« Avec Wagner, le président Touadéra a fait entrer le loup dans la bergerie »
INTERVIEW. L’ancien Premier ministre de la RCA, Martin Ziguélé, n’a pas de mot assez dur pour qualifier les liens du groupe paramilitaire russe avec le pouvoir centrafricain.
Propos recueillis par Viviane Forson

Cela fait cinq ans que les paramilitaires de Wagner ont mis pied sur le sol de la République centrafricaine, un État de 5,5 millions d’habitants enclavé au cœur de l’Afrique centrale et à l’histoire tourmentée. Le pays, ancienne colonie française, est dirigé depuis 2016 par le président Faustin-Archange Touadéra, mathématicien de profession, et ancien Premier ministre de François Bozizé, élu à la surprise générale dans un contexte politique et surtout sécuritaire des plus délétère. Depuis 2013, et l’éclatement de la troisième guerre civile qu’a connue la RCA, le pouvoir central est convoité par divers groupes armés, parfois soutenus par d’anciens dirigeants. Avec l’appui de la communauté internationale, notamment la France et l’ONU, le régime a entrepris des réformes pour remettre son armée en ordre de bataille et assurer la sécurité sur son territoire, mais face à de nouvelles menaces de plus en plus pressantes, le président a fait le choix de se tourner vers la Russie. Officiellement, un partenariat a été noué pour que des « instructeurs russes » interviennent pour protéger sa présidence d’une rébellion imminente aux portes de Bangui. Moscou envoie des paramilitaires de Wagner, ils ne repartiront pas. Faustin-Archange Touadéra fait de cette armée de l’ombre sa garde prétorienne, plaçant les Russes au cœur du dispositif décisionnaire politique national et sécuritaire. En échange de cette protection, Wagner s’est emparé de secteurs stratégiques du pays : mines, diamants, bois, bière, douanes. Plusieurs rapports, dont une enquête de l’organisation The Sentry, qui travaille essentiellement sur les réseaux de prédation économique et financière dans les zones de conflit, ont livré dernièrement des analyses très précises sur les activités du groupe d’Evgueni Prigojine depuis son installation dans le pays. Au lendemain de la rébellion avortée du patron de Wagner, alors que la question de son avenir se pose avec acuité sur le continent africain, les dirigeants russes et centrafricains comptent bien poursuivre, voire renforcer, leurs liens, au grand dam de la population.
L’ancien Premier ministre Martin Ziguélé (2001-2003), une figure de l’opposition, plusieurs fois candidat lors des dernières présidentielles, dénonce avec force cette emprise économique et évoque sans détour une nouvelle « colonisation ». Depuis Bangui, il s’est confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : Le groupe Wagner est implanté dans votre pays depuis cinq ans, quelle est la situation sur place ?
Martin Ziguélé : Le pays est sous la coupe réglée de Wagner, c’est du jamais-vu. Même sous la colonisation, ce n’était pas comme ça.
Quels éléments concrets vous font dire cela ?
En cinq ans, Wagner s’est mué, avec plus d’une dizaine de bases militaires. Sur le plan économique, c’est tout aussi flagrant. La mine d’or de Ndassima, dans le centre du pays, est devenue la vache à lait de Wagner. Tout cela est documenté. D’ailleurs, les rotations d’avion se sont renforcées ces derniers mois au niveau de presque tous les aéroports, dont celui de Bangui-M’Poko, le but est clairement de faire sortir de la RCA le fruit de leur prédation, notamment l’or. C’est à la fois malheureux et grave.
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Comment le pays en est-il arrivé là ?
Le pays en est arrivé là par la volonté d’un seul homme, le président Faustin-Archange Touadéra, qui a fait entrer le loup dans la bergerie. En décembre 2020, il a appelé à la rescousse non pas Moscou, mais les paramilitaires de Wagner pour contrer une offensive de groupes armés appartenant au CPC, et soutenus par l’ancien président François Bozizé. D’autres mercenaires étaient déjà présents depuis 2018.
Cinq ans plus tard, nous constatons que, finalement, comme une pieuvre, le groupe Wagner a étendu ses tentacules dans tous les segments de la vie nationale et a complètement phagocyté l’État centrafricain. Aujourd’hui, ils pillent le pays sur le plan économique, le dirigent sur le plan sécuritaire et s’immiscent désormais dans le domaine politique aussi, parce que ce sont eux qui sont derrière le fameux référendum pour une nouvelle Constitution que le pouvoir est en train de préparer.
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Comment un État de cinq millions d’habitants a-t-il pu basculer entre les mains de 2 000 à 3 000 hommes ?
La RCA est un petit pays, c’est ce qui explique que la manœuvre a été plus facile pour eux. Comprenez qu’il est plus aisé de contrôler la République centrafricaine que de contrôler l’Égypte ou le Nigeria pour un groupe de 2 000 à 3 000 mercenaires. De plus, notre pays sort de plusieurs années de conflit, il est fragile, donc c’est une opération qui se fait en une bouchée de pain.
Concrètement, dans quels secteurs avez-vous constaté l’emprise de Wagner ? Et avez-vous entrepris de documenter ces faits ?
Ils sont dans les mines, bien sûr, les diamants, le bois, ils contrôlent les douanes… on les retrouve dans les boissons, en fait dans tous les secteurs. Nous avons également l’impression qu’ils font tout en accéléré, en tout cas, ils ne font rien dans la prépondération, car toutes ces opérations n’ont aucune valeur légale, tout se fait dans la plus grande illégalité puisque, en réalité, les licences qui leur ont été délivrées devraient être suivies de traces de paiements d’impôts, etc. Ils ne déclarent rien, ils ne payent rien, ils travaillent en marge de la réglementation et aucun fonctionnaire ne peut les contrôler.
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De quelles marges de manœuvre disposent les acteurs politiques, notamment l’opposition, pour exprimer leur voix ?
Nous nous exprimons du mieux que nous pouvons à travers tous les canaux disponibles, exceptés ceux de l’État, car l’opposition n’a plus accès aux médias d’État, cela leur est implicitement interdit. Le débat se fait uniquement dans les médias privés. Heureusement, il existe des radios privées indépendantes, des journaux privés, mais qui ne sont pas forcément écoutées ou lus dans tout le pays. L’objectif avec ces restrictions est de faire en sorte que nous ne puissions pas nous adresser à notre peuple, et ça, c’est clairement une volonté du pouvoir. Ils s’organisent pour que notre communication ne puisse pas aller loin. Mais nous ne baissons pas les bras, quitte parfois à crier dans le désert !
Comment expliquez-vous le soutien de la population à la milice Wagner ou en tout cas plus officiellement à la Russie ?
Il n’y a aucun soutien d’une quelconque population à Wagner. C’est une fable, un mensonge, le résultat de la propagande russe. Les quelques rassemblements que vous avez pu voir dans les médias internationaux, avec des personnes tenant des pancartes de soutien à Wagner ou à la Fédération de Russie, sont bien souvent organisés par des godillots du pouvoir qui mobilisent des jeunes à coups de 500 francs CFA ou de 1 000 francs CFA, l’équivalent de 1,50 euro.
Au lendemain de la rébellion manquée de Prigojine, le ministre russe des Affaires étrangères a affirmé que le groupe Wagner allait continuer ses opérations au Mali et en Centrafrique et que leur présence était principalement due au fait que la France, l’ancienne puissance coloniale, a abandonné Bangui. Comment analysez-vous ces propos ?
Si nous avons des discussions à mener avec la France, quand bien même nous aurions des comptes à régler avec la France, si je peux m’exprimer ainsi, ce n’est pas à la Russie de nous dire ce qu’il faut faire. C’est à nous de mener ces discussions avec nos partenaires avec lesquels il nous semble nécessaire de le faire. Cette démarche de Moscou est coloniale, parce que ce n’est pas à eux de nous indiquer avec qui nous devons discuter, ni comment et encore moins de quoi.
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Est-ce que si ce n’était pas les Russes de Wagner, ce ne serait pas d’autres, car la situation sécuritaire de la RCA a toujours été sensible, avec les conflits, les guerres civiles, les groupes armés ou rebelles… ? Et souvent la gestion de la sécurité du pays a été plus ou moins assurée grâce à des partenariats…
La situation sécuritaire a toujours été sensible en RCA, parce que les régimes qui se sont succédé n’ont pas toujours eu les coudées franches et ont été confrontés à des problèmes de soutien financier. Il faut de l’argent pour construire des armées, des administrations, des services de sécurité dignes de ce nom, pour former des militaires. Il y a un prix à payer. Un autre défi que nous, Centrafricains, devons absolument relever est celui de la bonne gouvernance, indispensable pour mettre sur pied un système de sécurité qui puisse protéger notre pays. Mais, pour cela, nous avons besoin de soutien. Nous n’avons pas toujours eu ce soutien, notamment de la part de la communauté internationale, il faut le souligner. C’est vrai que nous avons une histoire difficile. Mais sous prétexte que l’on veut quitter un « colonialisme », nos dirigeants se sont mis en lien avec un groupe de mercenaires. Il ne s’agit pas d’un problème avec un pays, si nous avions réellement une coopération militaire avec la Russie en tant qu’État, nous pouvons en discuter, mais là, il s’agit de groupes de mercenaires qui ont commis des crimes graves. Dans d’autres pays du monde, on les traiterait comme des groupes terroristes. Il ne s’agit pas d’enfant de chœur, on parle de vies humaines.
Les mercenaires russes du groupe Wagner commettent des abus et des massacres de civils dans la République centrafricaine depuis 2019. Tous ces faits sont documentés officiellement par plusieurs organisations internationales. Il y a eu le massacre de Bossangoa, où des jeunes ont été pris pour cible. Plus récemment, des Chinois ont été massacrés dans la ville d’Assima. Ce n’est pas quelque chose de caché. Tout le monde le sait.
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Quel serait votre message aux Centrafricains et à la classe dirigeante ?
Nous devons continuer à dénoncer. Nous ne devons pas céder à la peur, surtout devant nos compatriotes. En tant que politiques, nous devons aussi mobiliser la population pour qu’elle soit consciente du pillage qui se déroule actuellement sur son sol. Vous savez, le gisement de Ndassima est la mine d’or centrafricaine au potentiel industriel le plus important. Sa valeur brute est estimée à 2,5 milliards de dollars, ce sont autant de ressources qui sont systématiquement pillées. Je dis donc aux autorités que l’on ne peut pas d’un côté tendre la main à la communauté internationale pour dire « financez notre développement, nous voulons un accord avec le FMI, la Banque mondiale pour faire des routes, etc. », et laisser piller impunément des richesses qui ne sont pas renouvelables, parce que l’on veut protéger un régime. C’est un scandale qui devrait faire réagir la communauté internationale.
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