Centrafrique : « La fabrique d’un autoritarisme »: la plume est plus forte que l’épée, selon Marc Lefrançois

 

Comme souvent, la Centrafrique a joué sur des registres contradictoires. Pays parmi les plus sous-développés au monde, elle se veut le promoteur de la blockchain et de l’économie digitale sur le continent africain. Etat ne survivant que grâce à l’aide alimentaire apportée à la moitié de sa population et aux financements internationaux – plus de 50 % de son budget en moyenne – qui paient depuis quasiment dix ans les salaires de sa fonction publique, elle prône la seconde indépendance et la rupture avec le pacte colonial en faisant mine d’oublier que Paris désire plus encore que Bangui clore ce chapitre, et se met au service d’un Etat russe qui n’a à proposer que ses armes ou ses mercenaires, en sus de son siège permanent au Conseil de sécurité.

Mon propos est double. Il s’agit d’abord de revenir sur l’histoire d’une crise et de son absence de résolution malgré de belles déclarations prononcées à Bangui. Ensuite de comprendre la construction d’un autoritarisme original, rendu possible par la présence d’acteurs armés étrangers qui en radicalisent l’efficacité. La fin de la transition et la mise en place d’un nouveau régime, pourtant adoubé par la communauté internationale, expriment paradoxalement le peu de chemin parcouru vers une réconciliation nationale. L’Etat dont on parle aurait soudain été transformé grâce à la simple tenue d’élections : les alliances concrètes, la compréhension partagée des trois années de conflit ouvert, l’attribution des responsabilités, tout cela est évacué par la soudaine invocation d’une légitimité et d’une légalité absolues de l’Etat qui met hors jeu sa propre histoire récente.

Les multiples promesses faites par les ambassadeurs, les responsables onusiens et les
caciques du régime sur la lutte contre l’impunité, le retour à l’Etat de droit et la réconciliation nationale sont restées lettre morte. Les comportements des instances judiciaires nationales, de la Cour pénale internationale et de la Cour pénale spéciale sont des caricatures de ce que la population attendait et aussi de ce qui a été dix fois promis et financé. Sans surprise, selon ces instances qui doivent dire le droit, les plus grands criminels sont et ne sont que les chefs des mouvements armés. Les élites civiles cravatées dotées de passeports diplomatiques, de positions dans l’appareil d’Etat, voire de diplômes d’universités étrangères, sont quant à elles intouchables et donc innocentes, sauf si elles ont eu le mauvais goût de rejoindre l’opposition.

Ces événements indiquent également pourquoi le soudain désintérêt français après 2016 n’a pu que conforter les comportements les plus anachroniques et prédateurs, et inciter à nouer d’autres alliances, à échapper à cet entre-deux déséquilibré que la RCA entretenait avec son voisinage immédiat. L’arrivée du Groupe Wagner dans le pays, mais aussi le remplacement du Congo-Brazzaville et du Tchad comme tuteurs régionaux par l’Angola et le Rwanda ont manifesté une indubitable réussite du nouveau régime à se consolider en dépit d’un isolement politique croissant, quand bien même la France a aidé plus que freiné cette évolution.

Pourtant, comme nous le verrons, la communauté internationale – entendons ici les
Etats occidentaux, les institutions de Bretton Woods et le système onusien – a fait preuve
d’une générosité aveugle après l’élection de Faustin-Archange Touadéra en 2016, surtout
si l’on compare son comportement à celui de François Bozizé lors des dernières années de
sa présidence (2003-2013) : les Nations unies, la Banque mondiale et l’Union européenne
ont multiplié les financements alors que les hiérarques du régime – et donc leurs parents et
nombreuses maîtresses – ont adopté un train de vie sans commune mesure avec l’économie du pays, la misère de la population et les émoluments de l’Etat dont ils disaient fièrement se contenter. Leurs villas étaient construites dans un nouveau quartier de Bangui appelé Bellevue, qui aurait pu s’appeler Belles vies. On le verra donc, les reconfigurations régionales sont à la fois le produit et le vecteur d’une montée de l’autoritarisme financé par des institutions qui n’ont à la bouche que les mots de démocratie et de bonne gouvernance. De cela, ni Bruxelles, ni New York et Washington n’ont fait un quelconque bilan : au contraire, leurs représentants locaux qui ont encouragé de telles politiques ont souvent été promus.

A voir la résilience des groupes armés ou du banditisme de grand chemin, à voir les inégalités se creuser à nouveau sans que le tissu social ne puisse maintenir les liens nécessaires, à voir une région qui reste marquée par une constellation de conflits locaux, une multiplication d’entrepreneurs de violence et une forte disponibilité en armes, il n’est pas difficile de conclure que cette crise irrésolue n’est que l’avant-signe d’un nouvel épisode de grande violence.

Une crise existentielle ?

Il est tout aussi impossible de mesurer le traumatisme provoqué par les événements de
2013 pour la population centrafricaine que d’imaginer que la manière d’y répondre puisse
être pensée et mise en œuvre par des institutions étrangères, aussi résolues fussent-elles.
L’Union africaine et ses déclinaisons régionales, l’Union européenne, les Nations unies, sans
même évoquer les Etats, ont pour la plupart voulu un règlement décent et durable de cette
crise sans cependant pouvoir ni vouloir en préciser la mise en œuvre. Il eût fallu pour cela des interlocuteurs centrafricains à la fois lucides sur la crise que traversait leur société, désireux d’en trouver une issue acceptable par le plus grand nombre et conscients des limites de chaque acteur international en dépit de la bonne volonté affichée. D’ordinaire, le débat public des organisations de la société civile et des élites politiques ou économiques du pays permet de dessiner sinon la solution, du moins des lignes de force.

Dans le cas centrafricain, ce n’est pas ce qui s’est produit et il convient de réfléchir sur cette impuissance avant de blâmer les uns ou les autres, les uns et les autres. Cette crise a en fait condensé de multiples fractures, souvent produites par une histoire bien plus longue que la durée du régime Bozizé, et qui se manifestaient par une violence moléculaire et une appétence au pillage que seules une pauvreté abyssale et la lutte pour la survie peuvent éclairer, par une décomposition de l’Etat manifeste d’abord dans la disparition des corps armés, véritable gangrène dont les métastases ont pris la forme de milices, ainsi que par la désagrégation d’un système de positions dans le champ social et économique que ces derniers garantissaient. A l’inverse de la guerre civile somalienne qui a exprimé une contestation politique et l’effondrement d’une économie planifiée sans affecter profondément le tissu social, ici la déchirure a été intégrale, verticale et horizontale, et n’a épargné aucun secteur d’activité, aucune catégorie sociale, aucune région, pas moins l’appareil d’Etat que l’organisation sociale d’un village perdu dans l’arrière-pays.

Cette commotion a pointé la responsabilité du régime Bozizé dont les dernières années ont
témoigné d’un raidissement de la prédation, alors même que Bangui donnait l’apparence d’une capitale assoupie. Elle a pointé plus encore la responsabilité des groupes armés, d’abord de la Séléka – qui prétendait parler au nom des victimes, des marginalisés, mais les privait de tout au nom d’une violence qui se voulait cathartique14 pour peu qu’ils n’appartiennent pas à certaines communautés musulmanes – puis des anti-balaka15, groupes d’autodéfense qui firent du massacre la seule arme populaire contre des opposants dix fois mieux armés mais aussi dix fois moins nombreux. Et dans ce chaos sanglant, dans ces haines communautaires, locales ou économiques, ont soudain émergé de véritables stratégies politiques jamais assez fortes pour prévaloir sur le cours des événements, mais suffisamment mises en œuvre pour éclairer l’analyse. J’en citerai trois.

La première, avérée mais qui n’apparut que comme un argument polémique, fut la participation d’éléments étrangers dont l’existence était liée à d’autres crises dans la grande région : la Centrafrique n’était-elle pas depuis longtemps une périphérie de périphéries, elle dont le peuplement des deux derniers siècles provenait pour une grande part de rescapés d’autres guerres, d’autres raids, d’autres migrations forcées ? Dire que les combattants de la Séléka étaient de nationalité tchadienne ou soudanaise et en faire des allogènes, ce n’était pas simplement nier une évidence démographique quant à l’existence de communautés musulmanes installées de longue date, c’était aussi tenter de déplacer les défis sociétaux de la RCA à ses frontières. C’était aussi plus subtilement essayer de définir une autochtonie qui, de fait, n’a su perdurer au lendemain de l’intervention internationale, puisque la communauté chrétienne n’avait guère d’unité dans sa pluralité dogmatique, régionale, ethnique et son expérience diverse du rapport à l’Etat16. Politiquement, cet argument relevait d’une singulière amnésie : oublier que pratiquement tous les dirigeants centrafricains depuis l’indépendance ont dû leur accès ou leur maintien à la présidence à une intervention extérieure, qu’elle fût française (Bokassa, Dacko, Kolingba), libyenne (Patassé), congolaise avec Jean-Pierre Bemba (Patassé) ou tchadienne (Bozizé, Djodotia).

La deuxième stratégie est la dimension proprement milicienne et mercenaire de l’accaparement du pouvoir. Comment en effet considérer autrement lesdits « libérateurs » qui avaient joué un rôle essentiel dans la prise de pouvoir de François Bozizé en 2003 ? Mais aussi comment expliquer la survie d’un Bokassa et d’un Kolingba sans cette mobilisation milicienne dont les historiens nous disent qu’elle a marqué pratiquement tous les pays d’Afrique centrale à un moment ou à un autre après les indépendances17 ? Les anti-balaka n’ont pas été une création ex nihilo destinée à combattre la Séléka : ils illustraient d’abord l’incapacité de l’Etat à protéger ses citoyens, avaient œuvré des années auparavant contre les pasteurs qui ne respectaient plus les chemins de transhumance, et s’étaient mobilisés à nouveau lorsque certains groupes armés avaient affirmé leur détermination à en découdre avec l’enfant du pays, François Bozizé. Ils appartenaient donc
à un répertoire de mobilisation violente que la crise de 2013 a utilisé et enrichi.

La troisième voulait, contre la définition rousseauiste de l’Etat comme institutionnalisation d’un contrat social, qu’en Centrafrique l’Etat soit la cristallisation régressive d’un système d’inégalités, de hiérarchies et de fonctions sociales attribuées à des communautés ou des individus. La violence anomique qui a sévi en 2013 et 2014 a manifesté la remise en cause possible de catégories sociales, de droits acquis et de fonctionnements de l’appareil d’Etat. Comme je l’ai décrit ailleurs18, le monopole de fait, acquis par les communautés musulmanes, sur certaines fonctions économiques (notamment dans le transport, la distribution ou encore l’élevage), a été radicalement contesté par de nouveaux acteurs. Dans la même logique, l’exclusion de l’appareil d’Etat et de la fonction publique des musulmans n’a plus été acceptée de manière consensuelle, et souvent subvertie par les convertis et les enfants des grandes familles musulmanes qui avaient suffisamment d’entregent pour ne pas rester devant la porte19. On peut dans ces deux cas voir
un succès de l’individuation ou au contraire un affaiblissement de règles de fonctionnement
garanties par une certaine représentation de l’Etat et du contrat social.

Cette crise, on l’a un peu oublié malgré le rappel opportun des sanctions internationales,
a aussi remis en cause les rapports entre l’économie politique informelle de la rente minière
(tout particulièrement du diamant, mais aussi de l’or) et l’Etat, tant nombre d’opérateurs
économiques ont financé la Séléka avant sa prise de pouvoir pour se venger d’une loi inique réorganisant ce secteur, mise en œuvre en octobre 2008, qui les avait souvent complètement dépossédés de leurs avoirs.

Cette crise, enfin, a renforcé une milicianisation de l’appareil militaire étatique qui était un
symptôme d’un dysfonctionnement plus profond encore : les débats actuels sur l’embargo des armes oublient trop souvent l’importance de la participation des militaires dans les milices anti-balaka et la circulation d’armes incontrôlée entre les casernements des Forces armées centrafricaines (FACA) et les camps des miliciens des années de transition. Exiger une traçabilité des armes dans un contexte pareil n’a rien de scandaleux, quand bien même le gouvernement centrafricain se dit outragé du manque de confiance à son égard ou se prétend désarmé par rapport aux rebelles qui se fournissent au Tchad, au Soudan et… en RCA.

Sans aller plus avant dans l’analyse, il est clair que ladite reconstruction de l’Etat ne pouvait se réduire, comme cela a été fait faute de vision d’ensemble et de véritable stratégie de réconciliation, à la réhabilitation de bâtiments publics et à l’emploi de fonctionnaires civils régulièrement payés en province. Certes, il fallait effectivement que ces fonctionnaires puissent travailler, et à cet effet avoir des bureaux, des chaises, de l’électricité et aussi des salaires. Il ne s’agit pas de nier ici cet aspect de la réalité de l’Etat, mais cette reconstruction-là devait se faire avec en tête une exigence fondamentale : ne pas répéter des modes opératoires qui avaient déclenché l’effondrement de la société centrafricaine. Et pour cela, il fallait autre chose que de beaux discours, de multiples comités stratégiques, techniques, de suivi, etc., et une cour pénale spéciale, en invoquant le kit de solutions de l’interventionnisme libéral.

Enfin, à repérer les points essentiels de ce moment tragique de l’histoire centrafricaine,
on pouvait aussi d’emblée mesurer le danger que représenterait l’adjonction d’une milice
supplémentaire, celle du Groupe Wagner, et s’inquiéter de ce que cette implication signifierait pour la (re)construction de l’Etat centrafricain. Les hommes de Prigojine ont redonné toute sa crédibilité à un scénario d’usage illimité de la force pour mater les oppositions et régner sans se soucier de sa propre population.

A suivre…..!!!!!

Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme

Les Etudes du CERI – n° 268-269 – Roland Marchal – octobre 2023

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