Centrafrique : Affaire Rombhot et Ngaïssona : la CPI est – elle bien compétente ?

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CENTRAFRIQUE – Affaires Rombot et Ngaïssona : la CPI est-elle bien compétente ?

Il y a de cela un an, à l’occasion de l’arrestation et du transfèrement de Patrice Edouard Ngaïssona à la CPI, des questions m’avaient été posées publiquement sur la compétence de la CPI par des compatriotes, dont Henri Grothe. J’avais promis d’y répondre mais ai perdu cette question de vue. Jusqu’à la récente audience de confirmation des charges qui s’est tenue à la Haye concernant aussi bien Rombot que Ngaïssona, où je constatais avec surprise à la lecture du compte rendu d’audience que la question de la compétence, dont je pensais qu’elle s’imposerait objectivement comme question préalable déterminante, n’avait pas été posée. J’ai donc estimé qu’il était temps que cette question soit versée au débat, ne serait-ce qu’au débat public à défaut du débat judiciaire. Vous trouverez ci-après la réponse que je lui apporte, en droit.

Pr Jean-François AKANDJI-KOMBÉ

Dans les deux affaires citées en référence, M. Rombot et M. Ngaïssona, accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ont été arrêtés, le premier par les autorités centrafricaines à Bangui et le deuxième à Paris par la police française sur signalement des autorités centrafricaines. Une fois arrêtés, ils ont été directement transférés à la Haye. La procédure en ce qui les concerne suit son cours devant la Cour pénale internationale (CPI).

Il sera soutenu (et démontré) ici que les conditions d’une compétence de la CPI ne sont pas réunies dans ces deux cas, et que c’est en méconnaissance de son propre Statut que la CPI a cru pouvoir se saisir ou a accepté d’être saisie des affaires Rombot et Ngaïssona.

Préalables…

Cette conclusion n’est en aucune manière un plaidoyer en faveur d’une impunité qui n’a que trop duré en République centrafricaine, et qui est sans nul doute une des causes des crises à répétition que connaît ce pays. L’opinion juridique ici exprimée part de prémisses qui sont diamétralement opposées, et qui peuvent être formulées simplement, comme suit.

Primo, il faut que justice soit faite. Il y a là bien sûr d’abord une exigence de l’Etat de droit que la République centrafricaine prétend être devenue avec le « retour à l’ordre constitutionnel » en 2016. Mais il s’agit là surtout d’une aspiration profonde, en même temps que d’une forte revendication des Centrafricains eux-mêmes, aspiration et revendication exprimées sans équivoque et avec force au Forum national de Bangui de 2015, ainsi que lors des « consultations populaires à la base » qui l’ont précédé (plus que d’une enquête nationale, ces consultations étaient un exercice inédit de rassemblement des doléances de la population sur tout le territoire). Or, et ceci est important à relever, cette aspiration, les Centrafricains ont entendu très clairement et fort justement la relier à la paix, dans des termes qui peuvent se résumer ainsi : « pas de paix ni de réconciliation sans justice préalable ».

Secundo, justice doit être faite dans les règles, dans le respect le droit. Une manière de dire que cette justice doit, pour être équitable, être rendue sans interférence politique d’aucune sorte, et donc sans instrumentalisation du droit, aussi bien que sans manipulation des procédures. Car, de telles instrumentalisations et manipulations ne peuvent déboucher que sur des iniquités, dont l’inégalité de traitement des personnes concernées par ces procédures est une des manifestations les plus flagrantes. Une manifestation qui peut aussi s’avérer pernicieuse car elle est de nature à générer, particulièrement chez les victimes, frustrations, ressentiments et, finalement, défiance à l’égard de la justice elle-même. Sans compter que de telles manipulations peuvent, parce qu’elles se traduisent par la violation de la règle de droit, déboucher sur l’injustice la plus grande, celle expérimentée par les Centrafricains notamment dans l’affaire Bemba, à savoir l’acquittement de celui dont on sait qu’il a commis le crime ou a participé à sa commission, mais qu’on ne peut retenir dans les liens de la culpabilité.

Voilà pourquoi il est important, fondamental même, de s’en remettre à la justice et rien qu’à la justice, et au droit et rien qu’au droit.

Il se trouve cependant que, dans le cas de la République centrafricaine, ce droit est plus complexe qu’on ne le pense, qu’on ne le dit, ou même seulement qu’on ne le soupçonne. Ceci, parce que s’agissant de la répression des graves crimes que constituent le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, ce pays répond à un schéma tout à fait singulier, que ne connaît aucun autre pays.

Rapporter la question de la compétence de la CPI au bon schéma : l’architecture de la justice pénale internationale en Centrafrique…

Le fait est qu’en RCA, la répression de ces crimes est du ressort aussi bien des juridictions pénales ordinaires, dont la Cour criminelle de Bangui, que de la Cour pénale spéciale. Le fait est aussi qu’en droit centrafricain, chacune de ces juridictions est autonome. Cette autonomie provient principalement du fait que chaque juridiction est habilitée à juger par un texte qui lui est propre. Les juridictions pénales ordinaires sont compétentes en vertu du Code pénal Centrafricain (Loi n° 10.001 du 6 janvier 2010). La Cour pénale spéciale, quant à elle, trouve son fondement et sa compétence dans la loi organique qui l’a établi en 2015 (n° 15.003 du 3 juin 2015), pour une durée déterminée.

Autonomes les unes de l’autre, juridictions pénales ordinaires et Cour pénale spéciale ne sont pas pour autant totalement sans liens entre elles. La loi établissant la Cour pénale spéciale prévoit en effet, en son article 3, la possibilité d’une interaction entre celle-ci et les juridictions pénales ordinaires, en ces termes : « en cas de conflit de compétence avec une autre juridiction nationale, la Cour pénale a la primauté ». Pour faire fonctionner cette primauté une procédure est mise en place qui implique un examen au cas par cas (article 35 de la Loi organique).

À bien y regarder, ces dispositions apportent confirmation, par-delà la primauté affirmée de la CPS, de l’autonomie des juridictions pénales ordinaires. Celles-ci peuvent prendre la décision de poursuivre sans en référer préalablement à la CPS. Il leur revient, en principe, d’apprécier si une affaire dont elles sont saisies doit ou non être transmise à la CPS. Le Procureur près la CPS peut aussi demander à la juridiction ordinaire de se dessaisir mais seulement de manière exceptionnelle. Par ailleurs et enfin, la CPS elle-même peut se dessaisir d’une affaire au profit d’une juridiction pénale ordinaire.

La justice pénale centrafricaine se présente ainsi, en matière de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, comme une justice à deux branches. Il faut tout particulièrement en tenir compte lorsque l’on se pose la question de la relation avec la CPI. Parce qu’il s’ensuit que cette relation avec la justice centrafricaine n’est pas univoque. Mieux encore, la relation de la CPI avec les deux branches de la justice pénale nationale (car la CPS est réputée être aussi une juridiction centrafricaine) obéit à des principes distincts et différents. C’est précisément cela que l’on perd généralement de vue. D’où des appréciations erronées.

La compétence de la CPI, oui mais dans quels cas ?

Comme signalé précédemment, le principe de la compétence de la CPI diffère objectivement selon que l’on se pose la question en rapport avec la CPS ou en rapport avec les juridictions pénales ordinaires.

Dans les rapports entre CPS et CPI, le principe est simple et limpide. C’est la primauté de la CPI. L’article 37 de la Loi organique de 2005 prévoit en effet que « lorsqu’il est établi que le Procureur de la Cour pénale internationale s’est saisi d’un cas entrant concurremment dans la compétence de la Cour pénale internationale et de la Cour pénale spéciale, la seconde se dessaisit au profit de la première ». La CPI peut ainsi, d’autorité et à tout moment, faire valoir sa compétence à l’égard de la CPS.

Quand on a dit cela, on croit avoir épuisé le sujet. On raisonne en fait comme si la CPS était la seule instance chargée, sur le territoire national, de réprimer les crimes graves dont il s’agit. Or tel n’est pas le cas. Comme on a vu, ladite CPS n’est pas, en Centrafrique, le seul juge des crimes de génocide, crimes de guerre et crime contre l’humanité. Par ailleurs, ce qui est prévu par la Loi organique de 2015 concernant la primauté de la CPI n’a vocation à s’appliquer qu’à la CPS, à titre de lex specialis.

Qu’en est-il donc de la relation des juridictions pénales ordinaires avec la CPI ? À vrai dire, sur ce versant, ce sont d’autres principes et règles qui s’appliquent. Plus précisément, on retrouve alors le droit commun de la justice internationale pénale, avec un principe qui s’applique généralement dans la relation de cette juridiction internationale avec les juridictions internes quel que soit le pays. Ce principe, c’est le principe de complémentarité mis en œuvre par l’article 17 du Statut de Rome.

En vertu de ce principe, que l’on nomme aussi principe de subsidiarité, il revient au premier chef aux juridictions nationales de poursuivre les auteurs des crimes précités. La CPI n’est alors compétente que par défaut, lorsque ces juridictions s’avèrent incapables de poursuivre ou qu’il n’y a pas de volonté politique d’engager des poursuites véritables (volonté de protéger des auteurs présumés de crimes).

Dans le cas centrafricain, ce qu’il faut donc se demander est de savoir si au jour d’aujourd’hui ces deux conditions sont réunies, et si les questions suivantes appellent bien, chacune, une réponse positive. Les juridictions centrafricaines sont-elles incapables ? Y a-t-il, de la part des autorités politiques, une volonté de faire échapper certaines personnes à la justice ? Si oui, Rombot et Ngaïssona font-ils partie de ces personnes ?

S’agissant de la condition tenant à l’incapacité des juridictions nationales, il y a lieu d’abord de rappeler la définition qu’en donne l’article 17 du Statut de Rome. Elle est la suivante : « il y a incapacité de l’État dans un cas d’espèce si l’État n’est pas en mesure, en raison de l’effondrement de la totalité ou d’une partie substantielle de son propre appareil judiciaire ou de l’indisponibilité de celui-ci, de se saisir de l’accusé, de réunir les éléments de preuve et les témoignages nécessaires ou de mener autrement à bien la procédure ».

Alors, y a-t-il incapacité en l’espèce des juridictions pénales ordinaires centrafricaines ?

La Cour de cassation centrafricaine avait, il est vrai, par un arrêt du 11 avril 2006, répondu par l’affirmative à cette question. Mais on ne saurait retenir comme telle cette réponse dans les affaires qui intéressent ici. Car, ce qui importe, c’est surtout de savoir si, au moment des deux transfèrements à la CPI, celui de Rombot et celui de Ngaïssona, les juridictions en question étaient toujours dans le même état d’incapacité. La réponse est : assurément non. De fait, peu avant ces transfèrements, les autorités juridictionnelles nationales avaient fait la preuve qu’elles étaient en mesure d’engager des poursuites, de mener des enquêtes et de juger des auteurs présumés de crimes graves de droit international, qu’ils soient Anti-Balaka ou Séléka. Il n’y a qu’à citer, parmi de nombreuses procédures, les procès menés et les condamnations prononcées par la Cour criminelle de Bangui en 2018 à l’égard de Rodrigue Ngaibona, alias Andjilo, et de Abdoulaye Hissène. La condition de l’incapacité, permettant de justifier d’une compétence de la CPI, n’est ainsi manifestement pas remplie.

Celle tenant à l’absence de volonté politique ne l’est d’ailleurs pas davantage. Il suffit de rappeler à cet égard que les procédures conduites contre Andjilo et contre Abdoulaye Hissène étaient soutenues par une ferme volonté politique (qui s’est émoussée par la suite en ce qui concerne le deuxième condamné, finalement nommé coordonnateur régional du parti présidentiel). Quoiqu’il en soit, cet argument ne saurait être avancé dans le cas de Rombot et de Ngaïssona. En effet, l’absence de volonté politique visée par l’article 17 du Statut correspond à la situation dans laquelle les autorités politiques nationales agissent pour soustraire une personne à la justice ou pour la protéger des rigueurs de la justice. Elle s’applique donc ainsi plutôt aux alliés du pouvoir en place. Ce qui n’est assurément le cas ni de Rombot, ni de Ngaïssona, les autorités exécutives de Centrafrique ayant, à maintes reprises avant leur arrestation, manifesté leur envie d’en découdre avec eux par tous les moyens, spécialement par le moyen de la justice.

Au total, les juridictions pénales ordinaires de Centrafrique, spécialement la Cour criminelle de Bangui, ayant montré qu’elles étaient pleinement capables de poursuivre et de condamner, et les autorités politiques, à commencer par le Président de la République et le Premier ministre, s’étant signalé plutôt par leur inébranlable volonté de faire juger Rombot et Ngaïssona (et aussi de neutraliser des alliés d’hier qui glissaient dangereusement vers l’opposition), la compétence de la CPI tombe faute de justification objective.

Rombot et Ngaïssona ont par conséquent vocation à être jugés par la Cour criminelle de Bangui et non par la CPI.

Une autre conclusion se serait sans doute imposée si les autorités de l’Etat n’avaient pas agi avec la précipitation que l’on sait, et qu’elles avaient pris le temps de faire engager un commencement de poursuites devant la Cour pénale spéciale !

La preuve qu’en cette matière, comme dans d’autres, la précipitation est bien mauvaise conseillère !

Pr Jean-François AKANDJI-KOMBÉ

Références pour aller plus loin :

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