Centrafrique : Discours de La Baule, le 20 juin 1990 !

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la situation économique de l’Afrique, les possibilités d’aide des pays les plus riches et la position française en matière de coopération et d’aide financière, La Baule le 20 juin 1990

……..Il nous faut parler de démocratie. C’est un principe universel qui vient d’apparaître aux peuples de l’Europe centrale et orientale comme une évidence absolue au point qu’en l’espace de quelques semaines, les régimes, considérés comme les plus forts, ont été bouleversés. Le peuple était dans les rues, sur les places et le pouvoir ancien sentant sa fragilité, cessait toute résistance comme s’il était déjà, et depuis longtemps, vidé de substance et qu’il le savait. Et cette révolution des peuples, la plus importante que l’on eût connue depuis la Révolution française de 1789, va continuer. Je le disais récemment à propos de l’Union soviétique : cette révolution est partie de là et elle reviendra là. Celui qui la dirige le sait bien, qui conduit avec courage et intelligence une réforme qui, déjà, voit se dresser devant elle toutes les formes d’opposition ; celles qui s’y refusent, attachés au système ancien et celles qui veulent aller plus vite. Si bien que l’histoire reste encore en jeu. Il faut bien se dire que ce souffle fera le tour de la planète. Désormais on le sait bien : que survienne une glaciation ou un réchauffement sur l’un des deux pôles et voilà que le globe tout entier en ressent les effets.
– Cette réflexion ne doit pas rester climatique, elle s’applique à la société des hommes !… Enfin, on respire, enfin on espère, parce que la démocratie est un principe universel. Mais il ne faut pas oublier les différences de structures, de civilisations, de traditions, de moeurs. Il est impossible de proposer un système tout fait. La France n’a pas à dicter je ne sais quelle loi constitutionnelle qui s’imposerait de facto à l’ensemble de peuples qui ont leur propre conscience et leur propre histoire et qui doivent savoir comment se diriger vers le principe universel qu’est la démocratie. Et il n’y a pas trente-six chemins vers la démocratie. Comme le rappelait M. le Président du Sénégal, il faut un Etat, il faut le développement et il faut l’apprentissage des libertés… Comment voulez-vous engendrer la démocratie, un principe de représentation nationale avec la participation de nombreux partis, organiser le choc des idées, les moyens de la presse, tandis que les deux tiers d’un peuple vivraient dans la misère.
Je le répète, la France n’entend pas intervenir dans les affaires intérieures des Etats africains amis. Elle dit son mot, elle entend poursuivre son oeuvre d’aide, d’amitié et de solidarité. Elle n’entend pas soumettre à la question, elle n’entend pas abandonner quelque pays d’Afrique que ce soit. Ce plus de liberté, ce ne sont pas simplement les Etats qui peuvent le faire, ce sont les citoyens : il faut donc prendre leur avis ; et ce ne sont pas simplement les puissances publiques qui peuvent agir, ce sont aussi les organisations non gouvernementales qui souvent connaissent mieux le terrain, qui en épousent les difficultés, qui savent comment panser les plaies.
– Nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour nous, cette forme subtile de colonialisme qui consisterait à faire la leçon en permanence aux Etats africains et à ceux qui les dirigent, c’est une forme de colonialisme aussi perverse que toute autre. Ce serait considérer qu’il y a des peuples supérieurs, qui disposent de la vérité, et d’autres qui n’en seraient pas capables, alors que je connais les efforts de tant de dirigeants qui aiment leur peuple et qui entendent le servir même si ce n’est pas de la même façon que sur les rives de la Seine ou de la Tamise. Voilà pourquoi il faut procéder à une étude méthodique de tout ce qui touche à la vie économique.
Il faut mettre en place des dispositifs douaniers qui empêcheront des évasions de capitaux qui viennent souvent justifier les critiques entendues. De ce point de vue encore, la France, si vous le souhaitez, est prête à vous apporter l’aide humaine et technique, à former des fonctionnaires, à se trouver auprès d’eux. J’ai vu naître la plupart de vos Etats, j’ai connu vos luttes pour en finir avec l’état colonial. Ces luttes vous opposaient souvent à la France, et seule la sagesse des dirigeants français et africains a évité, en fin de compte, le drame d’une guerre coloniale en Afrique noire. Il fallait bâtir un Etat, une souveraineté, avec des frontières garanties internationalement, telles que les avaient dessinées les compas et les règles des pays coloniaux, dans les salons dorés des chancelleries occidentales, déchirant les ethnies sans tenir compte de la nature du terrain. Et voilà que ces Etats nouveaux doivent gérer les anciennes contradictions héritées de l’histoire, doivent bâtir une administration centrale, nommer des fonctionnaires après les avoir formés, gérer des finances publiques, entrer dans le grand circuit international, souvent sans avoir reçu des anciens pays coloniaux la formation nécessaire…
– Et on aurait à raisonner avec ces Etats, comme on le ferait à l’égard des nations organisées depuis mille ans comme c’est le cas de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Espagne ou du Portugal ! Les moeurs, les traditions aussi respectables que les vôtres, l’histoire et la nature de ces peuples, leur propre culture, leur propre façon de penser, tout cela pourrait se réduire à une équation décidée dans une capitale du Nord ? Vraiment, je fais appel à votre raison, et je pense que nous nous connaissons assez pour savoir que rien ne sera fait entre nous en dehors du respect et de la considération que nous nous devons. S’il y a contestation dans tel Etat particulier, eh bien ! que les dirigeants de ces pays en débattent avec leurs citoyens. Lorsque je dis démocratie, lorsque je trace un chemin, lorsque je dis que c’est la seule façon de parvenir à un état d’équilibre au moment où apparaît la nécessité d’une plus grande liberté, j’ai naturellement un schéma tout prêt : système représentatif, élections libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la censure : voilà le schéma dont nous disposons. Nous en avons discuté plusieurs fois et hier soir encore en particulier. Je sais combien certains défendent scrupuleusement leur peuple et cherchent le progrès y compris dans les institutions. Plusieurs d’entre vous disaient : « transposer d’un seul coup le parti unique et décider arbitrairement le multipartisme, certains de nos peuples s’y refuseront ou bien en connaîtront tout aussitôt les effets délétères ».
– D’autres disaient : « nous l’avons déjà fait et nous en connaissons les inconvénients ».
– Mais les inconvénients sont quand même moins importants que les avantages de se sentir dans une société civiquement organisée.
– D’autres disaient : « nous avons commencé, le système n’est pas encore au point, mais nous allons dans ce sens ».
– Je vous écoutais. Et, si je me sentais plus facilement d’accord avec ceux d’entre vous qui définissaient un statut politique proche de celui auquel je suis habitué, je comprenais bien les raisons de ceux qui estimaient que leurs pays ou que leurs peuples n’étaient pas prêts. Alors qui tranchera ? Je crois qu’on pourra trancher en disant que de toute façon, c’est la direction qu’il faut prendre.
Certains ont pris des bottes de sept lieues, soit dans la paix civique soit dans le désordre, mais ils ont fait vite. D’autres marcheront pas à pas. Puis-je me permettre de vous dire que c’est la direction qu’il faut suivre. Je vous parle comme un citoyen du monde à d’autres citoyens du monde : c’est le chemin de la liberté sur lequel vous avancerez en même temps que vous avancerez sur le chemin du développement. On pourrait d’ailleurs, inverser la formule : c’est en prenant la route du développement que vous serez engagés sur la route de la démocratie.
– A vous peuples libres, à vous Etats souverains que je respecte, de choisir votre voie, d’en déterminer les étapes et l’allure. La France continuera d’être votre amie, et si vous le souhaitez, votre soutien, sur le plan international, comme sur le plan intérieur.
– Vous lui apportez beaucoup. Quand je constate, par exemple, que le flux de capitaux qui va du Sud pauvre vers le Nord riche est plus important que le flux de capitaux qui va du Nord riche au Sud pauvre, je dis qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Le colonialisme n’est pas mort. Ce n’est plus le colonialisme des Etats, c’est le colonialisme des affaires et des circuits parallèles.
– Nous parlons entre Etats souverains, égaux en dignité, même si nous ne le sommes pas toujours en moyens. Il existe entre nous des conventions de toutes sortes. Il existe des conventions de caractère militaire. Je répète le principe qui s’impose à la politique française : chaque fois qu’une menace extérieure poindra, qui pourrait attenter à votre indépendance, la France sera présente à vos côtés. Elle l’a déjà démontré, plusieurs fois et parfois dans des circonstances très difficiles. Mais notre rôle à nous, pays étranger, fût-il ami, n’est pas d’intervenir dans des conflits intérieurs. Dans ce cas-là, la France en accord avec les dirigeants, veillera à protéger ses concitoyens, ses ressortissants ; mais elle n’entend pas arbitrer les conflits.
– C’est ce que je fais dans le cadre de ma responsabilité depuis neuf ans. De la même manière, j’interdirai toujours une pratique qui a existé parfois dans le passé et qui consistait pour la France à tenter d’organiser des changements politiques intérieurs par le complot ou la conjuration. Vous le savez bien, depuis neuf ans, cela ne s’est pas produit et cela ne se produira pas.
– Je respecte trop vos peuples et je respecte trop les personnes dès lors qu’elles se comportent conformément à ce que l’on peut attendre de chefs d’Etat soucieux du bonheur de leur peuple et soucieux de rester fidèles au comportement de tout citoyen digne de ce nom.
– Que ce soit sur le plan économique, technique ou militaire – ce cas est quand même minoritaire -, j’ai défini les voies choisies par mon pays : économiquement et techniquement, nous resterons à vos côtés, dans un cadre de gestion contrôlée honnêtement et mutuellement, par des contrats eux-mêmes passés au crible des spécialistes, comme cela se fait déjà depuis des années et des années.
– S’il faut améliorer les moyens d’empêcher des évasions de capitaux illicites, il reste à mettre en place, dans un certain nombre de cas, les systèmes correspondants.
Je conclurai, mesdames et messieurs, en disant que la France liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté. Il faut pour cela que l’on vous fasse confiance. Il faut avoir confiance dans le temps. Pour investir, il faut du temps. Il faut du temps pour accroître la productivité, pour améliorer la qualité, pour installer des industries de transformation qui vous permettront de ne plus assister impuissants à l’évasion, parfois au vol de vos matières premières, sans que vous ayez la possibilité de tirer profit de la valeur ajoutée qui est ajoutée ailleurs que chez vous.
– Il faut des codes, des règles claires et stables pour faciliter les investissements étrangers. Pourquoi pas des zones franches par exemple ? Certains d’entre vous l’on fait.
– Voilà pourquoi je vous parlais avec insistance d’une taille minimum à acquérir entre vous pour regrouper et harmoniser les marchés. Nous l’avons fait nous-mêmes avec la Communauté européenne. Nous nous sommes dotés de structures contraignantes, nous avons accepté certains renoncements à notre souveraineté dont nous étions, croyez-moi, aussi orgueilleux que vous.
– Je le répète : confiance dans la liberté. La démocratie nous l’avons vécue, c’est une belle aventure mais elle est longue, difficile, hérissée de périls et de contradictions. Moi j’ai confiance dans votre sol et dans les vertus de vos peuples. Voilà pourquoi je ne crois pas l’Afrique perdue. Et j’espère que l’on m’entendra à Dublin et à Houston. La voix de la France clamera une fois de plus que là est le salut de l’espèce humaine sur la terre et que, si l’on abandonne en chemin tel ou tel peuple, c’est une amputation pour le monde entier. Souvenez-vous de ce titre de l’ouvrage d’Hemingway « Pour qui sonne le gas » : on croit qu’il sonne pour l’autre, il sonne toujours pour soi.
– Un peuple d’Afrique laissé en perdition sur le bord du chemin de l’histoire, c’est l’humanité tout entière pour qui le glas viendrait à sonner. Eh bien nous Français, nous le comprenons. Nous croyons dans les vertus de votre sol et de vos peuples nourris de ce sol. Nous croyons dans la nécessité de compter sur le temps. Il faut avoir confiance dans votre capacité de bâtir un espace conforme à vos intérêts et nous vous y aiderons. Il faut avoir, madame et messieurs, confiance dans la liberté. Il ne faut pas la considérer comme un ennemi caché, prêt à abattre ceux qui l’auront choisie. Elle sera, croyez-moi, votre meilleure amie.

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