Centrafrique: diamants en terrain miné (Reportage)

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Sur le chantier de Kassa Mogounda, à 23 kilomètres au nord de Bria. 40 millions de carats dormiraient à fleur de terre dans le pays et le diamant ferait vivre près du quart des 4,8 millions de Centrafricains. Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

Au coeur de conflits armés et de trafics, la production diamantifère de la RCA s’est effondrée. De l’Est, fief de l’ex-rébellion, à l’Ouest, sous l’influence des milices rivales, les déchirements du pays ont tari un pactole qui manque cruellement aux caisses d’un Etat en faillite.

La clairière de Kassa Mogounda, nichée à 23 kilomètres au nord de Bria « la scintillante », haut lieu du diamant centrafricain et fief de l’ex-rébellion Seleka, tient autant de la ruche à ciel ouvert que de l’archipel balayé par un cataclysme. D’épais troncs déracinés gisent au hasard des remblais de glaise et de terre, enjambant comme autant de passerelles un lacis de mares d’un gris laiteux.  

Aux clameurs des « creuseurs » se mêlent le choc sourd des barres à mine, le clapotis des pelles à long manche fouaillant l’eau boueuse, le roulis des cailloux dansant sur de larges tamis, le ronflement d’une moto pompe et le crépitement des braseros des gargotes plantées sur les berges. Ouverte au coeur de l’été, cette mine grignote la forêt, de puits en tranchées. 

De nature alluvionnaire, le diamant centrafricain se prête mal aux procédés d’extraction industriels (ici, à Kassa Mogounda).  Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

A sa tête, un chef de chantier prénommé Gabin, flanqué de son adjoint, Mahamat. L’un chrétien, l’autre musulman. Le second a enseigné au premier, paysan tombé par hasard sur une prometteuse strate de gravier, l’art de la fouille. Les équipées barbares qui ravagent depuis mars 2013 l’ancien Oubangui-Chari auraient-elles ébranlé leur tandem? « Jamais! » assurent-ils en choeur. 

Tant pis pour les maniaques du conflit confessionnel ; pas plus que l’argent n’a d’odeur, les gemmes n’ont de religion. A l’en croire, le gendarme de 2e classe Bertrand Tossoué a, quant à lui, foi dans la loi, si fictive soit-elle. Droit de prospection, patente, cahier d’artisan-minier, carte d’ouvrier : chef par intérim de l’Unité spéciale antifraude (Usaf) de Bria, il décline règles et tarifs. Las ! son équipe ne dispose d’aucun véhicule. « Pour visiter les sites, admet-il, on loue des motos… »  

« Gare à l’eldorado fantasmé »

A près de 600 kilomètres plus à l’ouest, là où règnent les milices prétendument chrétiennes antibalaka, on n’est guère mieux doté. Dans son bureau décati et plongé dans la pénombre, où jaunissent les affiches d’une campagne exaltant la « légalité », l’adjudant-chef de la brigade minière de Boda, autre bastion diamantifère, a vite fait de détailler son arsenal. « Nous étions une dizaine, soupire-t-il. Je suis désormais seul avec mon adjoint, sans même un deux-roues. » 

Pour les creuseurs (ici, à Ndoro, dans l’ouest de la RCA), dénicher un diamant relève de la loterie : « Tu peux piocher dix mois sans rien sortir », se plaint l’un d’eux. Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

Une évidence: au regard des enjeux, vitaux pour une Républi que centrafricaine exsangue et déchirée, les moyens assignés à la lutte contre le trafic de diams, fléau endémique de cet Etat failli depuis Sa Majesté Impériale Bokassa Ier, s’avèrent dérisoires. Enjeu social et financier, bien sûr. Si elle navigue entre le 10e et le 12e rang mondial au palmarès des pays producteurs, la RCA recèle en ses entrailles un pactole prodigieux amplement inexploré. 

« Gare à l’eldorado fantasmé, nuance le Portugais Jose Ferreira, patron du bureau d’achat Badica de Bria. En Angola, on exhume plus de pierres en un mois qu’en Centrafrique en un an. » Il n’empêche : selon l’institut américain Geological Survey, 40 millions de carats y dorment à fleur de gravière, soit 100 fois le rendement annuel des meilleurs crus.  

Aux dires du ministre des Mines et de la Géologie, Joseph Agbo, le diamant fait vivre, directement ou pas, près du quart des 4,8 millions de Centrafricains et procure, « en temps normal » -notion aléatoire ici-, 20% des recettes budgétaires et plus de la moitié des revenus d’exportation du pays. Enjeu politico-militaire aussi. Maints rapports l’attestent, dont celui du panel d’experts du Conseil de sécurité des Nations unies publié le 1er novembre : le négoce illicite des gemmes finance les factions armées et garnit leurs armureries (1). 

Bertrand Tossoué, chef par intérim de l’Unité spéciale antifraude de Bria. Son équipe ne dispose d’aucun véhicule pour visiter les sites. Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

Rien de bien inédit sous le soleil de l’Est, territoire demeuré aux mains de divers clans de la Seleka, cet attelage hétéroclite d’insurgés et de mercenaires tchadiens ou soudanais, dont la figure de proue, Michel Djotodia, fut évincée de la présidence en janvier. Logique. Avant de déclencher l’offensive fatale au pouvoir clanique de François Bozizé, la plupart de ses caïds régentaient les gisements de diamants bruts et d’or de la moitié orientale du pays; « exfiltrant » via le Tchad ou le Sud-Darfour, province indocile du Soudan, un butin en transit vers Anvers, Dubaï, Beyrouth, Tel-Aviv ou Mumbai, l’ancienne Bombay.  

Parmi eux, le Peul Oumar Younous, surnommé « Oumar Sodiam », du nom du bureau d’achat dont il fut l’un des collecteurs -en clair, le bailleur de fonds des artisans miniers- avant d’en orchestrer le pillage à l’heure de la déferlante Seleka ; ou encore Zakaria Damane, partisan fraîchement repenti de la sécession, qui reçoit en majesté, boubou blanc et calot brodé d’or, dans sa villa de Bria. 

« Tu peux piocher dix mois sans rien sortir »

A l’Ouest, en revanche, du nouveau. De Boda à Carnot et Berberati, la poussée des hordes anti-balaka, avides de s’arroger le trésor souterrain, a précipité le repli vers le Cameroun voisin des collecteurs, musulmans souvent natifs du Sénégal, du Mali ou de Mauritanie, relégués au rang de vils exploiteurs. « Ces types nous traitent en esclaves et nous manipulent, peste Aimé, coordonnateur des antibalaka de Boda. Quand tu reçois ton avance hebdomadaire, ils font des grigris bizarres sur les billets. Du coup, tu brûles tout à la cave -le bar- et tu reviens bosser le lendemain. Pas le choix : ce sont eux qui te nourrissent. »  

A Boda, meurtrie par les violences intercommunautaires de janvier, des musulmans s’aventurent hors de leur enclave pour monnayer des vêtements.Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

De fait, qu’il pèse 1/2 ou 5 carats -calibre miraculeux-, le « caillou » déniché après lavage, tri et lissage à la spatule du gravier affiné ne fait qu’alléger la dette contractée au fil des semaines par le creuseur. « Tu peux piocher dix mois sans rien sortir », ronchonne l’un d’eux. 

Loterie minière en terrain miné. La préfecture de la Lobaye, à 190 kilomètres à l’ouest de la capitale, peine à panser ses plaies. Le 29 janvier 2014, au lendemain de la retraite d’une Seleka aux abois, Boda s’embrase et sombre dans une sarabande infernale de violences, que seule l’irruption d’un détachement du contingent français Sangaris, une semaine plus tard, parvient à enrayer. Bilan : des cadavres par dizaines et plus de 800 maisons et échoppes -propriétés de chrétiens pour la plupart -détruites ou incendiées.  

Depuis, les 5000 à 6000 âmes de la communauté musulmane, réduite de moitié par un exode inexorable, végètent dans une enclave en état de siège. Le maire, un cador du diamant qui en est issu, a été suspendu. « Mais il y a du mieux, avance le sous-préfet Théophile Ligounda. Les non-musulmans n’exigent plus le départ définitif de ceux d’en face. De là à envisager la réapparition des exilés… »  

« Trop dangereux, soutient le vieil imam de la mosquée n°1, Gaga Ali Ibrahim. La fuite de notre trentaine de collecteurs a tout paralysé. Leur argent nous manque, à nous comme aux chrétiens. » La nuit, pourtant, des ombres s’aventurent jusqu’aux ruelles de l’îlot. Transgression périlleuse : à en croire la rumeur, trois « traîtresses », coupables d’avoir rejoint en catimini un compagnon adepte de l’islam, auraient été égorgées à leur retour… 

La brigade antifraude est censée répertorier collecteurs et artisans miniers. Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

Bien sûr, deux collecteurs catholiques, « Malou » et « Collard », passés par la mouvance milicienne, s’échinent à suppléer les partants. « Ils étaient dans le métier, précise un acheteur musulman de mère chrétienne. On travaillait ensemble. Je dormais chez eux et eux chez moi. Le soir où Boda a pris feu, je dînais au domicile de Collard… » Mais voilà : pas facile de s’introniser collecteur. « C’est un métier, ironise un vétéran. Il faut maîtriser les filières et les réseaux de vente, mais aussi détenir assez de cash pour financer les chantiers. »  

À qui confier le contrôle des mines?

Fils d’un mineur assassiné pour un litige véniel, Dimitri, 29 ans, dont quatorze à charrier des paniers de galets, de l’eau jusqu’à mi-cuisses, connaît la chanson. La pompe de son puits de Ndoro, à vingt minutes de moto-cross et de trekking de Boda, s’est envolée avec le « boss » musulman. En acheter ou en louer une ? Trop cher. Reste donc à écoper au seau. Voilà pourquoi de discrets émissaires invitent çà et là les « esclavagistes » ouest-africains à revenir.  

Voilà pourquoi des artisans se font coursiers pour convoyer leurs diamants jusqu’aux bureaux ouverts par les partenaires d’hier à la frontière camerounaise et au-delà… Ici comme ailleurs, les routes réputées clandestines relèvent du secret de polichinelle. Qu’elles fassent escale à Douala, en République démocratique du Congo -l’ex-Zaïre-, au Congo-Brazzaville ou en Afrique du Sud, ces pierres iront grossir le flux des exportations illégales. Flux non quantifiable, même si les estimations oscillent entre 30% et 80%. 

L’imam Gaga Ali Ibrahim, à Boda, déplore la fuite des collecteurs : « Leur argent nous manque, à nous comme aux chrétiens. » Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

Comment enrayer l’hémorragie ? Les plus volontaristes préconisent de confier le contrôle des mines à la Minusca, la force onusienne, censée compter en avril prochain 12000 Casques bleus. « Elle a pour mandat de protéger les civils, exposés à l’extorsion et au racket de leurs « protecteurs » », argue un analyste onusien. Il y a un hic : allu vionnaire, essaimé au hasard d’innombrables puits, le très artisanal diamant centrafricain se prête mal à un tel dispositif.  

« Placer sous surveillance les sites les plus féconds changerait néanmoins la donne », tranche un initié. Une autre controverse agite le landerneau du carat. Faut-il autoriser la RCA à réintégrer le Processus de Kimberley (PK), dont elle a été exclue en mai 2013? Instauré dix ans plus tôt, ce dispositif de certification d’origine vise à endiguer, en bannissant leur commerce, le flot des « blood diamonds » (« diamants du sang »), tout à la fois cibles et carburants de féroces guérillas. La panacée? Non. Des bordereaux falsifiés circulent.  

Stockés en théorie à Bangui, les « cailloux » extraits dans l’Ouest (ici, à Ndoro) atterrissent en partie au Cameroun.  Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

Et le « mixage » de pierres suspectes avec des lots au pedigree impeccable entrave l’effort de traçabilité. Chacun, de Boda « la belle » à Bria, via Bangui, dénonce les effets pervers d’un embargo qui tend à doper la contrebande. A commencer par le ministre des Mines, Joseph Agbo. « Qui en paie le prix, sinon le citoyen lambda ?, s’insurge celui qui a plaidé, à la mi-novembre, la cause de la RCA à Guangzhou (Chine), théâtre de l’assemblée annuelle du PK.  

On s’enrichit plus vite avec une kalach qu’avec une pioche

Rien ne sert d’ajouter du malheur au malheur. Les jeunes creuseurs désoeuvrés ou sous-payés grossissent les rangs de la Seleka ou des anti-balaka, persuadés qu’on s’enrichit plus vite avec une kalach qu’avec une pelle et une pioche. Lorsque se dissipe l’illusion et qu’ils retrouvent le chantier, il n’y a plus personne pour les financer. » En son fief de Bria, le « général » Zakaria Damane flétrit en écho « ces sanctions iniques, qui nous empêchent de nourrir nos enfants et de les scolariser ». « Un diamant peut-il prendre les armes ?, feint de s’interroger celui qui fut tour à tour chasseur d’éléphants, garde forestier et artisan minier.  

Ce ne sont pas les pierres qui ont fait la rébellion, mais les fusils arrachés aux soldats de Bozizé. L’ostracisme de la communauté internationale vide les caisses de l’Etat, privé de ses recettes fiscales. » Argument plutôt gonflé pour un notable rebelle dont la principauté échappe à la si frêle autorité de Bangui… Un indice parmi cent. Voilà peu, le commandant de la gendarmerie locale a été destitué. Son forfait ? « Manque de zèle dans le versement aux pontes de la Seleka d’une partie des taxes raflées sur les barrages routiers », précise un témoin. Lesquels pontes imposent une taxe d’atterrissage aux avions des compagnies minières; mesure qu’ils ont vainement tenté d’étendre, cet automne, aux vols humanitaires. 

Des corridors de l’ONU aux chancelleries, un scénario affleure : celui d’une levée partielle de l’embargo, circonscrite aux seuls chantiers de l’Ouest, réputés plus aisés à superviser. « Absurde! » riposte Jose Ferreira, le Portugais de Badica. Aux yeux de ce bourlingueur qui a promené sa panoplie d’acheteur -lampe, loupe, pince, balance de précision et calculette- des mines angolaises à la forêt amazonienne, la formule aurait pour effet de consacrer la partition du pays. « Il n’y a pas plus d’Etat à Carnot qu’à Bria, grince-t-il . Et il est bien moins ardu de sortir des pierres vers le Cameroun que vers le Soudan. »  

Pour le creuseur, exhumer un diamant ne fait qu’alléger sa dette auprès du collecteur.Michael Zumstein/Agence Vu pour L’Express

Comment lui donner tort ? Installés en grande pompe à la mi-septembre par le ministre de l’Administration du territoire, le procureur et le président du tribunal de Boda ont très vite rebroussé chemin. « Normal, admet le sous-préfet du lieu. Que faire, sans greffier ni voiture, avec un bureau nu et une prison en ruine? » 

Oisiveté forcée

D’est en ouest, la même litanie morose jalonne la tournée des bureaux d’achat assoupis et des concessions désertes. A Bria, le Mauritanien Sidi Mohammed se borne à « garder la maison ». « J’ai 50 employés, tous chefs de famille, souffle- t-il. Si je pars, ils vont beaucoup pleurer. Mais je ne tiendrai plus très longtemps. » « On est K. O. debout, renchérit Oumar, le veilleur de la Sodiam, sous le portrait du défunt patriarche arménien Haïk Arslanian. Et, pendant qu’on tourne au ralenti, nos patrons épuisent leurs réserves. »  

En deux mois, Jose Ferreira n’a expédié à Bangui, où ils sont stockés en attendant l’hypothétique retour de la RCA sur le marché mondial, que 400 carats. « Ce que j’envoyais chaque jour en 2011-2012″, se désole-t-il. Quant à Mahamat Adoum, son alter ego de Boda, il tue le temps, las de son statut d’ »acheteur qui n’achète plus ». 

L’Express

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