A Dubaï, l’ombre des biens mal acquis africains

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A Dubaï, l’ombre des biens mal acquis africains

Par Jérémie Baruch
Publié aujourd’hui à 17h00

ENQUÊTE | « Dubai Unlocked » | Une fuite de données confidentielle révèle que les proches de nombreux chefs d’Etat africains détiennent un patrimoine immobilier substantiel dans l’émirat.

Marie-Madeleine Mborantsuo était l’une des femmes les plus puissantes du Gabon. A la tête de la Cour constitutionnelle du pays pendant trente-deux ans, cette proche de l’ancien président Omar Bongo (1967-2009) a réussi à éteindre plusieurs crises institutionnelles qui ont fait vaciller le pays. Mais le vent a tourné pour « 3M ». Ecartée de son poste après le renversement du régime par la junte militaire à l’été 2023, elle pourrait un jour répondre de son enrichissement devant la justice française.

Selon les informations du Monde, des juges d’instruction parisiens enquêtent depuis août 2018 sur des faits de « blanchiment de détournement de fonds publics ». Cette procédure, qui a déjà donné lieu à des saisines pénales, fait suite à une première enquête du Parquet national nancier (PNF) qui soupçonnait Mme Mborantsuo d’avoir nancé, en 2013, un appartementversaillais avec 1,45 million d’euros d’argent sale. Cette même année, elle avait aussi acquis une maison de ville dans un quartier cossu de Washington, DC.
(Etats-Unis).

Mais le patrimoine de Mme Mborantsuo est probablement bien supérieur. Selon une fuite de données confidentielles baptisée « Dubai Unlocked », à laquelle Le Monde a eu accès, « 3M » et ses enfants ont déboursé, à l’hiver 2013, 24 millions de dirhams émiratis (6 millions d’euros) pour s’offrir cinq appartements et deux villas à Dubaï.

Le fichier ayant fait l’objet d’une fuite, qui détaille l’identité des propriétaires ou occupants de centaines de milliers de villas et appartements situés dans l’émirat, révèle que de nombreux membres du premier cercle d’autocrates africains y ont, eux aussi, investi des millions. Comme pour « 3M », les sommes dépensées concordent rarement avec leurs fonctions officielles, nourrissant des soupçons sur l’origine de leurs fonds.

En Guinée équatoriale, les fils et le beau-frère du président

C’est le cas, par exemple, de Pastor Obiang. Le ls du président de Guinée équatoriale, Teodoro Obiang, s’est oert à Dubaï une villa de près de 1 000 mètres carrés pour 3,6 millions d’euros, en mai 2020. Trois mois plus tôt, son frère aîné, Teodorin, avait été lourdement condamné par la justice française dans une aire de « biens mal acquis », pour s’être constitué un important patrimoine parisien en détournant des fonds publics.

Le fichier « Dubai Unlocked » révèle aussi l’ampleur du patrimoine de leur oncle Candido Nsue Okomo, ancien patron de la société nationale pétrolière (2004-2015) puis ministre des sports (2015-2018). Le frère de la première dame a acheté entre 2013 et 2018 une immense villa sur le front de mer à Palm Jumeirah, l’emblématique île artificielle en forme de palmier, ainsi qu’une chambre d’hôtel à l’année et trois appartements destinés à la location.

Comment M. Nsue Okomo a-t-il obtenu les 58 millions de dirhams (14,5 millions d’euros) nécessaires pour s’orir ces biens luxueux ? S’il n’a pas répondu aux sollicitations du Monde, le mystère pourrait bientôt se dissiper. Il n’est certes pas inquiété dans l’enquête française des biens mal acquis de Guinée équatoriale, mais la justice espagnole l’a mis en examen pour blanchiment d’argent dans un dossier de corruption, sur fond de guerre de succession entre Teodorin et son demi-frère Gabriel Obiang.

Au Congo-Brazzaville, les deux ministres

Le cadastre de Dubaï permet également de remonter jusqu’à l’entourage de Denis Sassou-Nguesso, l’inamovible président du Congo-Brazzaville, au pouvoir depuis 1997. Sa belle-fille Nathalie Boumba-Pembe a acquis dans l’émirat une villa de près de 700 mètres carrés pour 14 millions de dirhams (3,5 millions d’euros), en février 2018. Son patrimoine intriguait déjà la justice américaine, qui avait découvert en Floride un appartement haut de gamme à son nom, offert par son mari Denis Christel Sassou-Nguesso, fils du président et ministre de la coopération internationale. Considéré comme l’une des figures les plus influentes du pays, il a longtemps été le numéro deux de la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC). C’est d’ailleurs là qu’il a obtenu son surnom « Kiki le pétrolier », et c’est par cette manne pétrolière que ses comptes bancaires sont irrigués.

Si les autorités occidentales s’en offusquent et s’activent, l’émirat n’a pas sourcillé. Pourtant, Denis Christel Sassou-Nguesso a été visé par de nombreuses affaires de corruption, détournements de fonds et blanchiment en lien avec la SNPC. Presque un truisme pour Patrick Lefas, président de Transparency International France, qui assure que « les kleptocrates sont allés chercher à Dubaï ce qu’il est de plus en plus difficile de trouver en France et en Europe », notamment « une coopération judiciaire très perfectible » et « peu ou pas d’obligation en matière de transparence financière ».

Pour Andréa Ngombet, fondateur de Sassou, un collectif spécialisé dans l’observation de la gouvernance du Congo-Brazzaville, le paradis fiscal émirati sert de base arrière pour ces hommes et femmes qui gravitent au plus près du pouvoir. « Dès qu’ils ont des ennuis judiciaires, on observe un processus de liquidation en Europe et aux USA pour acheter à Dubaï » an d’éviter de potentielles saisies, arme le militant.

Le ministre de l’intérieur congolais, Raymond Zéphirin Mboulou, a lui aussi profité du laissez-faire de Dubaï : le 19 mai 2016, il s’est offert le même jour une villa et deux appartements de standing. Coût total de l’opération : 3,3 millions d’euros, bien loin des capacités nancières d’un ministre. A peine deux mois plus tôt, M. Mboulou confirmait à la télévision nationale la réélection du président sortant dès le premier tour, malgré les importantes contestations de l’opposition. « Le timing de ses achats est probablement lié à
cette fraude électorale », avance Andréa Ngombet. Depuis, son patrimoine dubaïote s’est étoffé de deux nouveaux appartements, pour l’équivalent de 1,7 million d’euros supplémentaires.

Au Tchad, le pétrolier en disgrâce

En France, les affaires ouvertes par la justice pour des biens mal acquis visent principalement les familles des dirigeants congolais, guinéen et gabonais. Mais d’autres familles de dirigeants africains investissent à Dubaï. Leur point commun ? Le népotisme et le détournement des revenus de l’or noir, partagés avec la famille plutôt qu’avec le peuple.
Mahamat Hissein Bourma, le beau-frère de l’ancien président tchadien Idriss Déby (1990-2021), était de ceux-là : en 2012, un an après avoir pris la direction commerciale de la société des hydrocarbures du Tchad, il s’achète cinq appartements dans un gratte-ciel d’un quartier huppé de Dubaï, qu’il complète trois ans plus tard d’une immense villa donnant sur un parcours de golf. Ces coûteux achats (l’équivalent de 14 millions d’euros) coïncident avec des acquisitions suspectes de « condos » au Canada, qui ont déclenché l’ouverture d’une enquête au Tchad, après leur révélation par Le journal de Montréal.

M. Hissein Bourma n’est désormais plus en odeur de sainteté au Tchad. Il est emprisonné depuis fin mars, pour des raisons encore floues. Contacté, son beau-frère s’insurge du traitement judiciaire et médiatique dont souffre sa famille et dénonce : « C’est un secret de polichinelle, d’autres plus proches encore [du régime] sont propriétaires de biens plus importants. » Une affirmation que confirment en partie les données de « Dubai Unlocked », qui indiquent que de nombreuses personnalités politiques tchadiennes, à commencer par le président Mahamat Idriss Déby, ont détenu un ou plusieurs biens immobiliers dans l’émirat. Les données sont toutefois trop parcellaires pour les lier à une propriété précise.

En Angola, la milliardaire en exil

Isabel Dos Santos, la fille de l’ancien président angolais, a elle aussi acheté un bien immobilier à Dubaï. C’était « il y a plus de dix ans, pour usage personnel », explique-t-elle aux partenaires du Monde, armant qu’elle avait les moyens d’acheter cet appartement. La première femme milliardaire africaine, qui a quitté l’Angola en 2017, fait l’objet d’accusation de corruption depuis de nombreuses années. Elle est notamment soupçonnée d’avoir détourné d’importantes sommes d’argent de la société pétrolière d’Etat. Niant toute
malversation, Mme Dos Santos vit désormais à temps plein à Dubaï, sous le coup d’une notice rouge d’Interpol, sans être inquiétée par les autorités de l’émirat.

Pour Antoine Dulin, coauteur en 2007 du rapport de l’ONG CCFD-Terre Solidaire à l’origine des enquêtes françaises sur les biens mal acquis, « les choses changent : les consortiums de journalistes fonctionnent, les ONG fonctionnent, et la législation se renforce ». « Mais la lutte n’est pas complètement nie », met-il en garde, en pointant du doigt les intermédiaires
financiers comme les grandes banques internationales.

Par Jérémie Baruch

 

 

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