Acheter la paix conduit à la guerre. Processus de paix, captation de l’aide et corruption en Centrafrique

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Depuis sa signature le 6 février 2019 à Khartoum[1], il est de bon ton à Bangui de se féliciter de l’accord de paix. Il fait la part belle aux groupes armés dont les multiples violations restent impunies mais, comme mis en avant dans les cercles internationaux, « c’est la seule chose que nous avons ». Depuis plus d’un an, l’accord de Khartoum se révèle être une bonne affaire (au sens littéral du terme) pour les protagonistes du conflit. En effet, le processus de paix constitue « la » nouvelle opportunité d’enrichissement des groupes armés et des acteurs gouvernementaux.

Dès les premières réunions à Khartoum organisées par la Russie et le Soudan en 2018, les conditions de négociation de cet accord étaient déjà de mauvais augures[2]. Négocié grâce à des pots de vin, loin du peuple centrafricain et des regards inquisiteurs, dans un pays voisin impliqué au début du conflit, l’accord de Khartoum ne constitue plus en 2020 que le vecteur formel de la redistribution de la manne financière internationale aux groupes armés.

Cette redistribution s’effectue via différents processus : ceux qui sont explicitement prévus dans l’accord de paix et ceux qui sont officieux. Les premiers regroupent le programme de démobilisation, désarmement et réinsertion (DDR), les Unités Spéciales Mixtes de Sécurité (USMS), la participation rémunératrice à des comités multiples et variés et les postes officiels octroyés aux leaders des groupes armés dans le cadre de leur cooptation dans le système institutionnel. Une partie des fonds consacrés par les bailleurs au DDR et aux USMS servent à la prise en charge financière des miliciens qui, durant plusieurs mois, participent au programme de DDR ou intègrent les USMS (trois USMS étaient prévues en 2019 mais seule une a été créée jusqu’à présent). Au titre des précédents programmes liés au DDR (pré-DDR, DDR pilote, programme de Réduction de la Violence Communautaire (RCV)), les donateurs internationaux ont déjà dépensé plusieurs millions de dollars depuis 2016 sans effet notable sur les groupes armés.

Pour le DDR qui a débuté après la signature de l’accord de paix, la Banque mondiale a budgété 40 millions de dollars pour un nombre de combattants estimés à 5000. Les miliciens participant au DDR reçoivent une indemnité journalière pendant environ 6 mois (les fameux per diem fournis par toutes les organisations internationales, souvent en dépit du bon sens), puis un package pour recommencer leur vie dont le montant maximal est fixé à 700 dollars – une somme à comparer au revenu annuel par habitant qui est en Centrafrique de…490 dollars[3]. Ceux en formation dans les USMS touchent une « prime générale d’alimentation » – une autre sorte de per diem. Il existe aussi les jetons de présence pour les représentants des groupes armés dans les multiples comités censés être indispensables à la mise en œuvre de l’accord de paix. Lors d’une réunion d’un de ces comités, les représentants des groupes armés ont ainsi révélé que leur participation à ces multiples « comités Théodule » leur rapportait l’équivalent du salaire d’un directeur général dans un ministère à Bangui. En outre, il y a les salaires versés aux leaders de groupes armés par le gouvernement au titre de leurs fonctions aussi officielles que fictives : non seulement des représentants de groupes armés ont été nommés ministres en application de l’accord de Khartoum mais Sidiki Abbas (leader des 3 R), Ali Darassa (leader de l’Unité pour la Paix en Centrafrique) et Mahamat Al-Khatim (leader du Mouvement Patriotique pour la Centrafrique) ont été nommés « conseillers militaires spéciaux » du Premier ministre avec rang de ministre délégué[4].

Outre ces rémunérations officielles, le processus de paix compte de nombreuses opportunités de profits cachés pour ceux qui détiennent un pouvoir de décision ou d’influence dans la mise en œuvre du DDR et des USMS : nombreux marchés de rénovation et d’équipement, inscription sur les listes de bénéficiaires, ponctions sur le versement des prises en charge financières, etc. Tels sont les enjeux très matériels des luttes de pouvoir qui se déroulent dans les coulisses du DDR et des USMS (par exemple entre le ministre du DDR, Maxime Mokom, leader du mouvement armé des anti-balaka, et l’unité d’exécution du programme de DDR pourvue en personnel par des fonctionnaires centrafricains rémunérés par des fonds internationaux). Il s’agit de tirer profit, de toutes les façons possibles, des financements internationaux de ces projets pour soi et sa clientèle personnelle.

Ces pratiques seraient tolérables si elles atteignaient in fine leur but, c’est-à-dire acheter la paix. Or ce n’est pas le cas. Les groupes armés touchent les dividendes de l’accord – que les négociateurs n’ont pas manqué de leur faire miroiter – sans remplir leur part du contrat. Tout en engrangeant les fonds précédemment mentionnés dont le montant exact depuis la signature de l’accord mérite d’être rendu public, ils multiplient les violences dans la plus totale impunité. L’article 35 de l’accord de paix qui prévoit des sanctions reste toujours lettre morte. De plus ils s’efforcent de limiter le désarmement et la démobilisation de leurs combattants. Dès le début du DDR, le ratio miliciens/armes n’est pas respecté (90 % des miliciens candidats au DDR doivent rendre une arme fonctionnelle et les 10 % restants peuvent ne rendre que des munitions). Le ministre du DDR essaie de détourner le programme à son profit en y incluant des personnes qui n’y ont pas droit. De même, quand ils n’obtiennent pas leur dû financier, les miliciens bloquent la principale route du pays[5]. Ces « miliciens grévistes » affirment ainsi haut et fort une revendication salariale !

Mais l’accord de paix n’est pas seulement une bonne affaire pour les groupes armés, il représente aussi une bonne affaire pour le gouvernement.

Les signes de son enrichissement sont visibles dans les quartiers de Bangui. Il suffit de s’y promener pour se rendre compte de la spéculation foncière effrénée qui règne dans la capitale alors que le pays est en ruines.  Jamais autant d’immeubles et d’hôtels n’ont été construits à Bangui depuis le début du siècle. Sont particulièrement prisés le quartier de Bellevue dans le 7ème arrondissement où nombre de membres du gouvernement se sont installés dans le sillage du Premier ministre, le centre-ville, le quartier de Lakouanga dans le 2ème arrondissement et même la commune de Bimbo à la sortie de la ville. Les principaux acteurs de ce boom immobilier sont en premier lieu issus de l’élite politico-administrative, auxquels s’ajoutent quelques grands commerçants de la place et des entreprises chinoises. Ce soudain boom immobilier ne saurait se comprendre sans référence à la dérive kleptocratique du régime depuis deux ans :

  • Assemblée nationale où tous les votes s’achètent[6].
  • Privatisation d’emprises militaires (par exemple le camp Fidèle Obreau),
  • Trafic de documents d’identité[7]
  • Ouverture du secteur minier aux entreprises chinoises et russes dans la plus totale opacité[8]
  • Privatisation des budgets publics[9]
  • Multiplication des exonérations fiscales entrainant la disparation dans les statistiques douanières de certains produits importés et présents sur tous les marchés de Bangui

Comme ses prédécesseurs, le régime actuel est kleptocratique : il puise à volonté dans le Trésor public et s’accoquine avec des professionnels des affaires en eaux troubles[10].

Alors que 70 % des Centrafricains vivent avec moins de 1,90 dollar par jour, deux groupes se sont largement enrichis grâce au conflit centrafricain : les seigneurs de guerre et l’élite dirigeante. Chacun capte les ressources à sa portée avec ses propres méthodes. Ainsi les premiers captent les ressources de l’économie informelle (or, diamants, bétail, commerce transfrontalier, etc.) par la violence dans les provinces sous leur contrôle tandis que les seconds captent les ressources de l’État à Bangui par l’abus de pouvoir. L’élite de gouvernement et l’élite de la brousse ont toutefois un abreuvoir commun : l’aide internationale.

Alors que la Centrafrique était décrite comme un orphelin de l’aide avant le conflit, une hausse brutale de l’aide internationale est survenue depuis 2015 en raison du conflit[11], si bien que l’aide internationale représentait 45 % des recettes publiques en 2018. Si cette aide est multiforme, une partie substantielle prend la forme d’appui budgétaire, i.e de fonds directement versés au gouvernement et dont les principaux pourvoyeurs sont l’Union européenne et la Banque mondiale. Cette dernière a ainsi versé au gouvernement pas moins de 98 millions de dollars en 2019[12] et l’Union européenne, 88 millions d’euros de 2014 à 2018[13].  Simple transfert financier au profit du gouvernement, cette modalité d’aide est particulièrement vulnérable aux détournements comme l’ont déjà démontré de nombreux exemples[14]. Alors que les indices des détournements de l’appui budgétaire par l’élite dirigeante s’affichent au vu et au su de tous dans les quartiers chics de Bangui, l’appui budgétaire risque d’alimenter les caisses de la campagne électorale du président en 2020. En effet, un nouveau versement est prévu en septembre de cette année par l’Union européenne alors qu’il n’y a aucune règle de transparence des financements électoraux et que la campagne électorale aura lieu au dernier trimestre 2020.

Les bonnes affaires de l’accord de Khartoum conduisent à plusieurs constats :

– Le DDR, qui a été présenté dès 2014 comme la clé du problème des groupes armés, va connaître le sort des précédents DDR depuis 2008 : son budget sera consommé mais il ne désarmera et ne démobilisera pas les groupes armés. Peu de miliciens sont concernés par le DDR et seulement une ultra-minorité est concernée par les USMS. Le traitement des 3 R (le groupe armé de Sidiki) par le DDR et l’USMS est déjà révélateur : depuis qu’il a accepté de participer à ces deux programmes à la fin de 2019, ce groupe armé a, en fait, conservé l’essentiel de son armement et de ses miliciens. Le dérapage du DDR est donc déjà patent.

– Les internationaux (l’UE, l’ONU et l’UA) qui portent et financent l’application de l’accord sont le moteur du processus de paix tandis que le gouvernement et les groupes armés jouent les figurants/profiteurs. Ils ne font même plus l’effort de dissimuler leur double jeu.

– La stratégie des sponsors internationaux de l’accord de Khartoum qui consistait très cyniquement à acheter la paix ne leur a permis que de louer une accalmie. Malgré les prébendes obtenues par les groupes armés, les plus importants d’entre eux continuent de s’affronter, d’essayer d’étendre leur territoire et de violer allégrement l’accord (des combats ont encore eu lieu à Ndélé à la fin du mois d’avril). Les sponsors internationaux de l’accord de paix sont maintenant pris au piège de leur propre stratégie : chaque étape de la mise en œuvre de l’accord est chèrement marchandée par les groupes armés dont les leaders sont venus présenter leurs nouvelles revendications à Bangui[15].

– Grâce à l’accord de paix, la captation de l’aide internationale qui était auparavant le privilège de l’élite au pouvoir[16] a été élargie aux seigneurs de guerre. Ils ont maintenant accès, par des voies officielles et officieuses, à cette manne qui est l’une des principales ressources du pays. De ce fait, l’économie politique prédatrice des groupes armés – admise par tous avant l’accord de Khartoum et en voie de légalisation avec cet accord – ressemble de plus en plus à celle des dirigeants.

– Comme dans beaucoup d’autres pays, la phase post-conflit (en réalité une période à mi-chemin entre l’anarchie totale et la paix) donne lieu à une amplification de la corruption[17]. Le boom immobilier de Bangui consécutif à l’afflux d’aide dans une capitale sécurisée par les forces internationales a déjà eu lieu à Kaboul[18], Kinshasa[19], Mogadiscio[20], etc. Toutes ces villes ont en commun le non-renouvellement des élites dirigeantes, la stimulation du marché immobilier par l’arrivée d’une importante communauté expatriée, la stratégie « d’achat de la paix » et d’inclusion institutionnelle des seigneurs de guerre pour résoudre le conflit et l’afflux d’aide budgétaire au prétexte de consolidation de l’État dans un pays où la gestion des finances publiques manque de transparence et de contrôle[21] et où la corruption est institutionnalisée (l’indice de perception de la corruption de Transparency International classe la Centrafrique au 153ème rang sur 180 pays[22]). Tous ces éléments accroissent les opportunités de corruption et incitent les bailleurs à fermer les yeux – en Centrafrique comme ailleurs[23].

– Enfin, la Centrafrique offre une nouvelle preuve que, si les conflits impactent gravement la vie de la population, en revanche ils ne changent ni les pratiques de corruption des élites locales ni la complaisance des bailleurs. Même si la Centrafrique finissait par retrouver la paix, l’actuelle captation de l’aide montre que les dividendes de la paix seraient monopolisés par les élites prédatrices au détriment de la population, rendant à terme inévitable le retour du conflit. La méthode employée pour faire la paix garantit donc le retour de la guerre.

Chantiers de construction à Bangui, photo prise par l’auteur (Février 2020)

Thierry Vircoulon


[1] Accord politique pour la paix et la réconciliation en République Centrafricaine : https://www.hdcentre.org/wp-content/uploads/2019/02/Accord-pour-la-paix-et-la-r%C3%A9conciliation-en-Centrafrique.pdf

[2] « Centrafrique : quand l’objectif est la négociation et non la paix », The Conversation, 31 mars 2019.

[3] Données de la Banque Mondiale : RNB par habitant en République Centrafricaine : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GNP.PCAP.CD?locations=DO-CF

[4] « RCA : trois importants chefs rebelles nommés « conseillers spéciaux militaires » », RFI, 27 mars 2020.

[5] « Grève des USMS, l’axe Baoro-Boua toujours bloqué, Touadera appelle Sidiki », Corbeau News Centrafrique, 18 avril 2020.

[6] « Centrafrique : l’affaire du « Mapenzigate » secoue l’Assemblée nationale », RFI, 22 février 2020.

[7] « Centrafrique : un ministre délégué arrêté dans une affaire de faux passeports », RFI, 09 avril 2020.

[8] « RCA : plusieurs personnalités citées dans une enquête pour corruption », RFI, 28 juillet 2019.

[9] « Détournements massifs des deniers publics au ministère de la défense nationale : Mme Marie-Noëlle Koyara doit prendre ses responsabilités », Le Tsunami, 29 novembre 2019.

[10] « Qui est le groupe libanais qui négocie les cartes d’identité », Africa Intelligence, 11 septembre 2019

[11] Aide publique au développement nette reçue : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/DT.ODA.ODAT.CD?locations=C),

[12] « First Consolidation and Social Inclusion Development Program », The World Bank https://projects.worldbank.org/en/projects-operations/project-detail/P168035?lang=en

[13] « Centrafrique : l’Union européenne décaisse 88,75 millions d’euros pour l’appui budgétaire », Ndjoni Sango, 13 août 2018.

[14] « La Banque Mondiale reprend son aide au Malawi », Le Point, 06 mai 2017 ; « L’aide financière au Mali à l’épreuve de la guerre et de la corruption », Le Monde, 26 juillet 2018

[15] « Centrafrique : les groupes armés veulent se faire entendre », RFI, 26 avril 2020.

[16] Voir la page 43 de l’étude de la Banque Mondiale : http://documents.worldbank.org/curated/en/493201582052636710/pdf/Elite-Capture-of-Foreign-Aid-Evidence-from-Offshore-Bank-Accounts.pdf

[17] https://www.lapresse.ca/international/moyen-orient/201805/07/01-5173960-laide-internationale-a-exacerbe-la-corruption-en-afghanistan.php

[18] « Kaboul, nouveau paradis des spéculateurs immobiliers », Batia Actu, 14 novembre 2003.

[19] « Boom immobilier à Kinshasa : l’ombre de l’argent sale », Gmanzukula.over-blog, 09 mai 2013.

[20] « En Somalie, les projets immobiliers renaissent après 20 ans de guerre », Le Figaro, 04 janvier 2016.

[21] https://www.pefa.org/assessments/summary/2466

[22] « Indice de la perception de la corruption », Transparency International, 2019.

[23] « Peace building : peut-on acheter la paix », France Culture, 11 février 2020. https://thediplomat.com/2016/10/does-more-aid-mean-more-corruption-in-afghanistan/

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