la séparation des pouvoirs. Ayant peu à peu abandonné les méthodes littérales et la référence étroite à la volonté du législateur, il utilise des principes souples de lecture du texte qui lui permettent de prendre en compte le contexte évolutif économique, social, culturel dans lequel elle prend son sens. Il en dissipe les ambiguïtés, en résout les contradictions, en comble les lacunes, assure la cohérence de l’ordre juridique par des principes généraux du droit. Il construit des jurisprudences auxquelles il donne force de norme. Dans cet exercice, la formation professionnelle apprend au juge à s’affranchir de ses propres convictions et la récusation donne la possibilité d’écarter celui dont l’impartialité pourrait être faussée. Mais, consciemment ou non, les constructions de la jurisprudence sont influencées par des valeurs individuelles ou collectives auxquelles se réfère le juge. Ces valeurs déterminent une conception de la justice sociale, une vision de l’équité, une règle de mesure des intérêts en présence, en définitive une vision du monde. La jurisprudence reflète les orientations philosophiques, éthiques, sociales, économiques, culturelles du corps des juges. Les représentations sociales dominantes pèsent sur le jugement. Tout aussi large est le choix du droit applicable.

En définitive, ni le contrôle du public, ni la loi appliquée ne suffisent à donner un fondement démocratique aux décisions de justice. Pourraiton en trouver le complément dans le savoir du juge ?

Monsieur le Président,

Savoir juger, c’est connaître le droit mais aussi comprendre le contexte économique et social dans lequel s’est noué le litige et sera reçu le jugement. Juger, c’est trancher dans le vif une situation, en même temps qu’agir sur une situation. La question de la sélection des juges par la connaissance a été une question politique vivement débattue à un moment donné de l’histoire tout comme l’a été ensuite celle du contenu, général ou technique, du savoir à leur transmettre.

Connaître le droit

La connaissance du droit varie selon la nature des juridictions et l’origine des juges mais le Conseil d’Etat a estimé que, même pour les juges de proximité institués pour juger un contentieux simple de la vie quotidienne, on ne pouvait s’affranchir de l’exigence de connaissance du droit. Pour le corps judiciaire, le champ du savoir doit tout autant recouvrir le droit matériel que la méthode du jugement, la connaissance de la loi que le savoirfaire pour l’appliquer. La méthode du jugement est aujourd’hui encadrée par le standard universel du procès équitable, défini dans les mêmes critères autant par la Constitution que par les conventions internationales. Il s’intègre à la mentalité collective des juges, il est aussi la référence qui permet à chacun de s’assurer que la justice est correctement rendue ; c’est une forme de charte des droits du procès que chaque usager peut s’attendre à voir respecter dans l’espace judiciaire. Audelà du standard, le jugement suppose un savoirfaire ; une sorte de “tour de main” qui distingue le bon professionnel. Le posséder nécessite formation, transmission, expérience, assistance, conservation, perfectionnement. Ce sont les bonnes pratiques du jugement. Comme en matière médicale, il serait sans doute nécessaire d’élaborer un référentiel des gestes professionnels élémentaires par des conférences de consensus associant le public à sa définition. Si responsabilité des juges il y a, elle doit s’apprécier à partir de comportements professionnellement et socialement conformes.

Comprendre la société Centrafricaine

Mais l’exigence de savoir dépasse la connaissance des techniques du jugement. Elle impose un minimum de compréhension du contexte dans lequel s’insère la décision. C’est une banalité mais elle est fructueuse. La connaissance des données sociales, économiques et culturelles n’est pas seulement un acquis de la formation. Elle est fonction de la position du juge au sein de la société. Y estil impliqué ? En estil retranché ? C’est pour cultiver le lien entre la Justice et le lieu où elle s’exerce qu’il est indispensable d’associer les citoyens au mécanisme du jugement. C’est aux mêmes fins que des juridictions comme celles du travail ou du commerce sont composées des représentants des catégories professionnelles concernées. C’est pour la même raison que, dans des domaines techniques, ont été instituées des autorités administratives indépendantes en partie constituées de professionnels des secteurs concernés. Mais estce suffisant ? Organisé sur le modèle protégé de la fonction publique, le corps des juges peutil pénétrer la réalité des problèmes sociaux, comprendre la précarité des personnes vulnérables ? Avoir une juste vision du monde de l’entreprise, peutil approcher la prise de risque et les mécanismes financiers ? En retour, les divers publics auxquels la Justice s’adresse vérifientils que le jugement pénètre la réalité ? À cet égard, la marge de pertinence de la décision n’est pas large. En l’excédent, le juge s’expose au risque de rupture avec la société, rupture qui, on l’a vu dans certains cas, prend la forme d’une crise politique. Les réponses à ces questions et la prévention de ce risque commandent les solutions. Renforcer les formations ? Provoquer la mobilité ? Corriger le mode de recrutement ? Impliquer davantage les citoyens et les professionnels ?

En définitive, si c’est au nom du peuple que justice est rendue, le jugement ne peut s’affranchir du principe démocratique qui fonde le pouvoir de juger. Et si le jugement est tout autant fondé sur le droit que sur les représentations sociales, son autorité se mesure à sa cohérence avec les valeurs communes de la société. En conclusion, le jugement est finalement l’articulation d’un pouvoir démocratique et de l’exigence d’un consensus social.

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