
Alors que la presse internationale glose sur les avancées russes en République centrafricaine (RCA), il est urgent d’inverser les termes afin d’éclairer le projet centrafricain que la Russie contribue à mettre en œuvre1. Relus sous cet angle, les événements des cinq dernières années témoignent des continuités dans la trajectoire d’élites centrafricaines, insatiables dans leur quête des prébendes qu’offre une économie plus que jamais concessionnaire2 et obnubilées par l’accaparement des pouvoirs de l’Etat, quitte à rompre avec la lettre et l’esprit de la loi pour mieux réduire au silence toute opposition. Ce sont donc les conditions de construction d’un nouvel autoritarisme qui sont au centre de mon propos3. Ma thèse est la suivante : la direction d’un Etat déliquescent comme la RCA joue aujourd’hui de ses propres faiblesses et d’une configuration régionale et internationale particulière pour clôturer le champ politique, brutaliser sa propre population en construisant un ennemi forcément étranger, en jouant d’intérêts opportunistes russes pour sa pérennisation.
Depuis la fin de 2012, la République centrafricaine est confrontée à une crise proprement
existentielle, au-delà d’affrontements armés meurtriers qui n’en sont que le symptôme4.
Cette crise ne porte pas seulement sur l’identité des dirigeants du pays : elle concerne le lien social, l’acceptation qui pendant des décennies a permis aux uns et aux autres de coexister et de reconnaître à chacun le même statut citoyen. En l’espace de quelques mois, cette coexistence – qui n’avait pas été idyllique5 – a été remise en cause par le surgissement de groupes armés prétendument unifiés dans une coordination appelée la Séléka, qui se sont autoproclamés les défenseurs des marginalisés puis d’une communauté (musulmane) prétendue soudainement unie et homogène6. A partir du nord du pays, ils se sont lancés à la conquête de l’ensemble du territoire, entendant rectifier une marginalisation historique en s’emparant du pouvoir à Bangui – une solution bien simple pour un problème aux ressorts aussi complexes.
Le déroulement de la crise a été rythmé par des événements politiques dans la capitale, qui
rendent mal compte de la détérioration massive de la sécurité en province, de l’extension des pillages puis des massacres, démultipliés à partir de l’été 2013 par d’autres crimes de masse perpétrés lors de l’émergence de groupes miliciens d’autodéfense, les anti-balaka, associés à l’ethnie du président Bozizé (les Gbaya), à la communauté chrétienne, ou encore à la population autochtone, toutes catégories plus problématiques les unes que les autres. Il est difficile d’identifier dans la furie et le manichéisme ambiants les combattants de la liberté. Phénomène aussi social que politique, la confrontation entre ces deux constellations de groupes armés a davantage exprimé l’anomie d’une société que le combat entre deux partis déterminés. Une fraction de la communauté internationale, bien involontairement, a contribué à construire ces deux camps, reflétant ses propres interrogations sur la coexistence avec l’islam.
Après avoir tenté d’impliquer Paris en orchestrant en sous-main une attaque de l’ambassade de France pour provoquer une riposte qui aurait été présentée comme un soutien, le président François Bozizé, sous la pression de ses homologues de la région7, a accepté sous la contrainte en janvier 2013 la création d’un gouvernement d’union nationale, mais il s’est obstiné à en déjouer les conséquences. Le 24 mars suivant, les bandes de la Séléka entraient dans Bangui qui sombrait pour de longues semaines dans un chaos sanglant. Le départ de la capitale d’une partie de ces combattants mal encadrés et peu disciplinés en mai n’a pas stabilisé la situation et a aggravé les tensions en province. Le nouveau régime issu du coup d’Etat dirigé par le chef de la Séléka, Michel Djotodia, a été incapable de s’imposer à ses propres partisans et plus encore à ses opposants. La tardive intervention militaire française Sangaris en décembre 20138 est difficilement parvenue à contenir cette insécurité après de longs mois d’opérations, non sans pertes significatives et d’importants dégâts collatéraux, dus à l’impréparation politique de
l’intervention et à l’impossibilité de sécuriser avec un peu plus de 2 000 hommes un territoire plus grand que la France et la Belgique réunies : de fait, seules des enclaves géographiquement délimitées ont été protégées. Mais on le sait, l’interposition est la plus délicate des tâches assignées aux militaires, celle où les erreurs sont les plus aisées et les critiques les plus nombreuses.
La déchirure du tissu social et la violence à l’aune de cette crise ont invité à une révision
drastique des conditions d’existence de l’Etat et des règles de cooptation des élites politiques et économiques du pays9. Elles ont également imposé à la communauté internationale, à la France toujours influente, mais aussi à Bruxelles et aux instances de Bretton Woods, une réévaluation radicale de leurs liens avec l’un des pays les plus pauvres au monde, et une vision plus critique des financements décrits jusqu’alors comme performants. Le nouvel agenda diplomatique ne manquait pas d’ambitions. Il fallait mettre un terme à la violence, restaurer un sens commun d’appartenance citoyenne, panser les plaies d’une année effroyable, remettre à flot un appareil d’Etat disloqué et « milicianisé », relancer une économie en déshérence bien avant l’arrivée de la Séléka dans Bangui. Et il fallait des élections enfin libres et transparentes dans un pays qui n’en avait pas eu depuis longtemps, pour redonner à cet Etat réformé et attentif à ses populations la direction légitime dont il avait besoin. Aucun de ces buts n’était peu ou prou atteignable dans
le temps court d’une transition conduite de janvier 2014 à mars 2016, alors qu’une réforme
radicale du comportement des élites centrafricaines était primordiale, comme était nécessaire une réévaluation des modes d’interaction de la communauté internationale avec celles-ci.
L’aggiornamento n’a jamais eu lieu. Au contraire devrait-on dire. Le Forum de Bangui qui tentait de susciter une expression nationale et pas seulement banguissoise sur la résolution de la crise, au printemps 2016, fut sans doute le seul moment au cours duquel se déploya un véritable exercice de la démocratie, devenu impossible depuis de longues années dans ce pays, nous y reviendrons. La transition ne fut qu’une période de (relative) stabilisation sécuritaire, un moment thermidorien qui permit aux élites tétanisées par la crise qu’elles venaient de vivre de vérifier que leur habitus passé restait fonctionnel et qu’il n’y aurait pas de rupture sociétale, pas même de révolution passive par laquelle les contre-élites qui avaient un moment dicté le tempo des affrontements seraient intégrées pour mieux préserver un ordre hérité de la période coloniale. La France, pressée de clore un exercice militaire peu prisé par son opinion publique, renoua sans peine avec des attitudes
anachroniques, imposant de façon prioritaire la tenue d’élections, reconduisant les aveuglements anciens dans ses relations avec les élites politiques et un statu quo pourtant intenable10.
Dès que ladite transition s’est conclue en 2016 par la tenue d’élections – « les meilleures
possible dans les conditions du pays » suivant la formule consacrée –, les principaux acteurs de cette tragédie ont repris leur posture d’antan comme si rien ne s’était passé : si crise il y avait eu, elle portait la marque d’autres, au sein de la Centrafrique ou de la communauté internationale, et il revenait à cette dernière de parachever la pacification du pays par les moyens qu’elle se donnerait. En dépit de multiples déclarations officielles, de séminaires interministériels, de colloques de la société civile, de voyages d’étude, la réconciliation n’a plus été qu’un prétexte pour obtenir des financements et les dépenser avec une grande libéralité.
Heureusement, la société centrafricaine ne s’était pas totalement effondrée, mais il y avait loin entre la superficielle normalisation sociale que l’on observait surtout dans la capitale, et cette réconciliation que tous les acteurs, nationaux et internationaux, appelaient de leurs vœux en 2014. Cette renonciation des acteurs internationaux en dit long sur leur aveuglement ou, plus justement, leur simple désir de retrouver des interlocuteurs étatiques avec qui négocier l’aide, les projets, les programmes sans jamais revenir à la raison première de leur présence en RCA.
Pourtant, ce n’est pas de cet échec dont on parle aujourd’hui, quitte à le réduire à celui d’une transition mal dirigée11. C’est la présence russe, survenue fin 2017 dans des circonstances sur lesquelles nous reviendrons, qui est l’objet de toutes les attentions alors même que s’est mis en place en Centrafrique un régime qui a soudain fait flèche de tout bois contre l’ancienne puissance coloniale, et s’est reconstruit comme un autoritarisme disruptif qui allie des technologies de répression modernes aux pratiques coercitives plus traditionnelles de la vie politique locale. Cet autoritarisme, en effet, n’est pas la simple reprise de ce que le régime de François Bozizé avait essayé de mettre en place en 2011 après des élections tronquées : il s’inspire certes comme son prédécesseur de technologies répressives mises au point sous Bokassa et Kolingba, mais il est plus ambitieux, plus insidieux, du fait sans doute des conseils et des moyens prodigués par les conseillers du Groupe Wagner, admirateurs des cultures répressives tchéchènes, russes et syriennes12, sans même citer ici une expertise rwandaise reconnue sur la gestion des oppositions.
Illustration paradoxale de cette réalité : la République centrafricaine, en dépit de tout réalisme économique, a opté en avril 2022 pour une cryptomonnaie alternative au franc CFA, le Sangocoin, mais en a délégué la création et la gestion à une société privée étrangère. Ce qui a été présenté à l’opinion publique centrafricaine comme le retour à une souveraineté monétaire n’en a été que la privatisation dilettante13. Dans cet épisode affairiste, il y aurait beaucoup à dire sur les conseillers du premier cercle, hommes et femmes d’affaires au bilan sulfureux, souvent en délicatesse avec la justice dans leur pays d’origine mais toujours disponibles pour des aventures qui se muent en escroqueries pures et simples.
A suivre……!!!!
Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme
Roland Marchal, Ceri-Sciences Po – N° 268-269 – octobre 2023