
Affaire Clinton-Lewinsky: un scandale américain
La primeur est tombée sur le blogue américain conservateur The Drudge Report le 17 janvier 1998 à 21 h 32 min 2 s, il y a donc tout juste 25 ans. Le nouveau média, habitué à l’agrégation des informations produites par d’autres sources, venait d’en dénicher toute une, résumée par le titre en capitales « NEWSWEEK KILLS STORY ON WHITE HOUSE INTERN ».
Deux heures plus tard, la bombe tombait avec moult détails : « Une stagiaire de la Maison-Blanche a eu une liaison sexuelle avec le président des États-Unis ! »
La jeune femme au début de la vingtaine était nommée. Il s’agissait de Monica Lewinsky, qui allait bien malgré elle donner son nom à l’« affaire Lewinsky », aussi connue comme le Monicagate. Les médias et les essayistes ont forgé d’autres dérivés (Zippergate, Tailgate ou Sexgate) faisant référence au Watergate, qui avait entraîné une procédure de destitution et la démission in extremis du président Nixon 20 ans plus tôt.


Le Lewinskygate a aussi déclenché une procédure d’« impeachment » du président adultère, Bill Clinton, et nui considérablement à la bonne marche du gouvernement au début de son second mandat. Les ondes de choc de ce fait divers qui a fait diversion se font encore sentir aujourd’hui.
« C’est beaucoup plus qu’un fait divers », reprend Karine Prémont, professeure à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et directrice adjointe de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM. Elle a publié un chapitre complet sur le scandale Clinton-Lewinsky dans son livre Les grandes affaires politiques américaines (Septentrion, 2019).
« Le déclenchement de la procédure de destitution était exceptionnel, même si le phénomène le sera peut-être moins dans les prochaines années, ajoute la professeure. L’affaire marque aussi l’illustration assez spectaculaire de la division partisane et de la vendetta contre les Clinton qui commençait à ce moment-là. Les républicains vont dépenser beaucoup d’argent et consacrer beaucoup de temps à cette histoire. »
La fin justifie les moyens
Newt Gingrich, élu de la Géorgie et président de la Chambre des représentants, pilotait alors la « révolution républicaine » qui allait mettre fin à quatre décennies de majorité démocrate. Pragmatique sans scrupules, il était capable d’utiliser toutes les munitions à sa disposition pour abattre l’adversaire, y compris adopter hypocritement une position un jour pour aussitôt en changer le lendemain. Il a d’ailleurs admis qu’il était lui-même engagé dans une relation extraconjugale avec une de ses employées lorsqu’il menait la procédure de destitution du président Clinton.
« Gingrich et d’autres républicains en avaient marre d’être toujours perdants, dit la spécialiste des États-Unis. Il a été un des premiers à dire que tous les moyens étaient bons pour gagner et qu’il fallait donc utiliser tous les outils disponibles. »
Par exemple, multiplier les obstructions en chambre ou les accusations de corruption contre les démocrates. Autre exemple : utiliser la chaîne de diffusion des débats du Congrès (C-SPAN), fondée en 1979, pour relayer des discours accusateurs, et Internet pour diffuser des rumeurs et de fausses nouvelles.
La professeure Prémont parle carrément d’une « enflure médiatique ». Neuf Américains sur dix appuyaient Bill Clinton dans la tourmente, même ceux et celles qui le condamnaient moralement pour son infidélité. Le président a même conservé le soutien public tout au long de la procédure de destitution, qui a prouvé qu’il avait menti sur la nature de sa relation avec Mme Lewinsky.


Le pouvoir du Web alors en expansion doit également être considéré. Les nouveaux pure players prenaient déjà des décisions éditoriales différentes des anciens médias, sans scrupules éthiques. Une situation exposée dès la toute première mention du scoop, qui soulignait que le magazine Newsweek avait refusé de publier ce que le Drudge Report allait étaler sur la place publique mondiale.
« Les médias traditionnels attendaient d’avoir toutes les certitudes avant de publier leurs histoires, dit Nadia Seraiocco, spécialiste des médias numériques, chargée de cours à l’École des médias et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM. Les médias numériques ont commencé à s’en permettre un petit peu plus à la fin des années 1990. Et maintenant, avec les réseaux sociaux, les informations se publient encore plus rapidement. »
Les histoires sensationnelles, scabreuses, people et autres sont aussi maintenant reprises et commentées par tous, ou presque. La course aux clics en ligne, doublée de l’emportement dans le commentaire, a « tabloïdisé » les médias, y compris certains réputés les plus sérieux. Le procès Depp-Heard, ça vous dit quelque chose ?
Un homme de pouvoir
Décanté au pur sucre, le cas Clinton-Lewinsky représente bel et bien un scandale sexuel comme il en existe partout. La professeure Prémont souligne pourtant là encore une cassure d’échelle avec des pratiques établies.
Le président Kennedy trompait sa femme à qui mieux mieux, et la presse le savait, mais n’en parlait pas. Gary Hart, favori de l’investiture démocrate en 1988, avait été forcé d’abandonner la course (et sa carrière) après la révélation d’une relation extraconjugale. Encore 10 années et la grande charge atteignait un président en poste.
Bill Clinton n’a pas été destitué, mais il a payé de sa réputation pour la publicité de cette histoire. Sa femme, Hillary, s’est fait reprocher de ne pas avoir quitté son mari et d’avoir maladroitement affirmé jusqu’à tout récemment que Monica Lewinsky était une adulte consentante dans cette histoire pourtant sous-tendue par des rapports de pouvoir avec l’homme le plus puissant du monde, qui n’en était d’ailleurs pas à sa première incartade.
Dans les faits, Monica Lewinsky en a été la première victime. À l’époque, la jeune femme a eu droit aux pires insultes et caricatures. On l’accusait d’avoir été manipulatrice, voire arriviste, et d’avoir fourni des services sexuels commandés pour faire tomber le président. Il lui a fallu près de deux décennies pour reprendre le contrôle de sa vie et du message la concernant.


« Quand Monica Lewinsky a recommencé à faire des conférences, il y a quelques années, quand elle a repris le contrôle de sa réputation et de son identité, elle a parlé d’un abus de pouvoir, dit Mme Seraiocco. Je ne peux pas imaginer aujourd’hui qu’on en parlerait de la même manière. J’ai à peu près le même âge qu’elle. À l’époque, c’était flou pour moi. Aujourd’hui, je vois mieux la vulnérabilité dans ce type de relations. Elle se croyait dans un rapport amoureux, alors qu’elle éprouvait de l’admiration pour le président, qui a près de 30 ans de plus qu’elle. »
Bref, l’affaire date d’avant le mouvement #MeToo, d’avant le changement de paradigme concernant le harcèlement et le consentement. Il ne faut pas croire que le monde a pour autant basculé : Donald Trump a été élu président après des accusations d’agressions, après avoir tenu des propos sexistes et misogynes.
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