Centrafrique, cryptomonnaie et souveraineté : requête et décision de la Cour constitutionnelle

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Centrafrique, cryptomonnaie et souveraineté : requête et décision de la Cour constitutionnelle

L’ESSENTIEL : Considérant que la nationalité n’a pas de valeur marchande ; Il y a lieu en conséquence de ce qui précède, de déclarer inconstitutionnelle la mise en vente de la nationalité centrafricaine et d’annuler les dispositions y relatives en application du principe de la séparation des pouvoirs et de l’article 80 de la Constitution

La décision de la Cour constitutionnelle

COUR CONSTITUTIONNELLE REPUBLlQUECENTRAFRICA1NE

Unité -Dignité-Travail

DECISION N° 008/CC/22 OU 29 AOUT 2022

SUR LA SAISINE DE Jean François AKANDJI-KOMBE ET AUTRES TENDANT A DECLARER CONTRAIRES A LA CONSTITUTION ET NULS LES ACTES DE L’EXECUTIF ORGANISANT LA VENTE DE LA NATIONALITE, OU SOL ET OU SOUS-SOL CENTRAFRICAINS DANS LE CADRE DE L’EXECUTION DE LA LOI REGISSANT LA CRYPTOMONNAIE EN REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE

AU NOM DU PEUPLE CENTRAFRICAIN

LA COUR CONSTITUTIONNELLE

Vu la Constitution du 30 mars 2016 ;

Vu la loi n° 17.004 du 15 Février 2017 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle ;

Vu la loi N° 1961.212 du 20 avril 1961 portant Code de Nationalité en République Centrafricaine et ses modificatifs subséquents ;

Vu la loi N°09.005 du 30 Avril 2009 portant Code Minier de la République Centrafricaine ;

Vu la requête en date du 1″ Août 2022, enregistrée le même jour à 14 heures 42 minutes au Greffe de la Cour Constitutionnelle sous le n° 16 tendant à déclarer contraires à la Constitution et nuls les actes de l’Exécutif organisant la vente de la nationalité, du sol et du sous-sol centrafricains dans le cadre de l’exécution de la loi régissant la cryptomonnaie en République Centrafricaine ;

Vu les pièces versées au dossier ;

Le rapporteur ayant été entendu.

APRES EN AVOIR DELIBERE CONFORMEMENT A LA LOI.

Considérant que par requête en date du 1er Août 2022, enregistrée sous le n° 16 le même jour à 14 heures 42 minutes au Greffe de la Cour Constitutionnelle, les requérants :

  • Jean-François AKANDJI-KOMBE,
  • Karl BLAGUE,
  •  Sydney TCHIKAYA,
  • Ben Wilson NGASSAN,
  • Ludovic LEDO,

Ayant pour Conseil Maître Arlette SOMBO-DIBELE, Avocat à la Cour,

Ont saisi la Cour Constitutionnelle d’une demande tendant à ce que soient déclarés contraires à la Constitution et par conséquent, annulés les actes du Président de la République qui, sous-couvert de politique nationale de la cryptomonnaie, organisent la vente de la nationalité, du sol et du sous-sol Centrafricains ;

Considérant que les requérants exposent ce qui suit :

Qu ‘au regard des éléments issus de toutes les initiatives prises par la Présidence de la République pour la mise en œuvre de la loi régissant la cryptomonnaie, se dégage la triste réalité que les décisions en cause mettent en jeu la survie de la République Centrafricaine comme État, la sauvegarde des droits centrafricains en tant que peuple contrairement à la Constitution du 30 mars 2016 ;

Qu’il ressort du contenu précis de l’offre sur le site internet officiel dénommé « sango.org », site placé sous l’autorité du Président de la République et de l’Assemblée Nationale que :

  • Les investisseurs étrangers pourront acheter la citoyenneté centrafricaine pour 60 000 dollars en cryptomonnaie à condition de détenir des Sango-coins équivalents pendant au moins cinq ans ;
  • Les investisseurs pourront acheter la « e-résidence » pour 6 000 dollars en Sango-coins détenus pendant au moins trois ans ;
  • Les investisseurs pourront acheter un terrain de 250 mètres carrés pour 10 000 dollars en Sango-coins détenus pendant au moins une décennie ;
  • Les investisseurs pourront via la tokénisation des ressources naturelles acquérir lesdites ressources naturelles pour un prix et des quantités qui ne sont pas encore annoncés ;

Que de ce fait, il faut noter que c’est le Président de la République lui-même qui assure le pilotage de l ‘ensemble de ce dispositif de mise en œuvre en prenant note avec satisfaction et enthousiasme de la décision de l ‘Assemblée Nationale relative au communiqué du 26 avril 2022 sur les cryptomonnaies et le bitcoin comme monnaie officielle en Centrafrique et qu’il va soutenir tous les efforts nécessaires, dans le respect de la loi, afin de mener à bout cette démarche ;

Que dans la perspective de concevoir les mesures techniques pour la mise en œuvre de la loi du 26 avril 2022, une lettre d’invitation fut adressée le 27 avril par le Directeur de Cabinet de la Présidence de la République à Émile Parfait S1MB, citoyen camerounais connu du Président de la République et reconnu comme expert ès cryptomonnaie par les autorités centrafricaines ;

Que des communiqués de presse significatifs ont été diffusés à savoir:

  • Communiqué de presse n° 010 PR/DIRCAB/22 du 23 mai 2022 relati[ au « Sango, the first Crypto initiative » ;
  • Communiqué de presse de la Présidence de la République n° 0017/PR/DIRCAB/22 du 27 juin sur le lancement officiel du sango, le 3 juillet 2022 au cours d’une conférence de presse ;
  • Communiqué de presse de la Présidence de la République n° 0018/PR/D IRCAB/22 du

21 juillet 2022 sur la vision du Président de la République relative à la mise en place d’une nouvelle structure économique qui ouvre la voie à un avenir numérique à travers une Crypto monnaie commune.

 

Que le Président de la République a lui-même revendiqué la paternité de ces mesures à plusieurs reprises, lors du lancement de sango coin, le 4 juillet 2022 ;

Qu’il ne fait aucun doute au vu de ce qui précède, que ces actes sont attribuables au Président de la République ;

Que ces actes ont incontestablement une portée juridique règlementaire ;

Qu’il y a lieu de constater d’emblée que le communiqué de presse de la Présidence de la République en date du 21 juillet 2022 contient des termes, des manifestations de volonté destinées à produire des effets inéluctables de droit et non pas de simples informations ;

Que les offres faites aux investisseurs étrangers confèrent des droits aux acheteurs de sango coins en imposant des obligations à l’État Centrafricain : obligation d’attribution de la nationalité centrafricaine, obligation de concéder du foncier, obligation de transfert de la propriété du sous-sol:

Que les autorités centrafricaines en toute occasion ne cessent d’affirmer leur ferme volonté de renouveler en profondeur le paradigme économique du pays ce qui ne peut se faire en réalité sans modification de l’état du droit c’est-à-dire sans que soient affectées les règles fondamentales qui régissent les rapports économiques en République Centrafricaine ;

Qu’étant ainsi sources de droits et d ‘obligations ayant pour effet de modifier l’état de droit centrafricain, ces prétendues « informations » sur l’offre sango coins constituent en réalité el indiscutablement des décisions ;

Que ces décisions en question ont une portée générale en ce qu’elles ne désignent pas des individus ou des personnes déterminées, mais visent d’une manière abstraite des catégories de sujets de droit, en l’espèce des opérateurs ou des investisseurs, d’une part, et l’État Centrafricain ainsi que toutes les Institutions, d’autre part ; qu’il s’en suit que ces décisions sont règlementaires ;

Qu’en conclusion les actes attaqués sont des actes réglementaires au sens de l’article 95 alinéa 1 de la Constitution ;

Que la Cour Constitutionnelle est ainsi compétente pour apprécier la constitutionnalité des dispositions querellées.

Considérant que le recours a été notifié en date du 04 Août 2022 au Président de la République, au Président de l’Assemblée Nationale et au Premier Ministre pour leurs observations, sans réponse de leur part.

I- SUR LA FORME

  1. Sur la compétence

Considérant qu’aux termes de l’article 95 tiret 1 de la Constitution du 30 mars 2016 : « la Cour constitutionnelle est la plus haute juridiction de l’État en matière constitutionnelle. Elle est chargée de juger de la constitutionnalité des lois organiques et ordinaires, déjà promulguées ou simplement votées, des règlements ainsi que des Règlements Intérieurs de l’Assemblée Nationale et du Sénat ».

Que s’agissant d’un contrôle d’actes pris par l’exécutif dont il est invoqué l’inconstitutionnalité ;

Il y a lieu de déclarer la Cour compétente.

  1. Sur la recevabilité

Considérant que la Cour est gardienne de la Constitution ;

Considérant qu’aux termes de l’article 98 de la Constitution du 30 mars 2016 et de l’article 45 de la loi n° 17.004 du 15 février 2017 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, toute personne peut saisir la Cour Constitutionnelle sur la constitutionnalité des lois et des règlements, soit directement, soit par la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité invoquée devant une juridiction dans une affaire qui la concerne ;

Considérant que ces dispositions qui figurent sur le site officiel SANGO.ORG et dans le document SANGO GENESIS PAPER sont des dispositions conférant des droits relevant du domaine de la loi déterminé par l’article 80 de la Constitution ;

Considérant que la requête introduite par Jean-François AKANDJl-KOMBÉ et autres, a pour objet de déclarer lesdites dispositions contraires à la Constitution ;

Il y a lieu pour la Cour de déclarer la requête recevable.

II- SUR LE FOND

  1. Sur la demande d’annulation des dispositions querellées pour violation de l’article 49 de la Constitution relatif au contreseing

Considérant qu’aux termes de l’article 49 de la Constitution : « A l ‘exception de ceux relevant des domaines réservés au Chef de l’État prévus aux articles 33, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 90, 91, 92 et 99 les actes du Président de la République sont contresignés par le Premier Ministre et, le cas échéant, par les Ministres chargés de leur exécution,

L’absence de contreseing entraine la nullité de ces actes» ;

Considérant que les actes dont il s’agit sont des décrets, que les autres actes notamment les ordonnances sont du domaine réservé du Président de la République en application de l’article 42 de la Constitution ;

Considérant que les requérants n’ont produit aucun décret ;

. Qu’ainsi, la Cour est dans l’impossibilité de vérifier la présence du contreseing ;

Il y a lieu de rejeter ce moyen ;

  1. Sur la demande d’annulation pour atteinte à la souveraineté de l’État, atteinte à la souveraineté du peuple Centrafricain et violation des articles 80 et 60 de la Constitution du 30 mars 2016
    • Sur la mise en vente de la nationalité centrafricaine sur le site SANGO.ORG

Considérant qu’il ressort des dispositions de l’article 80 de la Constitution du 30 mars 2016 qu’il appartient au législateur de fixer les règles en matière d’acquisition et de perte de la nationalité, ainsi qu’en ce qui concerne les droits civiques et les garanties fondamentales accordés aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ;

Considérant que le pouvoir exécutif et l’administration sont chargés d’appliquer ces lois et de les compléter, le cas échéant par des actes règlementaires ;

Considérant qu’il est établi que selon le document SANGO GENESIS PAPER, document officiel de référence du projet SANGO COIN et suivant le site internet SANGO.ORG sur lequel il est publié, les investisseurs étrangers peuvent acheter la nationalité centrafricaine pour 60.000 dollars en cryptomonnaie ;

Que ces mesures découlent de l’application de la loi du 22 avril 2022 régissant la crypto monnaie en République Centrafricaine qui ne comporte aucune disposition relative à la citoyenneté ;

Considérant que les conditions de naturalisation des étrangers sont fixées par la loi portant Code de Nationalité, loi n° 1961.212 du 20 avril 1961 et ses modificatifs subséquents ;

Considérant que la nationalité n’a pas de valeur marchande ;

Il y a lieu en conséquence de ce qui précède, de déclarer inconstitutionnelle la mise en vente de la nationalité centrafricaine et d’annuler les dispositions y relatives en application du principe de la séparation des pouvoirs et de l’article 80 de la Constitution ;

  • Sur la e-résidence

Considérant qu’une « e-résidence » est obtenue en ligne pour 6000 dollars en sango-coins détenus pendant 10 ans ;

Considérant que la notion de « e-résidence » ne figure pas dans la législation régissant le séjour des étrangers en République Centrafricaine ; que la résidence étant une des conditions d’octroi de la nationalité Centrafricaine par le biais de la naturalisation, elle exige un séjour effectif sur le territoire, et l’établissement de documents de séjour et d’identification de l’étranger résident ;

Que la e-résidence n’est pas en conformité avec la Constitution qui en son article 80 confie à la loi « le statut des étrangers et l’immigration » ;

Qu’il y a lieu en conséquence de ce qui précède de déclarer inconstitutionnelles les dispositions du texte attaqué relatives à la e-résidence et de les annuler.

  • Sur la mise en vente de terrains et la tokenisation des ressources naturelles sur le site officiel SANGO.ORG

Considérant que l’article 60 alinéa 3 de la Constitution dispose : « Le Gouvernement a l’obligation de recueillir préalablement l’autorisation de l ‘Assemblée Nationale avant la signature de tout contrat relatif aux ressources naturelles ainsi que des conventions financières. Il est tenu de publier ledit contrat dans les huit (8) jours francs suivant sa signature ;

Considérant que le territoire de l’État est délimité par des frontières, qu’il comprend le sol, le sous-sol et l’espace aérien qui surplombe son territoire sur lequel il exerce sa souveraineté territoriale notamment par le biais des lois et règlements ;

Considérant qu’il est établi que le document en ligne SANGO GENESIS PAPER publié sur le site internet SANGO.ORG dispose que les investisseurs peuvent acheter un terrain de 250 mètres carrés pour 10.000 dollars en sango-coins détenus pendant 10 ans, qu’ils peuvent en outre acquérir des ressources naturelles par le biais de la tokenisation ;

Considérant qu’il est manifeste que toutes ces transactions se font en dehors de tout contrôle préalable des Administrations concernées notamment, le Ministère des Finances et du Budget, le Ministère en charge du Commerce, celui en charge des Mines et des Ressources Naturelles, celui en charge de l’Environnement, en dehors des dispositions légales en la matière et en dehors de tout contrôle de la Représentation Nationale ;

Que ceci est contraire aux dispositions constitutionnelles notamment à l’article 80 et à l’article 60 de la Constitution et au respect du principe de l’intégrité du territoire ;

Qu’il y a lieu en conséquence de déclarer inconstitutionnelles la vente de terrains et des richesses naturelles telles que prévues par le document officiel SANGO GENESIS PAPER et sur le site SANGO.ORG, et d’annuler les dispositions y relatives.

  1. Sur la demande d’annulation du fait de l’utilisation de la langue anglaise pour la formulation des actes attaqués et de la dénomination « sango » donnée à la crypto monnaie nationale en violation de l’article 24 de la Constitution

Considérant qu’aux termes de l’article 24 de la Constitution, seuls le sango et le français ont le statut de langues officielles de la République Centrafricaine ; qu’ainsi, tout document officiel doit être rédigé au moins dans l’une de ces deux langues ;

Considérant qu’il apparait que le document officiel SANGO GENESIS PAPER est rédigé uniquement en langue anglaise, et qu’il en est de même de l’ensemble du contenu du site SANGO.ORG ; que ceci ôte la possibilité à la grande majorité des centrafricains qui veulent le consulter d’en comprendre le contenu, ce qui viole la Constitution en ses articles 24 et 25 tiret 7 ;

  1. Sur la dénomination Sango donnée à la cryptomonnaie nationale

Considérant qu’aucune disposition de la Constitution n’interdit l’utilisation de la dénomination « sango » ;

Il y a lieu de rejeter ce moyen.

DÉCIDE :

Art. 1 : La Cour est compétente.

Art. 2 : La requête est recevable.

Art.3 : La demande d’annulation fondée sur la violation de l’article 49 de la Constitution est rejetée.

Art. 4 : La mise en vente de la nationalité centrafricaine publiée par le document officiel « SANGO GENESIS PAPER » sur le site « SANGO.ORG » est inconstitutionnelle et est annulée en application de l’article 80 de la Constitution.

Art. 5 : La création et la mise en vente d’une e-Résidence publiée par le document officiel « SANGO GENESIS PAPER » et sur le site « SANGO.ORG » est inconstitutionnelle et est annulée en application de l’article 80 de la Constitution.

Art, 6 : La mise en vente de terrains et des ressources naturelles publiée par le document officiel « SANGO GENESIS PAPER » et sur le site « SANGO.ORG » est inconstitutionnelle et est annulée en application des articles 60 et 80 de la Constitution.

Art. 7 : La publication du document officiel « SANGO GENESIS PAPER » uniquement en anglais n’est pas conforme à l’al1icle 24 de la Constitution.

Art, 8 : La demande d’annulation basée sur l’utilisation du mot « sango » pour la cryptomonaie est rejetée.

Art. 9 : En application de l’article 106 de la Constitution, les décisions de la Cour Constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics, à toutes les autorités administratives et juridictionnelles et à toute personne physique ou morale.

Tout texte déclaré inconstitutionnel est nul et de nul effet ; il ne peut être ni promulgué ni appliqué. S’il est en vigueur, il est retiré de l’ordonnancement juridique.

Art. 10 : En application de l’article 19 alinéa 2 de la loi n° 17.004 du 15 février 2017 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, les décisions de la Cour prennent effet à compter de leur prononcé.

Art. 11 : La présente décision sera notifiée au Président de la République, au Président de l’Assemblée Nationale, au Premier Ministre, au Ministre des Finances et du Budget, au Ministre Chargé du Secrétariat Général du Gouvernement et des Relations avec les Institutions de la République, aux requérants, et publiée au Journal Officiel de la République Centrafricaine.

Ainsi délibéré et décidé par la Cour Constitutionnelle en sa séance du 29 Août 2022 ;

Où siégeaient :

Danièle DARLAN, Président ; Jean-Pierre WABOE, Vice-président ; Georges Mathurin OUAGALET, Membre ; Sylvie NAISSEM, Membre ; Trinité BANGO-SANGAFIO, Rapporteur ; Sylvia Pauline YAWET-KENGUELEOUA, Membre ; Martin KONGBETO GBOGORO, Membre.

Assistés de Maître Apollinaire NAMKOÏNA, Greffier en Chef

La requête

RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE

REQUÊTE À LA COUR CONSTITUTIONNELLE

______

Bangui, le 1er Août 2022

À l’attention de Madame la Présidente, de Mesdames et Messieurs les Conseillers près la Cour constitutionnelle de la République Centrafricaine,

Objet : Requête tendant à ce que soient déclarés contraires à la Constitution, et par voie de conséquence annulés, les actes du Président de la République qui, sous couvert de politique nationale de la crypto-monnaie, organisent la vente de la nationalité, du sol et du sous-sol centrafricains.

LES REQUÉRANTS :

  • Pr Jean-François AKANDJI-KOMBÉ, résidant en France
  • Karl BLAGUÉ, résidant à Bangui, RCA
  • M. Sydney TCHIKAYA, résidant au Cameroun
  • Ben Wilson NGASSAN, résidant à Bangui, RCA
  • Ludovic LÉDO, résidant en France
  • Me Arlette SOMBO-DIBÉLÉ, résidant à Bangui.

Tous citoyens centrafricains, membres de la Coordination du G-16, Groupe d’Action des Organisations de la Société Civile pour la Défense de la Constitution du 30 mars 2016,

Représentés devant la Cour par : Eux-mêmes, et sollicitant de prendre la parole devant la Cour, les Requérants domiciliés en dehors de la RCA se tenant à cette fin à la disposition et à la discrétion de la Cour par visio-conférence.

Ayant pour adresse unique : Cabinet de Me A. SOMBO-DIBÉLÉ, Avocate au Barreau de Centrafrique, Avocat au Corps Spécial des Avocats près la CPS, BP : 2787- Bangui

Ont l’honneur, individuellement et ensemble, d’exposer ce qui suit :

I- PRÉAMBULE

La gravité des enjeux de la présente requête doit être soulignée d’emblée.

En effet, les décisions en cause mettent en jeu rien de moins que la survie de la République Centrafricaine comme État, la sauvegarde de l’identité nationale centrafricaine, et la sauvegarde des droits des Centrafricains en tant que Peuple sur leur terre.

Car c’est bien ce qui est menacé compte tenu de l’objet des actes ici attaqués, à savoir la mise en vente de la nationalité, des terres et du sous-sol centrafricains, éléments qui sont en rapport direct avec le territoire centrafricain, la population centrafricaine et, in fine, avec la souveraineté nationale.

Le fait que, de surcroît, cette vaste « braderie » soit organisée alors même qu’un quart de la population centrafricaine est réfugiée ou déplacée et qu’une très large portion de la population vit sous le seuil de pauvreté, autrement dit alors même qu’une partie substantielle de la population centrafricaine – du Peuple centrafricain – a perdu durablement, en même temps que ses droits, la propriété de ses biens ou leur jouissance, donne à l’opération présidentielle les allures plus graves encore d’une forfaiture, crime contre la Nation centrafricaine selon la Constitution du 30 mars 2016, de nature à engager la responsabilité pénale du Président de la République.

Les requérants se réservent pour l’heure d’aller sur ce terrain. Ils s’en tiendront par conséquent, dans la présente requête, à solliciter le contrôle de constitutionnalité et, partant, l’annulation des actes présidentiels ci-dessous visés.

II- EN FAIT

Le 21 avril 2022, l’Assemblée nationale a adopté par acclamation, sous le numéro 22/004, la loi régissant la crypto-monnaie en République Centrafricaine.

Dès le 22 avril, celle loi était promulguée par le Président de la République.

Aucun décret d’application n’a été pris, jusqu’à ce jour, pour la mise en œuvre de cette loi.

L’Exécutif n’est pas pour autant resté inerte, bien au contraire.

De fait, un communiqué de presse de la Présidence de la République, n° 009/PR/DIRCAB/22, publié le 26 avril, soit 4 jours seulement après la promulgation de la loi, annonçait l’intention du Président de la République, Son Excellence le Professeur Faustin Archange TOUADÉRA « de soutenir tous les efforts nécessaires afin de mener à bout cette démarche ».

Il s’en est suivi un travail manifestement assidu pour mettre en œuvre la loi.

Il est impossible, pour les citoyens que sont les requérants, de retracer le cheminement de ces travaux de mise en œuvre, vu qu’ils se sont déroulés dans une totale opacité.

Le résultat de ces travaux a cependant été annoncé publiquement par un communiqué de presse de la Présidence de la République en date du 27 juin 2022 (n° 0017/PR/DIRCAB/22). Il a consisté dans le lancement officiel, le 4 juillet 2022, d’une crypto-monnaie nationale dénommée « Sango ».

Il est à noter que la conférence de lancement, organisée exclusivement sur internet, n’était accessible que sur inscription, et qu’à ce jour aucune campagne d’information n’a été menée auprès de la population.

Dans le même temps était lancé un site internet officiel dédié, placé sous l’autorité du Président de la République et de l’Assemblée nationale (« supported by Central African Republic President and National Assembly », lit-on sur ledit site internet) : https://sango.org/fr.

Entièrement rédigé en langue anglaise, ce site internet présente comme suit l’initiative Sango, sous le titre « Sango – The First National Digital Monetary System built by the Central African Republic powered by Blockchain – Will Launch on 25 of July » :

“The Central African Republic plans to raise a total of $1 Billion by issuing the first national digital currency, called SANGO. Once raised, the capital will be used to tokenize the country’s resources, offering worldwide investors the opportunity to contribute, benefit from it, and to build the entire digital infrastructure, based on Sango blockchain, a novel Layer-2 Bitcoin sidechain.

With more than $2.2 Trillion in Iron ore and a further $60 Billion in each individual resource of Gold, Oil, Diamonds and Lithium, CAR is leading the way to the democratisation of access to resources. Tokenization allows access to global capital in a democratic and transparent way, allowing investors of all sizes to buy fractionalized assets representing the country’s resources.

From the decentralisation and tokenization of its resources, to offering citizenship, e-residency and land through locking the newly issued coin, Sango will govern the whole economic ecosystem of the Central African Republic” (c’est nous qui soulignons).

Le communiqué de presse de la Présidence de la République du 21 juillet 2022, n° 0018/PR/DIRCAB/22, reprend l’essentiel des éléments ainsi présentés, dans ces termes :

« Pays possédant des richesses minières dépassant l’imagination, la République Centrafricaine ouvre la voie à l’accès à ces ressources de la manière la plus démocratique et la plus transparente, permettant aux investisseurs de toutes les tailles d’acheter des actifs, mais aussi de bénéficier de facilités telles que la citoyenneté, l’e-résidence et la terre, basées sur la monnaie Sango qui régira pratiquement tout l’écosystème économique du pays » (c’est nous qui soulignons).

Un contenu plus précis de l’offre est présenté sur le site internet officiel dédié. Il en ressort que :

  • Les investisseurs étrangers pourront acheter la citoyenneté centrafricaine pour 60.000 dollars en crypto monnaies à condition de détenir des Sango-coins équivalents pendant au moins cinq ans ;
  • Les investisseurs pourront acheter la « e-résidence » pour 6.000 dollars en Sango-coins détenus pendant au moins trois ans ;
  • Les investisseurs pourront acheter un terrain de 250 mètres carrés pour 10.000 dollars en Sango-coins détenus pendant une décennie ;
  • Les investisseurs pourront, via la tokénisation des ressources naturelles, acquérir lesdites ressources naturelles pour un prix et des quantités qui ne sont pas encore annoncés.

Ce sont là les éléments attaqués.

III- EN DROIT

1- SUR LA COMPÉTENCE ET LA RECEVABILITÉ

  • Ratione personae

En conformité avec l’article 45 de la Loi organique portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle, qui prévoit que « la saisine de la Cour Constitutionnelle peut se faire (…) par toute personne physique ou morale », la présente requête a pour auteur, comme il apparaît en première page, des citoyens centrafricains.

Elle remplit par conséquent les conditions ratione personae de la compétence de la Cour et de la recevabilité.

  • Ratione materiae

S’agissant des actes visés, il y a lieu de rappeler qu’aux termes de l’article 95 tiret 1 de la Constitution, « la Cour constitutionnelle est chargée de juger de la constitutionnalité des lois organiques et ordinaires déjà promulguées ou simplement votées, des règlements ainsi que des Règlements Intérieurs de l’Assemblée Nationale et du Sénat ».

À titre liminaire il convient de rappeler que les actes attaqués sont ceux, en particulier, qui prévoient :

  • Que l’achat et la conservation pendant un certain temps de Sango-coins donne droit à la nationalité centrafricaine ;
  • Que l’achat et la conservation pendant un certain temps de Sango-coins donne droit de propriété sur une certaine superficie de terre en République centrafricaine ;
  • Que l’achat de Sango-coins donne droit aux ressources minières en République centrafricaine.

Ces actes se présentent prima facie, comme indiqué plus haut (v. LES FAITS), sous la forme « d’informations » sur le site internet officiel dédié au Sango-coin, https://sango.org/fr, ainsi que dans certains communiqués de presse de la Présidence de la République.

C’est dire que lesdits actes ne se présentent formellement sous aucune des formes visées par l’article 95 tiret 1 (lois formelles, règlements de l’Exécutif, règlement intérieur des Assemblées).

La compétence de la Cour n’est pas moins certaine à leur égard, car ils s’analysent en droit en des actes règlementaires pris par le Président de la République.

Sur le principe, s’agissant d’actes règlementaires, il est de jurisprudence avérée que, s’il est exigé des autorités compétentes qu’elles formulent ces actes par écrit et sous la dénomination appropriée, le juge n’est pas lié par ce formalisme pour apprécier sa compétence. Il doit en effet rechercher si, nonobstant la dénomination et la forme que leur a donné leur auteur, les actes en cause produisent ou non les effets d’un règlement et, dans l’affirmative, exercer la plénitude de sa compétence.

Ceci est, comme l’écrit un éminent auteur, une « illustration du réalisme dont fait preuve le juge » (J. Massot : « Décisions non formalisées et contrôle du juge de l’excès de pouvoir », in Mélanges Braibant, 1996, p. 521).

Ce réalisme s’explique, cela mérite d’être souligné dans le contexte national de la RCA, par le souci de déjouer les ruses des autorités de décision, lesquelles autorités peuvent vouloir masquer les actes juridiques qu’elles prennent sous des appellations et des formes juridiques trompeuses.

Telle est précisément la ratio legis du contentieux dit de la requalification des actes.

Le juge a, ainsi, retenu que pouvaient être regardés comme des actes réglementaires une circulaire (CE, 29 janv. 1954, Institution Notre-Dame de Kreisker ; CE 18 décembre 2002, Mme Duvignières), une lettre ministérielle (CE, ass., 8 janv. 1988, min. chargé du Plan et de l’Aménagement du territoire c/ communauté urbaine de Strasbourg ; CE, ass., 3 mars 1993, Cté central d’entreprise de la SEITA), un communiqué ministériel (CE, sect., 28 nov. 1997, Thiebaut), une déclaration ou un discours (CE Ass. 4 juin 1993, Association des anciens élèves de l’ENA ; CE, 15 mars 2017, Association bail à part tremplin pour le logement).

Bien entendu, tous les actes qui se présentent ainsi ne constituent pas nécessairement des règlements.

En effet, pour qu’ils puissent être qualifiés de règlementaires, il faut, selon la jurisprudence, s’assurer qu’ils produisent bien les effets d’un règlement, c’est-à-dire s’assurer : 1) qu’ils produisent des effets de droit, ce qui signifie qu’ils doivent être obligatoires et de nature à modifier l’ordonnancement juridique et, 2) qu’ils ont une portée générale et impersonnelle.

Or, c’est indiscutablement le cas en l’espèce : les éléments attaqués s’analysent bel et bien en des actes du Président de la République, ayant juridiquement le caractère de règlements.

La Cour ne manquera pas de tirer la même conclusion au regard des éléments qui suivent.

  • Les actes en question sont imputables au Président de la République

Il est un fait que, suite à l’adoption, le 21 avril 2022, de la loi régissant la crypto-monnaie en République Centrafricaine et à la promulgation quasi-immédiate de cette loi par le Président de la République, les initiatives prises pour sa mise en œuvre proviennent toutes de la Présidence de la République.

Des communiqués de presse successifs (v. ANNEXE 2) signés du Directeur de cabinet du Président de la République, Monsieur Obed NAMSIO, rendent compte, en même temps que le site internet « sango.org » (v. ANNEXE 3), de ces initiatives, et sont d’ailleurs quasiment les seuls à le faire. D’autres documents, telles que des lettres, produits par la même direction de cabinet, fournissent aussi des éléments pertinents.

Or, comme on peut l’observer ci-dessous, il ressort de ces documents que c’est le Président de la République lui-même qui assure le pilotage de l’ensemble de ce dispositif de mise en œuvre.

Ainsi, le communiqué du 26 avril 2022, après avoir souligné que « Le Président de la République, Chef de l’État. le Professeur Faustin Archange TOUADERA a pris note avec satisfaction et enthousiasme de la décision unanime de l’Assemblée Nationale relative au projet de loi qui établit le cadre légal qui régit les crypto-monnaies et instaure le Bitcoin en tant que monnaie officielle en République Centrafricaine », se poursuit ainsi :

« Par cette décision historique, le plan de redressement économique et de consolidation de la paix entre dans une nouvelle phase et l’exécutif fait preuve de cohérence dans l’application de l’agenda qui prévoit la réalisation d’une croissance forte et inclusive au bénéfice du développement et de la performance économique, qui finalement va générer la prospérité de nos concitoyens.

Le Président de la République, Chef de l’État va soutenir tous les efforts nécessaires, dans le respect de la loi, afin de mener à bout cette démarche qui place la République Centrafricaine sur la carte des plus courageux et visionnaires pays au monde, pour tout ce qui signifie et implique l’acceptation des crypto-monnaies en tant que moyens de paiement ».

Dans le sillage de ce communiqué, et dans la perspective de concevoir les mesures techniques de mise en œuvre de la loi du 26 avril, une lettre a été adressée, le 27 avril, par Monsieur le Directeur de cabinet du Président de la République à Monsieur Émile Parfait SIMB, citoyen camerounais bien connu du Président de la République et reconnu comme expert en crypto monnaie par les autorités centrafricaines. Cette lettre énonce :

« J’ai l’honneur de vous inviter à Bangui, République Centrafricaine, à une date de votre convenance, que vous voudriez bien nous communiquer à l’avance, pour une audience qui vous sera accordée par Son excellence le Professeur Faustin Archange TOUADÉRA, Président de la République, chef de l’État ».

Plus significatifs encore sont les communiqués suivants, dont les passages pertinents sont cités ci-dessous :

Communiqué de presse de la Présidence de la République du 23 mai 2022, n° 0010/PR/DIRCAB/22 :

« Après l’écriture de cette nouvelle page de l’Assemblée Nationale [l’adoption de la loi régissant les crypto-monnaies], le Président de la République, Chef de l’État, Son Excellence le Professeur Faustin Archange TOUADERA a promulgué la loi n° 22/004 du 22 avril 2022 régissant les crypto-monnaies en République Centrafricaine, faisant du Bitcoin une monnaie numérique officielle en République Centrafricaine, ce qui constitue un premier pas sur la voie qui ouvre des opportunités incroyables de développement à notre pays.

Bientôt, le Président de la République, Chef de l’État, Son Excellence le Professeur Faustin Archange TOUADERA lancera le projet « Sango, The first Crypto Initiative », un projet national destiné à poser un jalon visionnaire sur la carte du monde et créer une opportunité fantastique pour tous ceux qui croient au crypto-investissement ».

Communiqué de presse de la Présidence de la République du 27 juin 2022, n° 0017/PR/DIRCAB/22 :

« La Présidence de la République a le plaisir d’annoncer le lancement officiel du Sango, le 3 juillet 2022, au cours d’une conférence sur la genèse du Sango ou l’essor d’un nouveau système monétaire numérique alimenté par la Blockchain.

Initiative unique annoncée par Son Excellence le Professeur Faustin Archange TOUADERA, Président de la République, Chef de l’État, le Sango – catalyseur de la tokénisation des vastes ressources naturelles du pays, est l’initiative économique la plus progressiste en Afrique et ailleurs »

Communiqué de presse de la Présidence de la République du 21 juillet 2022, n° 0018/PR/DIRCAB/22 :

« Nous nous rapprochons toujours plus de la mise en œuvre de la vision de Son Excellence le Professeur Faustin Archange TOUADERA, Président de la République, Chef de l’État, pour la République Centrafricaine, avec la mise en place d’une nouvelle structure économique qui ouvre la voie à un avenir numérique, à travers une crypto-monnaie commune et un marché des capitaux intégré, capable de stimuler le commerce et soutenir la croissance économique du pays.

Comme le Président de la République, Chef de l’État, l’avait communiqué le 3 juillet, lorsqu’il annonça l’émission de la première crypto-monnaie nationale, le SANGO, son intention est d’attirer les capitaux afin de tokéniser les ressources du pays et donner aux investisseurs du monde entier la possibilité de contribuer, de construire et de bénéficier de l’infrastructure basée sur SANGO Blockchain ».

Au demeurant, le Président de la République a lui-même revendiqué la paternité de ces mesures à plusieurs reprises, en particulier lors de sa prestation pour le lancement du Sango-coin, le 4 juillet 2022.

Il ne fait donc aucun doute, au vu de ce qui précède, que ces actes sont bel et bien attribuables à Son Excellence le Professeur Faustin Archange TOUADERA, Président de la République, Chef de l’État.

Quant à savoir s’il s’agit d’actes réglementaires au sens de l’article 95 tiret 1 de la Constitution, le doute n’est pas davantage permis.

  • Les actes dont il s’agit ont, sans conteste, une portée juridique règlementaire

En premier lieu, force est de constater que tant la page du site internet « Sango » (https://sango.org/fr) que le communiqué de presse de la Présidence de la République du 21 juillet 2022 qui en reprend les termes contiennent des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit, et non pas de simples informations.

En effet, le contenu de ces deux supports confère des droits aux acheteurs de Sango coins et, corrélativement, imposent des obligations à l’État centrafricain : obligation d’attribution de la nationalité centrafricaine, obligation de concéder du foncier, obligation de transfert de la propriété de parts du sous-sol.

Mieux encore, les autorités de l’État ne manquent aucune occasion pour affirmer leur ferme volonté, à travers le projet Sango coin, de renouveler en profondeur le paradigme économique du pays, ce qui ne peut se faire sans modification de l’état du droit, c’est-à-dire sans que soient affectées les règles fondamentales qui régissent les rapports économiques en RCA.

Étant ainsi sources de droits et d’obligations, et ayant pour effet de modifier l’état du droit centrafricain, les prétendues « informations » sur l’offre Sango coins constituent en réalité et indiscutablement des décisions.

En second lieu, les décisions en question ont une portée générale, en ce qu’elles ne désignent pas des individus ou des personnes déterminées, mais visent abstraitement des catégories de sujets de droit, en l’espèce des opérateurs ou des investisseurs, d’une part, et l’État centrafricain en toutes ses institutions, d’autre part.

Il s’en suit que ces décisions sont réglementaires.

En conclusion : les actes attaqués sont bel et bien des actes réglementaires du Président de la République au sens de l’article 95 tiret 1 de la Constitution.

La Cour constitutionnelle est donc compétente pour en apprécier la constitutionnalité.

2- SUR LE FOND : DE LA VIOLATION DE LA CONSTITUTION

Les requérants prient la Cour de dire pour droit :

  • Que la procédure d’adoption des actes attaqués méconnaît la Constitution ;
  • Que, par leurs contenus, les actes attaqués portent une grave atteinte à la souveraineté de l’État centrafricain et à celle du Peuple centrafricain ;
  • Que le fait de privilégier la langue anglaise pour la formulation de ces actes et pour toute information concernant l’opération en cours viole la Constitution ;
  • Que la dénomination « Sango » donnée à la crypto-monnaie nationale viole la Constitution.
  • La procédure d’adoption des actes attaqués et la forme retenue méconnaissent la Constitution

Aux termes de l’article 49 de la Constitution :

« A l’exception de ceux relevant des domaines réservés du Chef de l’État prévus aux articles 33, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 90, 91, 92 et 99 les actes du Président de la République sont contresignés par le Premier Ministre et, le cas échéant, par les ministres chargés de leur exécution.

L’absence du contreseing entraîne la nullité de ces actes ».

En l’espèce, force est d’abord de constater qu’aucun des actes attaqués ne relève de l’un des domaines réservés du Président de la République.

Ensuite, il est constant que, eu égard aux formes choisies, à savoir publication internet anonyme et communiqué de presse de la Présidence de la République, aucun des actes attaqués n’est revêtu, ni de la signature du Président de la République, ni du contreseing du Premier Ministre, et encore moins du contreseing d’un quelconque Ministre.

Il suit de là que ces actes ont été adoptés en violation de l’article 49, alinéa 1 de la Constitution.

Mais ce n’est pas tout.

Ils sont aussi réputés, en application de l’alinéa 2 de l’article 49 de la Constitution, être nuls ab initio.

Il y a donc lieu de prononcer leur nullité.

2.1- Par leurs contenus, les actes attaqués portent une atteinte flagrante et grave à la souveraineté de l’État centrafricain et à celle du Peuple centrafricain
      • Position du problème (rappel)

Les actes attaqués portent notamment sur :

  • La nationalité centrafricaine,
  • La terre, et donc le territoire Centrafricain ;
  • Le sous-sol centrafricain.

Ces éléments sont, rappelons-le, proposés en contrepartie de l’achat de Sango-coins représentant une valeur exprimée en Dollars. Ils se voient ainsi conférer le statut d’objets de transaction commerciale.

Or la nationalité, qui se rattache à la population constitutive de l’État, aussi bien que le sol et le sous-sol qui sont des composantes nécessaires du territoire constitutif de l’État, sont des éléments essentiels de la souveraineté de l’État centrafricain, ainsi que du peuple Centrafricain.

La circonstance qu’il leur soit ainsi conféré le statut d’objets de transaction commerciale viole donc de manière grave et flagrante la Constitution.

      • Les normes constitutionnelles de référence

Les dispositions constitutionnelles au regard desquelles les requérants invitent la Cour constitutionnelle à censurer les actes attaqués sont les suivantes :

Préambule, alinéa 5 : « Le Peuple centrafricain, Résolu, conformément au Droit International, à préserver et à défendre l’intégrité du territoire de la République Centrafricaine ainsi que son droit inaliénable au plein exercice de la souveraineté sur son sol, son sous-sol et son espace aérien ».

Article 26 : « La souveraineté nationale appartient au peuple Centrafricain qui l’exerce soit par voie de référendum soit par l’intermédiaire de ses représentants.

Aucune fraction du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice, ni l’aliéner.

Les institutions éligibles chargées de diriger l’État tiennent leurs pouvoirs du peuple par voie d’élections, au suffrage universel direct ou indirect ».

Article 30 : « Les centrafricains des deux sexes âgés de dix-huit (18) ans révolus et jouissant de leurs droits civiques sont électeurs dans les conditions déterminées par la loi.

Le vote est un devoir civique.

Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret ».

Article 60, alinéa 2 : « Le Gouvernement a l’obligation de recueillir préalablement l’autorisation de l’Assemblée Nationale avant la signature de tout contrat relatif aux ressources naturelles ainsi que des conventions financières. Il est tenu de publier ledit contrat dans les huit (8) jours francs suivant sa signature ».

Article 80 : Sont du domaine de la loi :

Les règles relatives aux matières suivantes :

  • les droits civiques et les garanties fondamentales accordés aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; (…)
  • les sujétions imposées aux Centrafricains et aux étrangers résidants en leur personne et en leurs biens en vue de l’utilité publique et en vue de la défense nationale ;
  • la nationalité (…) ;
  • le statut des étrangers et de l’immigration ; (…)
  • la protection de l’environnement, les régimes domaniaux, fonciers, forestier, pétrolier et minier ; (…)

Les principes fondamentaux :

  • du régime de la propriété, des droits et des obligations civils et commerciaux (…)
      • Concernant la nationalité

Primo. Il ressort des dispositions précitées, et spécialement de celles de l’article 80 de la Constitution, qu’il appartient au législateur de fixer les règles en matière d’acquisition et de perte de la nationalité, ainsi qu’en ce qui concerne les droits civiques et les garanties fondamentales accordés aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ;

Le pouvoir exécutif et l’administration sont en principe chargés d’appliquer ces règles, et seulement de les appliquer.

Il suit de là que l’Exécutif est radicalement incompétent pour fixer des règles nouvelles en la matière.

Or, c’est bien ce qu’a fait le Président de la République en l’espèce.

En effet, ajoutant à la législation en vigueur, les actes attaqués fixent une modalité nouvelle d’acquisition de la nationalité ; une modalité qui déroge à la loi en ce que l’acquisition de la nationalité est automatique, conditionnée uniquement par le paiement d’un certain prix.

C’est, au demeurant, en vain que l’on tenterait de soutenir que les décisions en cause ne seraient que des mesures d’application de la loi du 22 avril 2022 régissant la crypto monnaie en République Centrafricaine. Car cette loi ne comporte aucune disposition relative à la citoyenneté.

Partant, l’article 80 de la Constitution est indiscutablement violé.

Secundo. Il ressort de la combinaison des dispositions des articles 26 et 30 de la Constitution précitées que la citoyenneté est le lien politique par excellence, parce qu’unique, qui permet à son titulaire de participer au corps national et d’être un élément constitutif du Peuple, titulaire de la souveraineté, que ce Peuple exerce notamment par la voie de l’élection des dirigeants de l’État.

Il en résulte que la citoyenneté est non seulement un vecteur de l’auto-détermination des centrafricains, mais aussi un élément déterminant de l’identité centrafricaine.

Or, en transformant la citoyenneté centrafricaine en un produit de vente offert au monde entier, on court le risque que des pouvoirs financiers décident de, et réussissent à changer l’équilibre du corps national, au point de s’accaparer, y compris par les urnes, le pouvoir politique et la direction de l’État.

La décision de faire commerce de la nationalité centrafricaine est, par conséquent, contraire à la Constitution de ce point de vue aussi.

Pareille décision est par ailleurs d’autant plus choquante qu’une large portion de citoyens centrafricains « de souche », spécialement les réfugiés et les personnes déplacées, sont en l’état exclus de l’exercice des droits politiques liés à la citoyenneté, ainsi qu’on a pu le constater lors des élections groupées de 2020-2021.

      • Concernant la propriété des terres et les ressources naturelles

Primo. En ce qui concerne la terre et les ressources naturelles de la République Centrafricaine, il ressort de la Constitution du 30 mars 2016, prise spécialement en son article 80, qu’il revient au législateur et donc, au jour d’aujourd’hui, à l’Assemblée nationale de fixer les règles relatives à la protection de l’environnement, ainsi qu’aux régimes domaniaux, fonciers, forestier, pétrolier et minier.

Une procédure, telle que celle instaurée par les actes attaqués, d’acquisition automatique de terres et de ressources naturelles sans se soumettre aux conditions et procédures fixées par la loi, revient de fait à ajouter à la loi, voire à l’abroger.

L’Exécutif étant radicalement incompétente pour édicter de telles règles, les actes attaqués sont ainsi manifestement contraires à la Constitution de ce chef.

Deuxio. La Constitution affirme, en son préambule qui en est « partie intégrante » aux termes mêmes de ladite Constitution, le droit inaliénable du Peuple centrafricain au plein exercice de la souveraineté sur son sol, son sous-sol et son espace aérien.

Il se déduit de cette disposition, qui résulte d’une des recommandations fortes du Forum de Bangui, qu’il ne peut être disposé de la terre et des ressources naturelles de la République Centrafricaine que par le Peuple souverain, soit directement, soit par le biais de ses représentants.

Cette interprétation se trouve confortée par le fait que, tiré lui aussi des recommandations du Forum de Bangui, l’article 60 alinéa 2 de la Constitution soumet tout contrat en la matière à une double exigence : requérir et obtenir l’autorisation préalable des Représentants de la Nation (Assemblée nationale), d’une part, et rendre public le contrat, d’autre part.

Or, le propre du dispositif mis en place par les actes attaqués est de ne satisfaire à aucune de ces deux exigences constitutionnelles.

Là encore, la violation de la Constitution est manifeste.

Mais ce n’est pas tout.

2.2- Le fait de privilégier la langue anglaise pour la formulation de ces actes et pour toute information concernant l’opération en cours viole la Constitution

Aux termes des alinéas 5 et 6 de l’article 24 la Constitution :

« La langue nationale [de l’État centrafricain] est le Sango.

Ses langues officielles sont le Sango et le Français ».

Il en résulte que les actes officiels de l’État centrafricain doivent être libellés en Sango ou en Français.

Au surplus, s’agissant d’actes qui ont trait à des éléments essentiels de la souveraineté du Peuple tel qu’il est précisé à l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution précité, le peuple doit en être dument informé dans une langue qu’il comprend et qui lui est propre, à savoir le Sango, langue nationale et officielle selon la Constitution.

Or, le fait est que c’est l’anglais qui a été choisi, non seulement comme langue quasi-exclusive de communication autour de la crypto monnaie nationale, mais aussi et surtout comme langue des actes juridiques en la matière, qui plus est à titre exclusif sur le site officiel « Sango.org », sachant par ailleurs que lesdits actes ne sont pas publiés au journal officiel.

La violation de la Constitution ne fait, là encore, aucun doute.

2.3- La dénomination « Sango » donnée à la crypto-monnaie nationale viole la Constitution

En effet, il résulte des alinéas 5 et 6 de la Constitution, précités, que la dénomination « Sango » est réservée par le Constituant exclusivement à la langue commune des Centrafricains, qui a le statut tout à la fois da langue nationale et de langue officielle.

Partant, le fait, comme il apparaît dans les actes attaqués, d’attribuer cette dénomination à une opération, qui plus est de nature commerciale, viole nécessairement la Constitution.

Les actes attaqués méritent aussi l’annulation de ce chef.

AU VU L’ENSEMBLE DES ÉLÉMENTS QUI PRÉCÈDENT,

Les requérants demandent à la Cour constitutionnelle de dire et juger :

Article 1 : Que la présente requête est recevable ;

Article 2 : Que la Cour est compétente ;

Article 3 : Que la procédure d’adoption des actes attaqués et la forme retenue méconnaissent la Constitution ;

Article 4 : Que les actes attaqués, en ce qu’ils prévoient la mise en vente de la nationalité centrafricaine et des terres, ainsi que des ressources naturelles de la République Centrafricaine, portent une atteinte flagrante et grave à la souveraineté de l’État centrafricain et à celle du Peuple centrafricain ;

Article 5 : Que le fait de privilégier la langue anglaise pour la formulation des actes attaqués et pour toute information concernant l’opération « Sango-coin » en cours viole la Constitution ;

Article 6 : Que la dénomination « Sango » donnée à la crypto-monnaie nationale viole la Constitution.

Article 7 : Qu’en conséquence, les actes attaqués sont annulés.

LES REQUÉRANTS

Pr Jean-François AKANDJI-KOMBÉ, Karl BLAGUÉ, Sydney TCHIKAYA,  Ben Wilson NGASSAN, Me Arlette SOMBO-DIBÉLÉ, Ludovic LEDO

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