Centrafrique : « Désormais, nous savons où nous en sommes : il nous faut chasser Touadéra du pouvoir », dixit Ali Darass de l’UPC à Jeune Afrique

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Recherché par les Russes, sanctionné par les Américains, le chef d’état-major de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) fait aujourd’hui figure d’ennemi public numéro un. Enquête sur un ancien coupeur de routes devenu le chef rebelle le plus puissant du pays.

Ici, à Berengo, au cœur de ce qui fut quelques années durant l’un des sièges du pouvoir de l’empereur Bokassa Ier, peu de Centrafricains ont désormais droit à la parole. Quelques-uns, militaires en formation, kalachnikov à la main, s’entraînent au rythme des ordres aboyés par des Blancs en uniforme. L’entrée du quartier général leur est interdite. Le lieu est réservé à l’état-major du très secret groupe Wagner. Le colonel Alexander Vassili, patron des mercenaires russes en Centrafrique, y est comme chez lui. Au milieu de ses hommes et des cartes du pays étalées sur les tables et les murs, il dresse des plans, planifie des mouvements et coordonne les combats menés contre la Coalition des patriotes pour le changement (CPC).

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Parmi ses objectifs, une région, celle de Bambari. Et un homme en priorité : Ali Darassa. En novembre, ce dernier a officialisé son retour au premier plan. Après avoir un temps fait croire qu’il s’éloignait de la CPC, il en a été nommé chef d’état-major et fait désormais figure de numéro un de la rébellion.

L’ancien président François Bozizé, officiellement coordinateur de la coalition, est en exil au Tchad et logé à N’Djamena. Noureddine Adam vit quant à lui au Soudan, loin des zones de combat. Reste Ali Darassa, retranché aux alentours de Bambari, où ses troupes – quelques centaines d’hommes – contrôlent de vastes étendues de brousse. Wagner et Moscou ne s’y trompent guère, tout comme Washington, qui a placé l’intéressé sous sanctions le 17 décembre. Pas plus que l’ONU, dont le Conseil de sécurité a fait de même quatre jours plus tard.

Un berger devenu coupeur de routes

Mais qui est donc cet ennemi public numéro un ? Un premier mystère entoure son lieu de naissance. Ali Darassa affirme être né en 1965 en Centrafrique, dans les environs de Kabo, non loin de la frontière tchadienne. Mais une autre version existe. Selon une source sécuritaire le connaissant bien, il aurait en réalité vu le jour au Tchad, près de Mandelia, à une cinquantaine de kilomètres au sud de N’Djamena, non loin du Cameroun. « Il affirme être né en Centrafrique depuis qu’il combat exclusivement là-bas, mais ce n’est pas la vérité », affirme notre interlocuteur. En l’absence de documents crédibles, difficile de trancher entre les deux versions, d’autant que chaque camp est formel.

Fils d’éleveurs peuls mbororos – son père est né au Tchad, sa mère en Centrafrique et son grand-père au Niger –, Ali Darassa passe son enfance auprès du cheptel familial, dans la zone frontalière que se partagent tant bien que mal la Centrafrique, le Tchad et le Cameroun. La vie de berger y est précaire, entre sécheresse et insécurité.

Adolescent, il observe des membres de sa communauté basculer dans la violence et s’engager dans le banditisme, sous l’œil impuissant ou complice des autorités locales. Jeune adulte, sa colère grandit. Ali Darassa prend véritablement les armes dans les années 1990, alors qu’il n’a pas 30 ans. « Comme d’autres, il a basculé parce que les coupeurs de route avaient appauvri sa famille et que les autorités ne leur étaient d’aucune aide, voire se rendaient coupables d’exactions, explique un ancien camarade. Il a pris les armes par contrainte, pour gagner de l’argent et avec l’idée de protéger sa communauté. »

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« Ils ont fait des choses pas bien durant cette période », résume, tout en euphémisme, l’un de ses proches. Alors qu’approche la fin du millénaire, Ali Darassa se fait un nom. Coupeur de routes, notamment dans le nord du Cameroun, il se voit comme un chef de mouvement d’auto-défense mbororo et se rapproche de quelques futurs complices tels qu’Oumar Kaderou, Ousmane Chefou ou Mahamat Hassan Mahamat. « Ils ont fédéré des mouvements d’auto-défense, ont proposé aux éleveurs de les protéger des bandits – contre rémunération – et ont rassemblé de plus en plus d’hommes de part et d’autre des frontières. C’est à cette période qu’Ali Darassa est vraiment devenu chef de groupe », raconte notre source sécuritaire.

Rencontre à Garoua

A-t-il alors souhaité gagner en influence au Tchad, où une rébellion tente au milieu des années 2000 de prendre le pouvoir à Idriss Déby Itno ? Selon un cadre des renseignements tchadiens contacté par Jeune Afrique, Ali Darassa décide en tout cas de se rapprocher des troupes du Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT), actif au Tibesti et près de la frontière libyenne. Au cours de l’année 2007, Ali Darassa prend même la route du nord du Tchad, mais son chemin rebelle s’arrête rapidement. Interpellé à Faya Largeau, dans le Borkou, il est aussitôt reconduit à N’Djamena, d’où il parvient à s’échapper pour rejoindre ses terres, non loin de la frontière camerounaise. Selon cette version, que la famille d’Ali Darassa ne confirme pas, l’ambition tchadienne aura fait long feu.

L’année 2008 est cependant celle d’une autre étincelle. Nous sommes en février, à Garoua. Dans les rues surchauffées du centre-ville de la capitale du Nord camerounais, peu nombreux sont ceux qui lèvent les yeux au passage d’Ali Darassa, grand gaillard de 43 ans. Sur ses larges épaules, nulle trace des quatre étoiles qui orneront plus tard son uniforme de général. Pour l’occasion, Ali Darassa est accompagné de ses frères d’armes, Mahamat Hassan Mahamat et Cheifou Oumarou. Les trois complices ont rendez-vous avec un autre combattant rebelle, Mahamat Abdoul Kadré Oumar, un Tchadien, fls d’éleveurs comme eux, que beaucoup surnomment déjà « père de la brousse »: Baba Laddé, en langue peule.

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Plus âgé de dix ans, Ali Darassa raconte à son cadet son parcours et celui de ses parents, lui explique les combats qu’il mène depuis plus d’une décennie pour sa communauté et son clan, les Oudas. Baba Laddé est séduit. Lui aussi a tenté de participer à la rébellion au Tchad, en s’engageant sans grand succès au Darfour. Surtout, il a lui aussi l’ambition de fédérer les mouvements d’auto-défense peuls pour en faire une force régionale, capable de peser sur de vastes territoires entre le Tchad, la Centrafrique et le Cameroun. Il a fondé le Front populaire pour le redressement (FPR) en 1998 et dispose d’une base solide de combattants, jusqu’en Centrafrique, où de nombreux Mbororos subissent les persécutions des coupeurs de route, les Zaraguinas. Alors, entre les deux Peuls, le courant passe. Le rendez-vous achevé, Baba Laddé, Ali Darassa, Mahamat Hassan Mahamat et Cheifou Oumarou prennent la route ensemble, vers la région de Bambari.

Existait-il un terreau plus fertile que Bambari pour l’installation de Baba Laddé, Ali Darassa et leurs hommes ? Menacées par les coupeurs de route, en proie à une insécurité permanente et délaissées par l’État, les communautés d’éleveurs mbororos (dont beaucoup sont venues s’installer depuis le Tchad à partir des années 1920) survivent plus qu’elles ne vivent dans une région où chacun s’adonne à tous les trafics. Baba Laddé en est conscient, tout comme Ali Darassa, qui a sillonné la frontière tchado[1]centrafricaine pendant de longues années. « Baba Laddé et ses hommes ont échafaudé un discours basé sur l’auto-défense des Mbororos. Ils leur disaient : “Vous êtes marginalisés. Nous allons vous défendre contre ceux qui veulent vous voler”. Et, au passage, ils les rackettaient et s’emparaient parfois de leur bétail », précise un chercheur centrafricain.

Loyal et efficace

« C’est comme une mafia qui monnaye sa protection. En réalité, le FPR a commis beaucoup d’exactions dans les régions de la Ouaka, de la Nana[1]Grébizi et de l’Ouham », ajoute cette source. Dès 2008, Ali Darassa devient le bras droit de Baba Laddé puis son chef d’état-major à Kaga Bandoro, fief du FPR. Le Tchadien le décrit comme un second loyal, un chef militaire efficace n’hésitant pas à aller au front. Ali Darassa aime s’occuper de toutes les questions militaires et de terrain. Baba Laddé, qui parvient à voyager dans les pays voisins, et un autre de ses bras droits, Sembé Bobo, se réservent les activités plus politiques. La mécanique du FPR est bien huilée, mais le groupe finit par éclater en 2012.

Sous la pression des armées tchadienne et centrafricaine, Baba Laddé fuit d’abord au Soudan du Sud mais, de retour en Centrafrique, il n’a d’autre choix que de se rendre, le 2 septembre. Extradé à N’Djamena, il subit les pressions des services de renseignements tchadiens, qui lui demandent d’appeler ses troupes centrafricaines à déposer les armes. Peine perdue : Ali Darassa prend son indépendance. Avec ses hommes, il rejoint la rébellion de la Séléka, hétéroclite alliance de groupes armés formée en août 2012 et où cohabitent quelques mois durant combattants arabes et peuls. En mars 2013, la coalition, qui aurait compté jusqu’à 20 000 hommes, marche sur Bangui et dépose le président François Bozizé. Michel Djotodia prend le pouvoir. Ali Darassa devient officiellement commandant de la zone de Bambari.

Le temps des dupes

L’épisode Séléka ne dure guère, d’autant que l’armée française et l’opération Sangaris débarquent en Centrafrique dès la fin de l’année 2013. « Sous la pression des Français et de l’ONU, l’alliance a explosé. Les chefs de la Séléka, finalement dissoute, sont redevenus des seigneurs de guerre, qui avaient pour seul but de sécuriser leur territoire et de faire manger leurs hommes. Ils ont même commencé à s’affronter entre eux, résume notre chercheur. Darassa a une nouvelle fois joué la carte peule. Il a repris ses hommes, en majorité des Mbororos, et a fondé l’Union pour la paix en Centrafrique [UPC]. »

En réalité, l’ancien berger, qui quitte officiellement la Séléka en septembre 2014, se lance en politique. Michel Djotodia et Noureddine Adam, ses anciens compagnons d’armes, font figure de jusqu’au-boutistes. Lui souhaite être une voie de recours.

À Bangui, Catherine Samba-Panza a pris la tête de la transition. L’heure est au dialogue, même si Sangaris et l’ONU fournissent au gouvernement les moyens de sévir face aux groupes armés. Quand, le 23 août 2015, le chargé d’affaires des États-Unis en Centrafrique, David Brown, demande l’arrestation d’Ali Darassa, dont les troupes sont accusées d’exactions, la Minusca refuse. Officiellement, le patron de l’UPC est toujours légalement le commandant de la région de Bambari, au nom d’un décret de Michel Djotodia que personne n’a abrogé. « Ali Darassa avait les cartes en main. Il a profité de la transition puis du début du mandat de Faustin-Archange Touadéra [en 2016] pour consolider ses positions », rappelle un ex[1]ministre centrafricain.

« Entre 2015 et 2019, on a été dans un jeu de dupes : le gouvernement avait adopté la politique de la main tendue pour parvenir à tout prix à un accord de paix, et les groupes armés, dont l’UPC, se livraient à des querelles de territoires loin de Bangui, ce qui a fait beaucoup de victimes », souligne un ancien cadre de la transition.

Blanc-seing

En février 2019, Ali Darassa fait partie des chefs de groupes armés qui acceptent de signer les accords dits de Khartoum, négociés sous l’égide de l’Union africaine mais aussi (et surtout) sous celle de la Russie et de ses supplétifs de Wagner. Un mois plus tard, il est officiellement nommé conseiller militaire spécial à la primature du très russophile Firmin Ngrebada. Pour le général aux quatre étoiles, c’est un blanc-seing. Le voilà de nouveau gouverneur de fait de la région de Bambari et titulaire d’un poste au sein du gouvernement. Il est incontournable.

« On leur a donné des postes, ainsi qu’à certains de leurs collaborateurs [notamment l’actuel ministre Hassan Bouba]. Et, en échange, ils devaient jouer le jeu du désarmement », explique un ancien ministre. L’accord est en réalité bien plus précis. « On a négocié un partage des ressources dans les régions centrafricaines, confie un ancien de la Séléka ayant participé aux négociations. L’idée, c’était : un tiers pour le groupe armé dominant, un tiers pour Wagner et ses entreprises, un tiers pour l’État. » « Le reste, les postes politiques et le désarmement, c’était plus ou moins une façade pour le reste du monde », sourit un ancien du gouvernement.

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La façade se fissure dès l’année 2020. Reprenant contact avec ses anciens compagnons d’armes de la Séléka, notamment Noureddine Adam, Ali Darassa décide de lancer l’UPC dans une nouvelle alliance rebelle, la CPC. En décembre, celle-ci empêche la tenue de l’élection présidentielle dans les zones qu’elle contrôle puis tente, en vain, de conquérir Bangui en janvier 2021, avant d’être repoussée par l’armée centrafricaine épaulée par ses alliés russes et rwandais. En février, les combattants peuls de l’UPC sont même refoulés hors de Bambari et forcés de se disperser dans les zones rurales de la région. Fin de l’histoire. À Bangui même, personne n’ose y croire : « Ali Darassa attend », soupire un chercheur.

« Il sait que l’armée centrafricaine est faible et que les Russes n’ont pas les moyens et pas forcément vocation à maintenir leur présence sur le terrain. Donc il s’est replié, et il tente de conserver le maximum d’hommes en attendant des jours meilleurs », poursuit notre expert.

Quel sera le prochain coup de l’expérimenté chef de guerre ? Il est aussi patient face aux Russes qu’indifférent face aux sanctions américaines. En avril 2021, il a un temps fait part de son intention de quitter la CPC, avant de faire machine arrière et de redevenir, voici moins de deux mois, le chef militaire de la coalition. « Nous avons voulu négocier avec le gouvernement mais Bangui n’a pas joué le jeu et a continué à lancer des attaques contre nous », déplore un familier d’Ali Darassa. Celui-ci, dans un message qu’il nous a adressés peu avant la fin du mois de décembre 2021, lançait : « Désormais, nous savons où nous en sommes : il nous faut chasser Touadéra du pouvoir. »

Jeune Afrique

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