Centrafrique : « Accord de Paix de Khartoum »: M. l’accusé Ismaïl Chergui, à la barre !

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L’accord de Khartoum, une réponse politique en trompe-l’œil

En février 2019, le gouvernement centrafricain et 14 groupes armés sont parvenus à un accord politique qu’ils ont signé à Khartoum, la capitale soudanaise. Cependant, les parties signataires ont tiré profit de la guerre, cherchant à faire avancer leurs intérêts politiques et commerciaux ainsi que ceux de leurs alliés respectifs. « L’accord de Khartoum n’a rien à voir avec la paix », a déclaré un diplomate basé à Bangui quelques mois avant la signature. Les parties prenantes impliquées dans les pourparlers de paix ont profité de la situation de guerre tout en faisant progresser leurs propres
intérêts, a expliqué le diplomate.

Le gouvernement et son allié russe, le groupe Wagner, ont exploité l’accord afin d’assurer la réélection de Touadéra et des députés du parti MCU. En effet, l’accord est venu renforcer le statut des groupes armés signataires qui exerce un pouvoir déterminant sur le vote des électeurs dans les territoires qu’ils contrôlent. En tant qu’initiateur de l’accord, le groupe Wagner a distribué des dizaines de milliers d’euros aux chefs des groupes armés en échange de leur signature.Grâce à l’accord, ces derniers ont ainsi obtenu des postes politiques et militaires, leur consacrant une légitimé politique et une amnistie de fait. Les chefs des groupes armés ont néanmoins utilisé une partie des fonds obtenus lors des pourparlers de paix pour s’approvisionner en armes et en munitions.  Ils ont depuis obtenu plus d’armes, recruté des mercenaires de la région, étendu leur contrôle à de nouveaux territoires et ils ont intensifié les trafics de diamants et d’or, a indiqué le Groupe d’experts de l’ONU dans son dernier rapport. Deux mois à peine après la signature de
l’accord, le président Touadéra a nommé certains chefs des groupes armés comme responsables pour établir des unités du MCU et des autorités électorales dans leurs zones de contrôle respectives, dévoilant ainsi les plans du président pour sa réélection.

Ce n’est pas la première fois qu’un tel accord est signé. Les 11 accords politiques conclus au cours des 13 dernières années ont tous échoué à construire la paix. Les groupes armés étaient cinq fois plus nombreux lors des pourparlers de Khartoum que pendant les accords de paix qui ont débuté en 2007.  L’ONU a dénoncé entre 50 et 70 violations quotidiennes de l’accord politique par les signataires dans les cinq mois qui ont suivi la signature, poussant une source proche des groupes armés à déclarer qu’ils continuent « d’utiliser les civils comme de la chair à canon ». Dans
chacun de ses 11 rapports publiés depuis 2014, le Groupe d’experts de l’ONU a démontré que les parties n’ont nulle intention de mettre un terme au conflit. Afin d’aboutir à la paix, ils devront déposer les armes et abandonner les territoires et les ressources économiques qu’ils contrôlent. Mais aussi longtemps que les groupes armés tireront des bénéfices financiers en participant à des pourparlers de paix et en signant des documents, leurs leaders continueront de s’impliquer
dans des projets de déstabilisation.

Des projets de déstabilisation élaborés en secret

Les pourparlers de Khartoum ont facilité un rapprochement entre les chefs de plusieurs groupes armés qui se sont rencontrés, dans certains cas, pour la première fois.  L’initiative parallèle à celle de Khartoum provient de Nourredine Adam, placé sous sanctions onusiennes depuis 2014. Ce cerveau de la coalition Séléka à l’origine du coup d’État de 2013 est également le chef politique du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC), qui a contrôlé à son apogée plus du tiers du territoire centrafricain.

En marge de la signature de l’accord de paix, cinq groupes armés ont en effet formé une nouvelle alliance afin de renverser le régime de Touadéra dans le cadre d’un dénommé « plan B », selon des sources proches des groupes armés. Martin Koumtamadji, alias Abdoulaye Miskine, le chef du Front démocratique du peuple centrafricain (FDPC), a répondu à l’appel de Nourredine Adam. Il a été suivi par Ali Darassa, chef de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), Bi Sidi Soulemane, alias Sidiki Abass, du groupe Retour, Réclamation et Réhabilitation (3R), et Mahamat al-Khatim du Mouvement patriotique pour la Centrafrique (MPC). Afin de faire pression sur le régime de Touadéra, la tactique des cinq groupes alliés prévoyait de renforcer deux pôles militaires : l’un au nord-est dirigé par Abdoulaye Miskine sous l’égide du FPRC et l’autre à l’ouest dirigé par Sidiki Abass de 3R. Si Sidiki Abass est le chef officiel des 3R, une source proche du groupe a indiqué à The Sentry qu’il est en fait le responsable militaire du groupe, obéissant à un ressortissant camerounais appelé Ali Garba, alias Dougsaba.

Six mois après la signature de l’accord politique, Abdoulaye Miskine a ainsi déclaré vouloir renverser le pouvoir central « par tous les moyens », ce qui lui a valu des sanctions onusiennes en avril 2020. Le président de la République du Congo Denis Sassou Nguesso et Karim Meckassoua parrainent Abdoulaye Miskine depuis 2014. Karim Meckassoua, qui entretient des relations étroites avec le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a cherché à renverser Touadéra par l’entremise des groupes armés tels que celui d’Abdoulaye Miskine, selon des sources proches du dossier. Bien qu’Abdoulaye Miskine soit assigné à résidence à N’Djaména, capitale du Tchad, depuis novembre 2019, des sources proches du dossier ont indiqué qu’il demeure toujours impliqué dans des projets de déstabilisation aux côtés du FPRC.

Une guerre par procuration

En Centrafrique, les puissances étrangères mènent une guerre par procuration en instrumentalisant les acteurs nationaux et régionaux pour faire avancer leurs intérêts politiques, économiques et géostratégiques. À partir de 2018, le conflit a connu une polarisation en deux camps principaux : les acteurs pro-russes et les acteurs pro-français. L’accord de Khartoum reflète cette bataille géostratégique où des intérêts étrangers se confrontent, notamment ceux de la France
et du Tchad d’un côté, contre ceux de la Russie et du Soudan de l’autre. Avec la déchéance d’Omar el-Béchir, président du Soudan depuis 1989, la Russie a vu sa position s’affaiblir en Afrique centrale.

L’emprise du groupe Wagner

Face au désengagement politique et militaire de la France en 2016, le président Touadéra, en manque de soutien, s’est tourné vers la Russie peu après son investiture. Moscou a rapidement déployé le groupe Wagner, un acteur semi-étatique de sécurité dirigé par Yevgeny Prigozhin, un oligarque de Saint-Pétersbourg, qui entretient des liens étroits avec le président russe Vladimir Poutine. Depuis 2018, le groupe Wagner est chargé de mettre en œuvre la politique de
Moscou en RCA. L’ancien agent de renseignement russe Valery Zakharov, ex-membre de la police de Saint-Pétersbourg, est officiellement le conseiller du président centrafricain en matière de sécurité et l’architecte principal de l’accord de Khartoum. Il a été détaché en RCA comme chef instructeur du groupe Wagner dans le cadre d’une mission officielle. Afin de consolider et de développer les investissements de la Russie dans le pays et à travers la région, les réseaux russes affiliés au groupe Wagner manœuvrent pour garantir la réélection de Touadéra. Ils ont également essayé, avec un succès mitigé, de négocier auprès des groupes armés l’accès aux minerais du pays.

Le gouvernement centrafricain a quant à lui attribué des permis miniers (recherche et exploitation) au groupe Wagner, qui détient Lobaye Invest, une société minière active en RCA depuis 2018. En sillonnant le pays à bord des avions de la société Lobaye Invest pour rencontrer des chefs des groupes armés, Valery Zakharov réaliserait des achats d’or et de diamants provenant des zones contrôlées par des rebelles. Le conseiller russe du président aurait, selon des sources, effectué ces achats en coupures de billets de 100 dollars et tenté de convaincre certains groupes armés de se rallier derrière la cause du président Touadéra. Lors d’une tournée au mois d’avril 2020 dans un fief de l’UPC, des sources indiquent qu’il a rencontré le chef du groupe, Ali Darassa, pour le convaincre d’obliger la population résidant dans les territoires sous son contrôle à voter pour les membres du parti au pouvoir, le MCU, et d’empêcher l’accès au territoire aux opposants politiques. En échange, Valery Zakharov aurait proposé une amnistie et des postes au sein du gouvernement, une source proche du dossier a indiqué à The Sentry. Cependant, à la clôture de la rédaction de ce rapport, Ali Darassa ne semblait pas avoir donné suite à cette proposition, rejoignant d’autres chefs rebelles tentant de faire dérailler les élections dans le cadre du Plan B, l’alternative à l’accord de Khartoum.

Pour contrecarrer le plan B de Khartoum destiné à renverser Touadéra, le groupe Wagner a mené des actions destinées à paralyser les efforts de déstabilisation du clan au pouvoir. Lorsqu’Abdoulaye Miskine, le chef du FDPC, s’est opposé à l’accord de Khartoum et a menacé de renverser le président Touadéra avec l’appui du FPRC, certains réseaux russes liés au groupe Wagner et le gouvernement centrafricain ont offert un appui politique, militaire et financier à trois chefs de groupes armés, selon des sources proches du dossier. Il s’agit d’Hamza Toumou Gilbert Deya, d’Herbert Djono Gontran Ahaba et d’Arnaud Djoubaye Abazène. Ils sont ensuite rejoints par Moustapha Maloum, mieux connu sous son alias Zakaria Damane. À l’exception de Damane, tous avaient obtenu leurs postes ministériels dans le cadre de l’accord de Khartoum.  Avec l’appui du gouvernement, ces groupes armés ont lancé en septembre 2019 des attaques meurtrières à Birao, ville située au nord-est du pays qui est l’une des bases principales du FPRC. L’objectif de l’opération était d’éliminer la menace que représentait le FPRC et de mettre un terme à tout plan de déstabilisation contre le président Touadéra. Dans les mois qui ont suivi, les combats se sont propagés à plusieurs villes traditionnellement placées sous l’influence du FPRC.

Avec un FPRC fragilisé, « plusieurs chefs locaux de groupes armés contrôlant (désormais) les zones de la partie nordest du pays menaient campagne en faveur de la réélection de Touadéra », a observé le Groupe d’experts de l’ONU, à savoir le RPRC, le MLCJ et le PRNC. En réponse à des questions posées par The Sentry en septembre 2020, Djoubaye Abazène a indiqué par écrit que « en tant que citoyen, j’apprécie beaucoup les efforts que déploie le président de la république chef de l’état pour ramener la paix en Centrafrique… Je le soutiens fermement ». La Cour pénale spéciale
centrafricaine, dont les juges nationaux et internationaux peuvent juger des crimes de guerre et autres délits majeurs,  a dénoncé « le caractère barbare et sanguinaire des exactions perpétrées dans cette zone depuis » la fin de l’année 2019, y compris par des groupes armés soutenus par le président Touadéra et le groupe Wagner. Des dizaines de civils sont morts et des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées. La communauté rounga, une communauté ethnique perçue comme affiliée au FPRC, a été particulièrement victime des attaques des groupes armés pro-gouvernementaux. La mission de stabilisation de l’ONU en RCA, la MINUSCA, est intervenue dans un premier temps pour repousser les tentatives du FPRC de récupérer des positions qu’il avait perdues. Le gouvernement, le G5—un groupe d’États et d’institutions partenaires de la Centrafrique—et la MINUSCA ont d’abord condamné l’attitude belliqueuse du FPRC sans toutefois dénoncer les exactions commises par l’alliance pro-gouvernementale. Au cours des neuf mois
de violence meurtrière, la communauté internationale a été perçue comme étant partiale.

Pour renforcer l’offensive ciblant le FPRC, des sources confirment que des individus liés au groupe Wagner ont facilité l’envoi de mercenaires soudanais aux ordres d’Ali Muhammad Ali Abd-al-Rahman alias Ali Kushayb. La Cour pénale internationale (CPI) a accusé Ali Kushayb d’avoir formé et dirigé en 2002 et en 2003 une milice janjawid accusée de génocide du Darfour.  En février 2020, environ 80 mercenaires soudanais dirigés par Ali Kushayb ont renforcé l’alliance RPRC, MLCJ et PRNC, selon l’ONU. Le régime de Bangui aurait accordé sa protection politique contre toute tentative d’arrestation d’Ali Kushayb sur le sol centrafricain en échange d’une force armée pour combattre le FPRC, alors que le nouveau gouvernement soudanais venait d’annoncer vouloir transférer ce milicien à La Haye, selon un membre d’un groupe armé proche du dossier. Début 2020, le représentant spécial du secrétaire-général de l’ONU et le chef de
la MINUSCA, Mankeur Ndiaye, aurait lui-même demandé à des interlocuteurs interrogés de ne pas ébruiter la présence d’Ali Kushayb en RCA parce que la MINUSCA était « sur le point de lui mettre la main dessus », selon des sources proches du dossier. En réponse à des questions posées par The Sentry en septembre 2020, l’équipe juridique de la MINUSCA a indiqué que « l’ONU a travaillé de manière ouverte et transparente, sauf lorsque les informations concernées étaient de nature confidentielle, conformément au règlement interne applicable ». En juin 2020, après avoir aidé
à perpétrer des atrocités de masse en RCA, Ali Kushayb se serait volontairement rendu aux autorités du pays et a été transféré à la Haye pour y être jugé concernant les crimes au Darfour.

Extrait du Rapport de The Sentry d’octobre 2020

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La rédaction

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