Centrafrique : L’Etat et l’institutionnalisation des milices

 

L’Etat et l’institutionnalisation des milices

N’est pas Evariste Galois qui veut ! On se gardera bien ici de comparer l’importance des
travaux scientifiques du jeune républicain radical, membre de la Société [secrète] des amis du peuple, et le mathématicien de Boy Rabe (nom du quartier de Bangui où réside le président Touadéra). Dans un pays où l’exercice du pouvoir est si personnifié, il est essentiel de comprendre dans quelles conditions ce dernier a été élu et sur la base de quelle expérience politique il a agi durant son long séjour à la primature. Ces informations éclairent sa manière de gouverner qui peut sembler confiner à de la procrastination, alors qu’il est capable d’agir très vite dans certaines situations. C’est plutôt le mode de prise de décision et la place qu’il s’y donne qui font débat, ce qui lui permet éventuellement de blâmer ses conseillers tout en se félicitant des mesures qu’il prend. De même, il faut examiner la manière dont les questions soulevées ci-dessus ont été abordées, pour certaines écartées, pour d’autres traitées.

On attendait une véritable impulsion politique qui permettrait au président Touadéra de
se saisir des grandes thématiques laissées par la transition, et de répondre aux attentes de la population dont il ne cessait de se dire proche et d’acteurs internationaux qui finançaient en espérant in fine une amélioration des conditions de vie en RCA. Mais les priorités et engagements du gouvernement centrafricain ont été autres, relevant souvent de calculs du premier cercle, sans prise en compte de la situation du pays réel. Le dernier exemple en date est le débat sur le changement constitutionnel (soit la fin d’une limitation des mandats présidentiels) qui a occupé une bonne partie de l’année 2022 : un dialogue républicain en mars20, puis une confrontation entre la mouvance présidentielle et la Cour constitutionnelle à l’automne. Pourtant, cette question n’avait jamais été soulevée durant la campagne électorale, et aucune critique n’avait été formulée à propos de possibles limitations constitutionnelles à l’action publique. L’une des principales figures politiques centrafricaines, Martin Ziguélé– qui fut membre de la majorité présidentielle durant
le premier mandat du président Touadéra avant de rejoindre l’opposition à cause des tentatives de division de son parti par les partisans du président après 2021 – ne disait pas autre chose, mais c’en était déjà trop pour la présidence qui n’avait aucun goût pour le débat contradictoire.

Né en avril 1957 à Bangui, Faustin-Archange Touadéra a connu une scolarité brillante, obtenu son doctorat de troisième cycle en mathématique à Lille (où réside encore l’une de ses épouses) et soutenu sa thèse d’Etat en 2004 à l’université de Yaoundé I. Sa brillante carrière universitaire l’a naturellement poussé à occuper différents postes de gestion, notamment la direction de l’Ecole normale supérieure (ENS) où il se lia à deux de ses futurs Premiers ministres). C’est donc sans trop de surprise qu’il fut nommé en 2004 recteur de l’université de Bangui par le ministre de l’Education d’alors, Karim Meckassoua, un autre poids lourd de la vie politique centrafricaine. Sa gestion étonna : soucieux d’éviter tout conflit dans une période un peu mouvementée, il fuit la discussion avec les représentants des étudiants et des enseignants, et laissa à ses deux principaux collaborateurs à l’ENS, Simplice Mathieu Sarandji21 et Firmin Ngrébada22, le soin de régler les problèmes. Le
22 janvier 2008, le recteur devint Premier ministre et le resta jusqu’au 12 janvier 2013, lorsqu’un gouvernement d’union nationale dirigé par une personnalité de l’opposition, Nicolas Tiangaye, fut imposé à François Bozizé par les accords de Libreville de juin 2008.

Faustin-Archange Touadéra détient un record de longévité à la primature. Sa nomination
avait été proposée par Fidèle Gouandjika, lié à sa famille, qui a été l’un de ses plus proches et influents conseillers, d’abord dans une campagne électorale improbable, puis à la présidence de la République où il joue aujourd’hui encore un rôle important sur toutes les questions, exprimant souvent avec un bagou très populaire les opinions de son chef. Sans surprise, les deux collaborateurs de Touadéra l’ont suivi du rectorat à la primature, où de nombreuses décisions doivent être prises.

La placidité de son caractère explique pour beaucoup sa survie à un poste rendu encore
plus difficile par un climat social très crispé, et surtout des tensions de plus en plus fortes entre ses ministres, pas toujours soucieux de respecter l’autorité du chef du gouvernement. Ainsi le ministre d’Etat aux Mines, Sylvain Ndoutingaï, proche parent de Bozizé, prenait des initiatives sans coordination interministérielle : en octobre 2008, il lançait une opération contre huit des compagnies agréées pour l’achat d’or et de diamants en arguant qu’elles ne respectaient pas la nouvelle loi susmentionnée, ce qui permit à ses affidés de confisquer des pierres, de l’or, des liquidités, des véhicules23… Cet épisode, peu publicisé sur le moment, est crucial pour comprendre la montée en puissance quatre ans plus tard de la Séléka : en effet, les biens confisqués n’ont jamais été restitués et les actionnaires des bureaux d’achat ont entendu prendre une revanche contre un régime qui les avait indûment exclus du secteur minier au profit de ses seuls partisans. La communauté internationale avait applaudi le vote de la loi qui fournissait le cadre légal de
cette appropriation, sans entrevoir qu’une loi irréaliste pouvait créer plus d’illégalités qu’une régulation tolérante.

Un autre épisode est celui des télécoms, qui a vu Fidèle Gouandjika, alors ministre des
Postes et des Télécommunications, conclure un accord en 2006 avec une société privée pour la gestion des appels internationaux, mettant en déficit la société nationale, la Socatel24, qui en était jusqu’alors bénéficiaire. Lorsque son successeur à ce ministère, Karim Meckassoua, fournit les preuves de l’escroquerie, le Premier ministre refusa de prendre parti… Dix autres scandales ont émaillé son mandat à la primature. Il n’est pas question de le rendre coresponsable de cette concussion, mais il faut noter son habitude d’esquiver toute prise de décision, laissant les ministres agir à leur convenance jusqu’à ce que le président intervienne personnellement.

Deux dossiers concernant la période où il fut Premier ministre méritent une mention
particulière. D’une part, celui des droits de l’homme et des libertés publiques, sur lequel il
n’intervint jamais. Journalistes et opposants connurent une vie toujours plus dure pendant sa mandature sans qu’il en ait cure. Cela valut aussi pour les violations massives des droits de l’homme dans l’arrière-pays, le traitement des détenus à la terrible prison de Bossembélé ou encore la lutte contre les mouvements armés qui se dispensait des règles élémentaires du droit humanitaire25. D’autre part, la mise en œuvre du programme de démobilisation, désarmement et réintégration (DDR), recommandé par les accords de paix de Libreville, qui lui incombait26. Une première tranche du financement (cinq milliards de francs CFA sur les neuf annoncés en janvier 2009) octroyé par la région, ici la CEMAC, fut pratiquement entièrement détournée, ce qui contribua au durcissement des mouvements armés, de plus en plus déterminés à en découdre avec un gouvernement qui avait volé « leur » argent.

Mis à pied en janvier 2013, le mathématicien de Boy Rabé reprit le chemin de l’université
où l’attendaient étudiants et heures supplémentaires en nombre. Trois mois plus tard, le
président Bozizé était renversé par la Séléka. L’ancien Premier ministre se réfugia à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) et put prendre un vol vers la France où il résida à Villeneuve-d’Ascq avec sa seconde épouse et leurs trois enfants. Il retourna à Bangui durant l’été 2015 et se présenta comme candidat indépendant à l’élection présidentielle, malgré son appartenance au parti du François Bozizé, le Kwa Na Kwa (KNK), dont il était le second vice-président.

Sa campagne électorale, à l’instar de celle de la plupart des candidats, fut dépourvue
d’originalité : « les promesses n’engagent que ceux qui les croient » affirmait un homme politique français. Alors qu’il n’avait pas vraiment impressionné lors de son long passage à la primature, il obtint un score surprenant au premier tour, puis gagna haut la main au second contre son opposant, Anicet-Georges Dologuélé, en février 201627. Les conditions de sa victoire restent à élucider. Dans les mois qui suivirent, alors que leur rancœur montait vis-à-vis du nouveau pouvoir, de nombreux dirigeants de milices ou de groupes armés prétendirent avoir corrigé le scrutin des urnes, et de fait, l’appui fourni par la base du KNK et les anti-balaka fut déterminant dans certaines régions. L’explication qui circulait alors dans les cercles diplomatiques et onusiens était que la population avait décidé de sortir ceux qui avaient coopéré avec la Séléka et ne l’avaient pas combattue dès le début. Cela expliquait les très faibles scores obtenus par des personnalités pourtant bien ancrées dans leur terroir : elles auraient servi de cheval de Troie à la Séléka. A voir. De nombreux opposants ont donné une autre explication : la présidente de la transition, Catherine Samba-Panza, et plusieurs membres de son gouvernement, auraient financé le second tour du candidat Touadéra pour se garantir une impunité après plusieurs scandales portant sur des détournements de fonds publics importants, en misant sur son manque de courage politique. Ce n’est pas impossible. Compte tenu de la bonhomie du personnage, de
son ouverture d’esprit et de son expérience de la gestion publique, beaucoup d’observateurs ont considéré qu’il n’était pas forcément un mauvais choix28, même s’il y avait eu fraude : Faustin-Archange Touadéra pouvait réunir (il y était parvenu entre les deux tours), calmer et finalement résoudre une partie des problèmes car on le savait travailleur, pondéré et tolérant. C’était oublier que la politique est une scène où les qualités individuelles s’estompent devant le jeu des alliances et la nécessité de vaincre.

Il a rapidement fallu se rendre à l’évidence : la situation demeurait compliquée et l’élection
n’y changeait pas grand-chose. Comme les donateurs le remarquèrent dans les mois qui suivirent sa victoire, le nouveau président manquait singulièrement d’idées au sujet de l’utilisation de l’aide internationale, et se cantonnait lors des entretiens officiels à demander qu’elle dure et augmente. Plusieurs points suscitèrent une inquiétude croissante chez les observateurs.

D’abord, s’il tenait un discours généreux sur la réconciliation nationale et se prêtait à quelques actions symboliques, Touadéra était incapable d’en décliner concrètement les différentes étapes, les moyens et les objectifs. Sa conception de la réconciliation se limitait au mieux à un redéploiement de l’Etat en province, et à ce DDR que, Premier ministre, il n’avait pas pu mettre en œuvre, tout en étant témoin de la manière dont les financements de la région (puis de l’Union européenne après 2011) avaient fondu. Ce point est essentiel car selon le nouveau président, son élection concluait en quelque sorte la crise : son pays avait des problèmes mais une administration efficace de l’Etat (richement doté en aide internationale) pouvait les gérer. La seule vraie difficulté tenait à la mauvaise volonté des groupes armés, qui étaient évidemment composés de criminels puisqu’ils s’étaient mis hors la loi en ne respectant pas la légitimité du vote. Pour entamer une négociation avec eux, il fallait d’abord avoir achevé le désarmement et le cantonnement. Toute autre solution remettait en cause la légalité de l’Etat centrafricain et la légitimité de son président.

Ensuite, une autre série d’inquiétudes, plus manifeste chez les analystes que chez les
représentants de la communauté internationale – heureux de retrouver un interlocuteur légitime, désireux d’accroître les projets de financement et peu avare de promesses de redressement – était liée à la qualité de son entourage à la présidence, conseilleurs et visiteurs du soir. L’entre-soi, déjà manifeste au moment de la transition, s’était encore consolidé. Certaines personnalités très influentes, comme l’incontournable Fidèle Gouandjika, ne pouvaient laisser indifférents. D’autres allaient rejoindre cette liste d’aventuriers de la politique, jamais avares d’escroqueries potentielles et de trafics criminels. Dans l’actualité la plus récente, on peut citer Emile Parfait Simb, un homme d’affaires camerounais doté aujourd’hui d’un passeport diplomatique centrafricain, poursuivi par la justice de plusieurs pays africains et des Etats-Unis, qui fut l’ardent promoteur des cryptomonnaies dans le cercle présidentiel, et l’initiateur de la loi passée par acclamations au Parlement centrafricain en avril 2022 les légalisant30.

Enfin s’est posée la question politiquement très sensible des rapports entre le président élu et les leaders anti-balaka qui l’avaient soutenu, par proximité avec le KNK mais aussi dans l’espoir d’obtenir une amnistie de fait ou de droit. Ces dirigeants avaient apprécié son refus de jouer un rôle quelconque dans la transition et ses déclarations particulièrement apaisantes envers François Bozizé. Les anti-balaka, même s’il y avait eu des nuances entre leurs différents groupes, étaient intervenus localement pour assurer à la fois une défaite cinglante aux hommes politiques accusés d’avoir ouvert la porte du pouvoir à la Séléka en 2013 (comme Martin Ziguélé et son parti) et une très nette victoire de Touadéra face aux autres candidats, il est vrai moins connus bien que plus argentés, comme Anicet-Georges Dologuélé. De façon générique, le nouveau président a joué une carte très réaliste – ou cynique –, s’appuyant sur tous pour être élu mais œuvrant ensuite à l’incarcération de ceux qui se faisaient les plus bruyants ou revendicatifs. Ce fut par exemple le cas de Patrice-Édouard Ngaïssona, élu sous Touadéra représentant de la RCA au comité exécutif de la Fédération africaine de football et arrêté à Paris en décembre 2018 sur la base d’un mandat de la Cour pénale internationale (CPI). Le cas du député (élu en 2016) Alfred Yekatom « Rombhot » ou « Rambo » est encore plus singulier, car il perçut sa solde de
militaire pratiquement jusqu’à son arrestation après une rixe dans l’enceinte du Parlement au moment de l’élection d’un nouveau président de l’Assemblée nationale31.

Les mouvements armés, sur lesquels on reviendra plus loin, étaient furieux. En effet,
la communauté internationale leur avait vendu les élections en expliquant qu’il fallait un
gouvernement élu pour décider des réformes et valider une initiative de paix qui inclurait des postes, un programme de DDR et tout ce dont leurs chefs pouvaient rêver, comme l’amnistie, mais que les internationaux s’étaient gardés de mentionner. De plus, et ce point est souvent omis par les observateurs onusiens, le candidat Touadéra avait rencontré de nombreux chefs rebelles et avait lui aussi multiplié les promesses. Le leader d’un des principaux groupes a raconté dans le détail la visite du candidat Touadéra à N’Djamena et l’entretien qu’ils avaient eu dans des locaux de l’Agence nationale de sécurité (ANS) tchadienne. Tout s’était bien passé, trop bien passé, puisque ce rebelle avait participé au financement de la campagne électorale du futur président et lui avait fourni une liste de contacts au PK5, l’enclave musulmane de Bangui, qui pouvaient relayer sa campagne ou sécuriser les réunions de ses partisans32. Mais une fois élu, le président Touadéra avait semblé ne plus se souvenir de ses généreuses promesses. De nombreux chefs militaires relatent des faits similaires, y compris ceux qui étaient, comme Ali Darassa – le chef
du plus grand mouvement armé, l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC) – réputés prêts à reconduire l’alliance avec Bangui instaurée avec Catherine Samba-Panza. Si leurs propos ont pu être jugés excessifs tant les promesses mentionnées étaient généreuses, ils ont à mon sens une base réelle et contredisent le discours public du président centrafricain.

Touadéra a dû rapidement résoudre des problèmes incontournables. Comment choisir son
gouvernement, et d’abord le Premier ministre ? Comment contrôler le Parlement en constituant un groupe parlementaire puissant qui lui faisait défaut ? Comment utiliser le climat de convergence nationale pour éviter le débat et marginaliser les quelques personnalités qui posaient problème, hommes politiques ou chefs de mouvements armés acquis au nouveau régime, mais revendicatifs33 ?

La stratégie du président et de son premier cercle a été remarquablement mise en œuvre dans les mois qui ont suivi son élection. Elle s’appuyait sur plusieurs piliers, dont le premier fut de donner des gages aux donateurs en utilisant leur langage et les catégories dont ils usaient pour témoigner d’une volonté de compromis et de réconciliation. Elle a permis d’atteindre l’objectif, à savoir le succès d’une grande conférence des donateurs à Bruxelles en novembre 2016, au cours de laquelle plus de trois milliards d’euros ont effectivement été promis à la RCA. Dans cette posture toute en sourire, le représentant des Nations unies, Parfait Onanga-Anyanga, a joué un rôle important. Ancien directeur de cabinet de Jean Ping, il a mobilisé son entregent et les compétences de la Minusca pour éviter à l’équipe présidentielle d’apparaître pour ce qu’elle était : pressée de relancer les vieilles méthodes de la politique au village. Un employé onusien a ainsi écrit les discours du président Touadéra, applaudis par la communauté internationale, et peu de diplomates ont trouvé à y redire ; les autres institutions, notamment l’Assemblée nationale, ont été tenues à distance car elles pouvaient faire de l’ombre au chef de l’Etat. Un homme politique
commenta cette atmosphère en rappelant que Parfait Onanga-Anyanga se comportait comme l’essentiel des fonctionnaires en Afrique centrale : rien n’existait hormis le président34. La première année fut donc celle de la mise en place d’une élite gouvernante qui (ré)apprenait rapidement son métier et surtout se gargarisait de sa légitimité nouvelle. Cependant, la résolution de certaines questions impliquait de faire des choix, d’adopter des orientations liant l’action du gouvernement. Trois problèmes devinrent de plus en plus prégnants.

A suivre…..!!!!

Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme

Les Etudes du CERI – n° 268-269 – Roland Marchal – octobre 2023

 

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